— Par Léo Ursulet, historien —
Sylvère Faraudière, dans un article […], se montre foncièrement hostile à l’idée de garder son nom au lycée Schoelcher à sa prochaine mise en service. C’est une réponse à son article qui suit.
Que la question fasse aujourd’hui débat est tout à fait naturelle, et souhaitons que l’expression soit la plus libre possible à ce sujet.
En tout cas, si le débat autour du lycée Schoelcher devait prendre plus d’ampleur, il serait d’une part recommandé que soit nommé un groupe scientifique chargé de mettre à plat tous les aspects du problème, et d’autre part qu’il soit envisagé l’entrée en vigueur de la procédure légale de nomination des bâtiments publics nouveaux, savoir un débat en plénière de l’instance dirigeante du pays, la CTM, suivi ensuite d’un vote. Et si en amont la question a été correctement cernée, il y a donc des chances, sauf à prévoir des dérives politiciennes stériles et regrettables, que ce vote soit un vote éclairé.
Sylvère Faraudière est donc foncièrement hostile à l’idée que ce lycée garde son nom d’origine. Mais non point, selon lui, à cause de la stature du personnage de Schoelcher lui-même. Il nous sert à cet égard une très belle citation de Schoelcher, mais après avoir affirmé tout de même que « Schoelcher a été contesté de la manière la plus nette par la relativisation du rôle joué par lui dans la libération des nègres esclavagisés. Ceux-ci ont lutté jusqu’au dernier jour pour leur liberté qui, de ce fait, ne leur a pas été octroyé par Victor Schoelcher à partir d’un décret. »
Du rôle véritable de Schoelcher
Ce sont là des assertions qui ne sont pas toutes fausses. Mais c’est aussi en quelque sorte soutenir que Schoelcher n’a pas apprécié à sa réelle importance le soulèvement en Martinique des esclaves contre l’esclavage. Ce qui est absolument méconnaître l’histoire. Schoelcher n’était certes pas un dieu, seulement un homme qui a fait de grandes choses bien qu’ayant eu également des échecs. Il n’a en tout cas jamais prétendu avoir libéré les nègres esclavagisés. Il n’a au contraire cessé de prévoir la grande révolte à venir de ceux-ci si on continuait à ne pas mettre un terme à leur scandaleuse condition d’esclave. Et c’est fort de cet argument qu’il a pu du reste convaincre le ministre François Arago de revenir sur sa promesse à la délégation de planteurs de laisser à la prochaine assemblée constituante le soin de décider l’abolition de l’esclavage, décision qui pouvait être en effet sérieusement compromise en tout cas dans son immédiateté, vu l’évolution politique en France après les élections nationales d’avril 1848 en faveur de la droite conservatrice.
En fait depuis 1842, au vu des cinq grandes révoltes d’esclaves en Martinique depuis le XIXème siècle et dont il n’a pas manqué d’apprécier leur importance croissante, il a pu écrire : «Mais qui peut dire que les maîtres et les garnisons seraient toujours les plus forts », montrant par là même encore que pour lui, une révolution comme celle de Saint-Domingue pouvait bien survenir aussi un jour en Martinique.
Schoelcher a exprimé toute son empathie pour les événements du 22 mai 1848 : « La révolte du 22 mai 1848 à la Martinique n’attestait que trop la sagesse de nos (pluriel de modestie) prévisions. L’impatience des esclaves était si grande, toute cette population d’hommes-choses était si frémissante depuis l’avènement de la République que le moindre accident la mit sur pied… Qui ne le sait aujourd’hui ?… » Bissette, verrons-nous plus loin, n’a jamais pu en dire autant.
Schoelcher, auparavant, a justifié sans ambiguïté sur le plan moral le droit des hommes à se révolter par la force en cas de violation de leur liberté : « …pour l’esclave comme pour le peuple opprimé, l’insurrection est le plus sacré des devoirs. »
Enfin, sans aucun doute que la libération des esclaves n’a pas été octroyée par Schoelcher à partir d’un décret. Ce décret ne fut pas du reste son décret d’abolition, mais le décret préparé par la commission présidée par lui à la demande du gouvernement provisoire de 1848. Schoelcher a bien admis que, lorsque le gouverneur Rostoland prit le 23 mai la décision d’abolir l’esclavage en Martinique, c’est avant tout sous l’énorme pression des esclaves insurgés non seulement à Saint-Pierre mais en de nombreux points de l’île. Saint-Pierre était menacé de disparaître par le feu et de massacres des blancs dont le commissaire de police, Frédéric Procope Jeune a redouté toute l’ampleur potentielle.
