— Par Jean-Marie Nol —
Les Antilles françaises, en particulier la Guadeloupe et la Martinique, sont encore loin d’être à un tournant de leur histoire économique. L’économie de ces îles reste largement tributaire des échanges avec la France métropolitaine, un modèle hérité de l’époque coloniale qui limite leur capacité à diversifier leurs partenaires et à développer des secteurs stratégiques autonomes. Une orientation vers des relations économiques renforcées avec le Canada pourrait offrir une voie alternative pour rompre avec cette exclusivité historique et poser les bases d’un nouveau modèle de développement productif, axé sur l’agroalimentaire et l’innovation.Le président du Conseil exécutif de la Collectivité Territoriale de Martinique, Serge Letchimy, a récemment exprimé ses vœux pour l’année à venir, tout en dressant un bilan des actions menées au cours de son mandat. Si le discours met en lumière les réalisations économiques des douze derniers mois, il conclut sur une réflexion plus large : la nécessité de s’engager vers un nouveau modèle de développement. Et force est de constater que dans son esprit, Serge Letchimy pense surtout à une coopération renforcée avec la région Caraïbe à travers l’adhésion au CARICOM. A notre sens c’est là une erreur de vision stratégique partagée aussi avec Ary chalus le président de la Région Guadeloupe.
Une telle intention, bien qu’ambitieuse, risque de rester un vœu pieux si elle ne s’accompagne pas d’une remise en question fondamentale des relations économiques qui lient les Antilles françaises à la France hexagonale. Le système actuel, hérité de l’exclusivité coloniale, enferme encore les territoires ultramarins dans un carcan de dépendance, freinant leur capacité à s’émanciper et à construire un avenir prospère. Pourtant, une alternative prometteuse à la coopération économique avec la région Caraïbe existe : développer des relations culturelles, éducatives et économiques avec le Canada.
Pourquoi est – ce une voie beaucoup plus crédible et de bon sens ?
La volonté des élus martiniquais et guadeloupéens de développer des échanges commerciaux dans la zone Caraïbe s’inscrit dans une logique de proximité géographique et culturelle. Cependant, cette stratégie présente plusieurs limites structurelles qui rendent son succès incertain à court terme. Les pays de la région produisent relativement peu de biens et services adaptés aux besoins des Antilles françaises et, surtout, entretiennent déjà des relations économiques étroites avec les États-Unis et l’Amérique du Sud. Ces grandes puissances économiques bénéficient d’avantages compétitifs et de relations privilégiées avec la région, limitant la capacité des territoires français d’outre-mer à y intégrer des échanges commerciaux significatifs. De plus, les contraintes liées aux « listes négatives » imposées par ces partenaires caribéens compliquent encore davantage les perspectives de coopération, et ce même dans le cadre actuel de l’OECS .
Face à ces défis, le Canada apparaît comme une solution bien plus viable et prometteuse pour la Guadeloupe et la Martinique. Ce choix se justifie par plusieurs raisons :
1. Une complémentarité économique accrue :
Le Canada dispose d’une économie diversifiée et avancée, particulièrement dans les secteurs où la Guadeloupe et la Martinique ont des besoins ou des ambitions, tels que l’agroalimentaire, les matériaux de construction, les technologies propres, l’éducation et le tourisme. Par exemple, les compétences canadiennes en transformation alimentaire et en gestion durable des ressources naturelles pourraient être mises à profit pour moderniser et exporter les filières agricoles locales, comme la production de rhum, de bananes ou de produits exotiques , mais surtout d’avoir la capacité de bâtir une industrie agroalimentaire.
2. Des liens culturels et linguistiques solides :
La francophonie, qui constitue un pont naturel entre le Canada (notamment le Québec) et les Antilles françaises, facilite la communication et la coopération. Cela réduit les obstacles culturels et linguistiques, souvent présents dans les relations avec les pays anglophones ou hispanophones de la Caraïbe et de l’Amérique du Sud.
3. Un potentiel d’intégration des étudiants et professionnels :
Le Canada est une destination prisée pour les étudiants martiniquais et guadeloupéens en raison de la qualité de ses institutions universitaires, de sa proximité géographique et de ses programmes adaptés aux francophones. En formant une génération de jeunes professionnels dans ce pays, les Antilles françaises renforcent leur capacité à construire des réseaux économiques transatlantiques. Ces réseaux peuvent servir de base pour des partenariats commerciaux et des investissements à long terme.
4. Une ouverture vers de nouveaux débouchés commerciaux :
Le Canada offre un accès au vaste marché nord-américain (via l’ALENA/AEUMC), tout en bénéficiant de sa position stratégique comme point d’entrée pour l’Europe et l’Asie. Pour la Guadeloupe et la Martinique, développer des partenariats avec le Canada signifie accéder à des marchés bien au-delà des frontières caribéennes, ouvrant des perspectives inédites pour l’exportation de produits locaux.