Le combat des esclaves pour leur libération et celui de Schoelcher sont le même combat. C’est ce qui nous a amené à écrire dans notre livre très prochain à sortir Parcours contrastés des deux abolitionnistes Cyrille Bissette et Victor Schoelcher, que la décision d’abolition de l’esclavage en Martinique le 23 mai 1848 reste un paraphe apposé au décret du 27 avril, qui doit rappeler à leurs descendants que les nègres esclavagisés ont eux aussi lutté pour leur libération. À l’arrivée en Martinique des deux commissaires de la République, Perrinon pour la Martinique et Gatine pour la Guadeloupe, la mise en œuvre du décret du 27 avril a dû faire la place à toutes les dispositions du décret du 23 mai 1848.
Nombreux malheureusement sont encore nos contemporains à opposer à tort ces deux moments de notre histoire.
L’image de Schoelcher chez les jeunes activistes
Sylvère Faraudière nous assure que la jeunesse martiniquaise ne rejette pas l’œuvre de ce grand homme, qui n’a cessé de lutter pour la dignité humaine et son élévation intellectuelle.
Mais est-il si sûr que toute cette jeunesse ait cette opinion élogieuse de Schoelcher qu’il dit ? Le geste des jeunes activistes qui ont organisé le déchoukaj de ses statues, exprime plutôt une hostilité foncière au personnage de Schoelcher. Ils ont déclaré : « Non, Schoelcher n’est pas notre sauveur. Nous ne voulons plus que les habitations continuent à effacer la mémoire de nos ancêtres au profit de leurs tortionnaires.»
Bien qu’ils aient raison de penser que Schoelcher n’a pas à être considéré comme notre sauveur, la suite de leur propos ne manque pas de surprendre. Ce serait alors les Schoelchéristes qui continueraient à effacer dans les habitations la mémoire de leurs ancêtres au profit de leurs tortionnaires ?! Les habitations (les grandes en particulier), lieux de domination du monde béké jusqu‘à ce jour, n’ont historiquement jamais accueilli l’image de Schoelcher ! Jamais ces messieurs n’ont d’ailleurs autant haï ce dernier !
Le geste de ces jeunes activistes a plutôt trahi là leur ignorance de l’histoire de leur pays. Mais comment pourrait-il en être autrement d’ailleurs ? Hormis les jeunes qui ont étudié l’Histoire à l’Université des Antilles à leur sortie du lycée et quelques très rares d’entre eux qui lisent des ouvrages d’histoire, où donc les autres auraient-ils pu connaître cette Histoire ? Les professeurs de lycée déclarent publiquement leur indisponibilité à s’ouvrir à leurs élèves de l’histoire de la Martinique, n’ayant même pas le temps d’arriver au bout des programmes officiels.
Nous ne pensons pas du reste que notre jeunesse est la seule dans notre pays à méconnaître l’histoire de Schoelcher : le conseil municipal du Lamentin dans sa grande majorité, a cru pouvoir emboîter le pas à ces jeunes activistes en faisant disparaître sa statue de l’espace public lamentinois, alors même que des responsables communistes martiniquais se disputaient en 1948 devant le palais de justice avec les forces de droite pour être les premiers à déposer une gerbe en hommage à Schoelcher.
«Schoelcher serait victime du schoelchérisme et des schoelchéristes»
Finalement pour Sylvère Faraudière « Victor Schoelcher est victime du schoelchérisme et des schoelchéristes ». Ces derniers, dit-il, ont voué un culte déifiant au personnage depuis les débuts de la IIIème République.
Que les schoelchéristes aient rendu un hommage excessif à Schoelcher en pavant son nom comme ils l’ont fait dans l’espace public martiniquais, est indéniable. Mais vouer un culte déifiant c’est mettre tous les schoelchéristes dans le même panier. Ce serait méconnaître en particulier le rôle historique qu’ont assumé certains d’entre eux par leur courage et leur sens des responsabilités.
Socialement, dans leur écrasante majorité, c’étaient des hommes de couleur appartenant à la toute petite-bourgeoisie (de petits propriétaires ou de petits commerçants) et à côté desquels on pouvait trouver des blancs et des nègres de leur condition.
Après le second Empire où la démocratie avait totalement disparu en Martinique les réduisant à néant, ils resurgissent dans l’arène politique dès le début de la IIIème République et certains d’entre eux sont loin d’avoir démérité au regard de l’Histoire. Ils forment le Parti Républicain. Citons les plus actifs d’entre eux : Godissard, Osman Duquesnay, Marius Hurard, Joseph Clavius-Marius, Ernest Deproge, Joseph Waddy (considéré comme le chantre de l’école laïque) etc.
Dans les années 1870-1880 il s’installe en Martinique une lutte impitoyable, voire violente au sujet de l’instruction publique entre les schoelchéristes qui veulent créer un enseignement public et le milieu des blancs créoles férocement conservateur, fort de sa presse en place ainsi que du soutien particulièrement actif du clergé catholique, et qui entend conserver la suprématie de l’enseignement privé, l’instruction devant rester selon lui l’exclusivité des privilégiés. Et ce dans le marécage du préjugé de race qui a dépassé toutes les bornes : « Vous êtes nés pour l’esclavage et vos instincts sont ceux de l’esclavage.» (La Défense Coloniale février 1882) ou encore « Faites taire votre sot orgueil, cachez la bassesse qui est le stigmate ineffaçable de votre race. » ( La Défense mars 1882)
Contre vents et marées, la majorité des shoelchérites au conseil général présidée par Albert Godissard, maire de Fort-de-France, et sur la bienveillance du gouverneur Allègre (1871-1878), refusent en 1871 l’octroi de bourses sollicitées pour le séminaire collège, et vote une subvention conséquente (250 000 francs) pour la création d’un lycée laïque, au très grand dam des conservateurs.
Dans le même élan, en 1878, ils votent au conseil général des crédits pour la création d’une école publique laïque, gratuite et obligatoire dans chaque commune de la colonie. Et Sylvère Faraudière doit noter que cette décision va provoquer une manifestation populaire massive d’hostilité à Fort-de-France. Preuve de la très forte emprise des blancs conservateurs sur les masses populaires, encore loin de saisir là où se situaient leurs intérêts, alors que le souci de ces schoelchéristes, portant haut les valeurs de Schoelcher, était que les nouveaux affranchis ne constituent pas une classe de parias politiques continuant de supporter les marques de leur avilissement passé face aux colons de la colonie, mais jouissent des mêmes droits que les citoyens de l’hexagone.
Avec la même détermination de ces schoelchéristes, en 1881 était inauguré à Saint-Pierre le lycée laïque (en fait le collège laïque, il ne sera appelé Lycée que plus tard), et en 1884 le Pensionnat colonial. Et ce n’était pas rien ! En effet les lois de Jules Ferry n’en étaient même pas encore à favoriser un tel degré de développement des institutions laïques dans l’ensemble de l’hexagone.
Hélas, le parti des Républicains va ensuite se briser à partir d’une querelle en entre Marius Hurard et Ernest Deproge : le milieu des blancs créoles conservateurs va s’engouffrer dans cette brèche en s’alliant au camp des hurardistes pour s’imposer sur l’arène politique qu’il rêvait de réinvestir : ses intérêts de classe vont trouver des défenseurs nouveaux en les républicains auxquels ils s’allièrent (les bissettistes). Les échanges dans le débat politique devinrent désormais passionnés, violents et improductifs. Les républicains schoelchéristes perdront alors toute la capacité politique novatrice qu’ils avaient jusque-là présentée.
Et c’est à partir de là que l’on a assisté à un appauvrissement des perspectives politiques de la démocratie locale. Les références à Schoelcher ne revenaient plus qu’à faire fond sur la France du décret de 1848. La révolution antiesclavagiste du 22 mai 1848 était bien alors passée à la trappe, d’autant que cette option était celle foncièrement voulue depuis toujours par tout le milieu réactionnaire des blancs créoles ; l’idée que les nouveaux affranchis pussent évoquer qu’ils descendaient d’un peuple qui avait brisé les chaînes de son oppression était une idée qui était socialement insupportable à ce milieu.