5. Une diversification stratégique des partenaires économiques :
S’appuyer principalement sur les relations économiques avec la France ou tenter de s’insérer dans une zone déjà dominée par des acteurs comme les États-Unis et le Brésil limite l’autonomie économique des Antilles françaises. Le Canada, avec son rôle de puissance moyenne, offre une alternative équilibrée, ni trop dominée par des intérêts hégémoniques, ni trop marginalisée dans les échanges commerciaux globaux.
6. Une stabilité politique et économique :
Le Canada est reconnu pour sa stabilité politique et économique, ce qui en fait un partenaire financier fiable sur le long terme. Cette stabilité contraste avec les défis économiques et politiques que rencontrent certains pays de la Caraïbe et de l’Amérique latine.
Depuis plusieurs années, les liens entre les Antilles françaises et le Canada se renforcent, notamment dans les domaines touristique, culturel et universitaire. Cette dynamique pourrait devenir un levier stratégique pour redéfinir le modèle économique des territoires antillais. Sur le plan touristique, des initiatives comme le partenariat renouvelé avec Vacances Air Canada démontrent l’importance croissante du marché canadien. Ce tour-opérateur, fort de son réseau de 850 000 agents de voyages et clients, offre une visibilité accrue aux îles de Guadeloupe et Martinique et constitue un pilier essentiel pour le développement du secteur. Avec un budget de 400 000 euros consacré aux actions de promotion d’ici la fin de l’année, cette campagne illustre une volonté claire d’attirer davantage de visiteurs canadiens et de diversifier les flux touristiques.
Parallèlement, l’éducation s’impose comme un autre vecteur clé de cette relation. Le Canada, et plus particulièrement le Québec, est devenu une destination privilégiée pour les étudiants guadeloupéens et martiniquais. Cette tendance n’est pas le fruit du hasard. La proximité géographique (à peine 4 à 5 heures de vol entre Pointe-à-Pitre , Fort de France et Montréal), la langue commune, et le rayonnement académique de villes comme Montréal, régulièrement classée parmi les meilleures villes universitaires du monde, font du Canada un choix naturel. Les longs hivers canadiens, loin d’être un frein, sont même perçus comme une opportunité de découvrir un environnement radicalement différent. Chaque année, des centaines d’étudiants antillais s’envolent vers ce pays pour poursuivre leurs études, renforçant ainsi les échanges humains et académiques entre les deux régions. La Guadeloupe et la Martinique devraient maintenant capitaliser sur cette expérience des échanges universitaires .
Cette mobilité étudiante, bien que centrée sur l’éducation, ouvre aussi la porte à des opportunités économiques à long terme. Les étudiants d’aujourd’hui sont les entrepreneurs, décideurs et innovateurs de demain. En se formant dans un environnement dynamique et multiculturel comme celui du Canada, ces jeunes acquièrent des compétences et des perspectives qui peuvent enrichir le tissu économique des Antilles à leur retour. De plus, leurs liens personnels et professionnels avec le Canada favorisent l’émergence de réseaux d’affaires transatlantiques, posant les bases d’échanges commerciaux renforcés dans des secteurs clés comme l’agroalimentaire, les technologies ou encore le développement durable.
Le Canada, par sa diversité économique et culturelle, offre aux Antilles françaises une occasion unique de rompre avec l’exclusivité historique de leurs relations avec la » métropole « française. Il s’agit non seulement de diversifier les partenaires commerciaux, mais aussi de s’ouvrir à un modèle de développement plus équilibré et autonome. La francophonie partagée entre les deux régions constitue un socle naturel pour construire ces relations, tandis que la position géographique du Canada, à la fois proche des Caraïbes et au cœur du marché nord-américain, renforce son attractivité en tant que partenaire stratégique.
Ainsi, plutôt que de continuer à évoluer dans les limites d’un système économique trop contraignant, les élus antillais ont une opportunité historique : celle de réorienter leurs priorités vers un pays qui partage leur langue, leur histoire et leur vision d’un avenir prospère. Le chemin vers un modèle de développement véritablement innovant ne se trouvera pas dans la continuité des relations exclusives avec la France, mais dans l’ouverture à des partenaires comme le Canada, capables d’apporter expertise, débouchés et diversification économique. Pour la Guadeloupe et la Martinique, cette réorientation pourrait bien représenter le tournant nécessaire pour bâtir un futur fondé sur l’autonomie économique , la créativité et le progrès partagé.
Historiquement, le Canada et la France partagent des liens profonds. La colonisation française de la Nouvelle-France, qui inclut l’actuel Québec, a établi des relations culturelles et linguistiques qui perdurent aujourd’hui. Ces connexions historiques et la francophonie commune créent un cadre favorable à des échanges renforcés entre le Canada et les territoires français d’outre-mer, notamment la Guadeloupe et la Martinique. Le Canada, membre influent du G7, du G20 et de la Francophonie, représente un partenaire stratégique à la fois économiquement diversifié et politiquement stable, offrant des opportunités qui vont bien au-delà de celles proposées par une relation économique exclusive avec la France. Aujourd’hui nous avons besoin de nous inscrire dans le sillage des échanges économiques entre la France et le Canada.