Puis encore pour beaucoup de schoelchéristes, sans aucun projet politique, l’image, le nom de Schoelcher était devenu une rampe de lancement pour leurs tentatives de promotion électorale personnelle. Ce qui explique ce culte voué à Schoelcher en Martinique et décrié à juste titre par nos contemporains.
Dans ce procès fait par Sylvère Faraudière aux Scholechéristes pour justifier que le prochain lycée Schoelcher ne pouvait plus continuer de porter ce nom, il nous importait de redresser le tableau qu’il nous en a fait et qui a dénaturé la réalité historique. Car, le peuple martiniquais, depuis les deux années de crise sanitaire qu’il traverse, s’est révélé à nos yeux plus que jamais quasiment sans repère. Et ce n’est pas, selon nous, sans raison. En effet, un peuple, faute d’échanges culturels, de connaissances fiables sur son histoire en particulier et qui lui permettent de se situer par rapport aux contingences, surtout un peuple avec un tel passé tourmenté, et sans cesse aux prises avec des aléas naturels susceptibles de changer brusquement et profondément sa vie, un tel peuple n’est pas préparé à bien gérer son présent, à faire face valablement à ses difficultés et encore moins à regarder de manière constructive son avenir.
Après avoir cassé du sucre inconsidérément sur le dos des schoelchéristes dans leur action relative à l’instruction, Sylvère Faraudière rend finalement ces derniers responsables de tous les maux actuels de la Martinique : misère économique, exclusion sociale, poids de l’analphabétisme et jusqu’aux concepts tout à fait personnels de développement séparé, d’apartheid tranquille qu’il nous présente et qui n’ont pas manqué de nous surprendre. Nous lui faussons compagnie là dans son analyse, convaincu que tous ceux qui ont un minimum d’expérience en analyse des problèmes de la Martinique, s’étonneront qu’il puisse méconnaître à ce point que, depuis 1848, outre les problèmes économiques structurels de fond hérités de la période servile par la Martinique, sa métropole l’a dominée sans limite aucune avec la complicité des békés et ses forces armées, exploitée dans tous les sens et vidée de ses forces vives par un transfert de populations (Bumidom) pour ensuite l’installer dans une assistance encadrée afin de continuer à en faire un marché quasiment réservé à ses propres entreprises, avec une prise en compte bien réduite des intérêts de ces populations.
Maintenant quant aux fruits amers que les schoelchéristes aurait laissés à notre jeunesse d’aujourd’hui, suite à leur mauvaise gestion de l’instruction publique en Martinique, rappelons quelques données. Sur le plan scolaire public, il y a loin pour nos jeunes d’aujourd’hui entre les moyens d’encadrement qui leur sont offerts et ceux qu’ont connus leurs homologues des années 1950. À cette époque, il y avait un lycée de garçons, un lycée de jeunes filles, un collège technique à Fort-de-France pour toute la population de Martinique. Les cours complémentaires des différentes communes de l’île ne pouvaient désigner que deux ou trois de leurs élèves pour leur admission dans ces établissements. Jusqu’en 1978-1985 nous n’avions toujours pas les moyens de reclasser dans des lycées d’enseignement professionnel la masse de gosses jugés incapables par les conseils de classe d’arriver jusqu’au baccalauréat ; c’est grâce à la gestion de Camille Darsière au conseil régional que la création de deux collèges est venue amortir la situation. Mais depuis quelques années, on compte en Martinique 172 écoles maternelles, 182 écoles primaires (et le secteur rural n’est pas exclu), 57 collèges et 46 lycées (lycées polyvalents et lycées d’enseignement professionnel) et une université. Sont-ce là les fruits amers pour nos jeunes que nous évoque Sylvère Faraudière en matière de scolarité ?
Mais attention ! Loin de nous l’idée de nier que notre jeunesse ne trouve effectivement point son compte chez elle dans les possibilités de gagner dignement sa vie ; il ne s’agit ici nullement de cela.
Le préjugé de couleur en Martinique en plein XXIème siécle !