Sur le plan économique, les échanges entre la France et le Canada sont robustes, avec un total de 8,4 milliards d’euros d’échanges commerciaux de biens et 9 milliards d’euros de services en 2023. Ces chiffres témoignent d’une relation bilatérale en pleine expansion, mais également de l’importance croissante de secteurs tels que l’agroalimentaire et les biens d’équipement. Ces domaines sont particulièrement pertinents pour la Guadeloupe et la Martinique, qui possèdent un potentiel agricole nettement sous-exploité en raison de leur dépendance aux importations françaises et d’une orientation économique tournée vers la surconsommation plutôt que la production.
Un partenariat économique avec le Canada pourrait répondre à plusieurs défis structurels auxquels font face ces territoires. D’abord, le Canada est l’un des principaux acteurs mondiaux dans les technologies agricoles, l’innovation alimentaire et la gestion durable des ressources. Ces atouts pourraient être mobilisés pour transformer les filières agricoles locales, encourager une montée en gamme des produits tropicaux et développer des industries agroalimentaires compétitives. Par exemple, les productions locales de produits finis de type agroalimentaire, rhum, ou encore d’épices pourraient trouver de nouveaux débouchés sur le marché canadien, où la demande pour des produits exotiques et biologiques est en forte croissance.
De plus, le Canada offre des perspectives pour le développement des infrastructures et des services. Grâce à ses avancées dans le domaine de la logistique et des technologies vertes, il pourrait contribuer à la modernisation des chaînes d’approvisionnement en Guadeloupe et en Martinique, facilitant l’importation et l’exportation vers l’Amérique du Nord et d’autres régions. La mise en place d’accords de coopération technique et commerciale pourrait aussi permettre aux entreprises des Antilles françaises d’accéder aux savoir-faire canadiens en matière de transformation alimentaire et de conservation des produits.
Rompre avec l’exclusivité coloniale qui lie principalement ces îles à la France ne signifie pas un abandon des relations avec la France hexagonale , mais une diversification des partenariats pour réduire les vulnérabilités économiques. La dépendance vis-à-vis des importations françaises a souvent montré ses limites, notamment en cas de crises économiques ou sanitaires. En élargissant leurs horizons économiques vers le Canada, la Guadeloupe et la Martinique pourraient s’intégrer à des chaînes de valeur globales tout en stimulant leur économie locale.
Cette stratégie économique aurait également une dimension géopolitique. En renforçant leurs liens avec un acteur de poids comme le Canada, les Antilles françaises pourraient s’affirmer sur la scène internationale et développer une diplomatie économique propre. Cela leur permettrait de sortir de l’ombre de la centralisation parisienne et d’affirmer leur rôle au sein de la communauté caribéenne et au-delà. Par ailleurs, la proximité géographique et culturelle entre le Canada et les Caraïbes anglophones pourrait ouvrir des portes supplémentaires pour des partenariats régionaux.
En conséquence , pour la Guadeloupe et la Martinique, le choix de renforcer leurs relations économiques avec le Canada s’inscrit dans une logique de transformation stratégique. Cela permettrait de dépasser les héritages coloniaux, de diversifier leurs partenaires économiques et de poser les bases d’un modèle de développement productif axé sur l’agroalimentaire et l’innovation. Le Canada, avec ses liens historiques, ses capacités économiques et son expertise dans des secteurs clés, constitue un partenaire naturel pour accompagner ces territoires dans leur quête d’autonomie et de prospérité durable. Cette réorientation pourrait bien représenter une opportunité historique pour réinventer l’avenir économique des Antilles françaises. De plus, il est important de souligner que si la région Caraïbe peut être un partenaire de proximité pour des échanges culturels et politiques, elle ne peut pas offrir à court terme les débouchés économiques nécessaires pour permettre à la Guadeloupe et à la Martinique de sortir du carcan de la dépendance façonnée par le modèle économique actuel héritage de la départementalisation . Demain, se tourner vers le Canada représente une opportunité stratégique : développer des partenariats équilibrés, diversifier les échanges commerciaux et poser les bases d’un nouveau modèle économique réellement innovant et durable. Cette orientation permettrait non seulement de répondre aux défis locaux mais aussi de s’insérer dans une dynamique économique globale.
« Anni pran douvan avan douvan pran’w »
Traduction littérale : Prends les devants avant que les devants ne te prennent
Moralité : Il vaut mieux d’anticiper les choses plutôt que d’être pris au dépourvu…
Jean-Marie Nol économiste