Notons enfin que Sylvère Faraudière, assez vite et régulièrement dans son article, va désigner les schoelchéristes sous le nom de mulâtres. Si historiquement Schoelcher s’est appuyé sur des mulâtres au lendemain de 1848, (il y en eut qui lui furent de même hostiles, ayant adopté le camp bisséttiste), il a collaboré avec beaucoup de nègres, le plus célèbre étant resté Mazuline qui devint député. Bissette, lui, dans sa polémique passionnée l’opposant à Schoelcher, a pourtant fait à ce dernier le procès d’être l’adversaire des hommes de couleur comme des nègres d’ailleurs, ce qui n’a pas manqué de paraître comme le comble de l’irréalisme voire de l’absurdité. Donc Sylvère Faraudière ne peut se justifier là par une quelconque réalité historique. Le préjugé de couleur ayant été pendant longtemps un redoutable poison aux Antilles, nous trouvons pour le moins navrant de le voir ainsi manipulé par lui en 2022 en Martinique.
Cyrille Bissette, nom idéal pour le lycée historique.
Enfin Sylvère Faraudière en vient à nous proposer le nom de Cyrille Bissette comme prochaine appellation souhaitable du Lycée Schoelcher, nous assurant que la stature du personnage est la réponse idéale à l’attente de nos jeunes.
Procéder ainsi nécessiterait que soit bien connue l’histoire du personnage Bissette. Or comme il s’interroge lui-même, Qui connaît Cyrille Bissette ? Beaucoup en Martinique tentent de le mettre en évidence, mais s’épuisent très vite dans leur initiative précisément parce qu’ils ne connaissent pas grand-chose de son histoire. Ils nous l’annoncent toujours comme le martyr de la liberté pour emprunter le titre du livre excellent de l’historienne Stella Pame, laquelle n’a cependant étudié que la première partie de la vie de Cyrille Bissette.
Nous avons vite été pris du même doute quand Sylvère Faraudière nous annonça que son combat exemplaire (de Bissette) pour réclamer les droits des gens de couleur libres, le fit condamner aux galères après être marqué dans sa chair au fer rouge. Non ! C’est une contre-vérité historique qui méconnaît tout le scandale de l’affaire Bissette. C’est pour avoir possedé tout simplement à son domicile la brochure De la situation des gens de couleur libres aux Antilles françaises rédigée en France et dénonçant la situation de ces derniers, qu’avec ses deux amis Louis Fabien et Jean-Baptiste Volny, il dut subir ce sort arbitraire inique, et que près de deux cents personnes furent expulsées de Martinique sans ménagement. Brochure au passage qui circulait en Guadeloupe et en Guyane sans histoire. Bissette ne se proposait que de vulgariser ce texte avec ses amis, son combat à ce moment n’avait encore rien d’exemplaire. Il ne s’attaquait pas alors à l’ordre esclavagiste en place dont il reconnut lui-même du reste qu’il le défendait. Il venait même de participer à la répression de la révolte d’esclaves au Carbet en 1822. Le mérite de Bissette est néanmoins ensuite d’avoir été le premier en France en 1834 à s’être prononcé en faveur de l’abolition franche et immédiate de l’esclavage dans les colonies françaises. Hélas, il versa ensuite dans l’apostasie intégrale avec toutes les conséquences historiques que l’on sait ; il n’aura finalement fait que le bonheur des blancs créoles férocement conservateurs et heureux de trouver un tel allié en lui, lui qui fut leur adversaire déterminé pendant vingt-cinq ans.
Sylvère Faraudière soupçonne-t-il de même la surprise qu’il réserverait aux jeunes activistes anti-schoelchéristes quand ils découvriraient ce que fut la perception des événements du 22 mai 1848 par Bissette ? « …Les fatales journées de mai, qui ont vu un grand nombre de nos frères, des vieillards, des femmes et des enfants, ces fatales journées doivent être rachetées par tous en expiation de ce crime, n’importe par qui commis…C’est une tâche pour tous…» a-t-il écrit.
Bissette, se refusant à admettre cette idée simple que les grands changements sociaux s’accompagnent toujours de ce type de dérives (ce que pourtant il affirmait clairement à son ancien défenseur A.Isambert une décennie plus tôt) considérait ainsi la tragédie du 22 mai comme une faute, un crime devant être expié par tous, les nouveaux affranchis comme les libres de couleur libres. Précisons qu’il s’est associé à ses nouveaux alliés, les blancs créoles pour soutenir qu’en fait ce sont les hommes de couleur libres qui ont été les instigateurs de ces événements, les nègres esclaves ayant été de simples exécutants et n’ayant d’ailleurs, toujours selon ces messieurs, aucune capacité native pour mener des mouvements d’une telle ampleur. Ce qu’écrit avec on ne peut plus de clarté, ce blanc créole Pierre Dessalles, qui fut par ailleurs un des procureurs qui condamnèrent Bissette aux galères : « Il est clair que, sans les hommes de couleur, nos nègres se seraient bien conduits.» Thèse qui se retrouve chez Emile Hayot dans son livre Les gens de couleur libres du Fort-Royal – 1679-1823 publié en 1971 !
La liste serait encore longue de toutes conséquences non maîtrisées que provoquerait cette proposition en faveur de Bissette si elle venait à être acceptée. Nous n’en dirons pas davantage et notre analyse de l’article de Sylvère Faraudière s’arrête en même temps là.
Nos propositions relatives à la nomination de notre prochain lycée historique.
Nous avons dit déjà que nos élus locaux ont certainement excessivement porté aux nues Victor Schoelcher en pavant comme ils l’ont fait l’espace public martiniquais des marques de consécration de sa personne. Les historiens caribéens n’ont pas manqué non plus de le souligner, alors même que comme nous ils ont reconnu les mérites historiques de l’homme.
Sans céder un pouce aux critiques inconsidérées qui lui ont été assénées ainsi qu’au déchoukaj des statues à son effigie par ces jeunes activistes, nous admettons que ce lycée devant continuer de porter son nom, pourrait effectivement froisser la sensibilité de ces derniers. Aussi pensons-nous, encore une fois sans avoir le sentiment de porter atteinte à la mémoire de Schoelcher (son nom est déjà assez présent dans notre espace public), qu’il faudrait le renommer, d’autant que nous disposons dans notre patrimoine des noms de Martiniquais qui mériteraient eux aussi d’être honorés.
Nous venons en particulier de perdre un de ceux-là en la personne du professeur Armand Nicolas, à qui la collectivité martiniquaise doit beaucoup quant à la connaissance de notre histoire, ainsi qu’aux répercussions des progrès de cette histoire dans notre vie sociale.
En 1949 un des ses aînés et camarades de son parti, Gabriel Henry, révélait aux martiniquais un fait d’histoire qui avait littéralement disparu de l’historiographie martiniquaise, la révolution antiesclavagiste du 22 mai 1848 à Saint-Pierre, et pour cause. Pendant plus d’un siècle, les historiens attachés au monde des blancs créoles et une grande partie de la démocratie locale se sont ingéniés à masquer une partie de cette histoire de la Martinique dans ce sens. Et dans le but évident de ne faire la place qu’au décret du 27 avril 1848 et de faire disparaître de la conscience martiniquaise le souvenir de la résistance effective de nos ancêtres esclaves à leur oppression, le souvenir de ce peuple rebelle. Travaux de recherche de Gabriel Henry qui n’auront pas tout de suite l’effet escompté. C’est alors Armand Nicolas qui a repris le flambeau en 1960 avec sa brochure La Révolution antiesclavagiste de mai 1848 à Saint-Pierre dont nous connaissons tous le succès. C’est à partir de cette publication que les événements vont s’enclencher durant les années 1970-1983. Grâce à l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981, mais aussi grâce à une lutte acharnée des anticolonialistes martiniquais pendant plus d’une décennie, la journée du 22 mai fut officiellement reconnue en novembre 1983 comme l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage en Martinique. Cette date est alors devenue de la première importance pour l’ensemble des Martiniquais, quasiment comme la fête nationale même si l’indépendance de la Martinique demeure un rêve encore loin d’eux.
Mais encore grâce à Armand Nicolas son pays connaît l’histoire d’un autre grand Martiniquais André Aliker, l’histoire de l’Insurrection du sud de la Martinique de 1870. Il a enfin publié l’histoire de la Martinique en trois tomes que nos jeunes et moins jeunes peuvent compulser à leurs souhait.
Ne serait-ce pas que justice que notre lycée historique devienne donc le Lycée Armand Nicolas ?
Conscient que notre projet nécessitera pour devenir réalité de longs efforts, nous appelons toutes les bonnes volontés à nous rejoindre en vue de la constitution d’une association qui se charge de cette entreprise.
Léo Ursulet, historien