Des actions militantes provocatrices se multiplient dans différents musées en Europe et dans le monde. Que veulent-elles dire ? Sont-elles efficaces ? Les analyses de Sylvie Ollitrault, directrice de rehcerche au CNRS, et Emmanuel Tibloux, directeur de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs.
Latifa Madani
Par leurs actes de régression, les activistes veulent remettre les compteurs à zéro et rappeler que nous sommes des êtres vivants comme les autres.
— Par Emmanuel Tibloux, Directeur de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs —
Si beaucoup de choses ont été dites sur les actions menées dans les musées par les militants écologistes de Just Stop Oil et autres mouvements apparentés, on est loin d’en avoir pris la pleine mesure. Au contraire, on aura tout fait pour en minimiser la portée. On aura dit : ils ne savent pas ce qu’ils font, ils mélangent le réel et le symbolique, ils sont la proie de la pulsion de mort, ils sont manipulés, ils détestent l’art, ils ne comprennent rien, ce sont des voyous.
Comme s’ils souffraient tout à la fois d’un manque d’intelligence, de culture et d’éducation. On se sera ainsi dispensé de prendre le temps de l’observation et de la réflexion. Sans voir que, du choix de la cible artistique et muséale au mode opératoire, tout fait sens. Sans envisager la possibilité que quelque chose d’essentiel nous soit ici adressé, qui pourrait concerner à la fois notre histoire, notre situation présente et notre avenir. Et qui viendrait remettre en question notre exercice de l’intelligence et nos formes de culture et d’éducation.
LA JEUNESSE NOUS SIGNIFIE QU’IL FAUT TOUT REPRENDRE : CULTURE, ART, ÉDUCATION.
Il y a assurément quelque chose de régressif dans ces actes. La régression n’a cependant rien d’accidentel : elle est volontaire et méthodique. En faisant comme s’il y avait un paysage là où il y a un tableau, en faisant ce qu’on ne fait pas dans un musée – toucher les œuvres et les maculer – les activistes prennent la culture et l’éducation à rebours. Alors que tout notre rapport au monde s’est construit sur la puissance du symbolique, sur le principe de la séparation – de l’homme et des bêtes, des mots et des choses, des images et de ce qu’elles représentent – ils nous ramènent à un stade antérieur.
L’intérêt d’une telle régression, c’est sa puissance de révélation. Pendant longtemps, le régime de la séparation n’a pas posé de problème, il était même la condition de l’humanisme, c’est-à-dire de l’avènement du propre de l’homme. Ce n’est qu’à partir des années 1960-1970, avec la publication d’un ouvrage comme Printemps silencieux ( Silent Spring) de Rachel Carson en 1962 ou du « Rapport Meadows » sur Les limites à la croissance en 1972 que nous avons commencé à prendre conscience du caractère problématique d’une telle dissociation. En même temps que l’être humain découvrait qu’il n’était pas épargné par la dégradation des conditions de vie sur Terre, il comprenait qu’il ne pouvait s’excepter de l’ensemble du vivant ni s’arracher à sa condition terrestre.
C’est précisément sur la nécessité d’en finir avec un tel régime de la séparation que les actes perpétrés dans les musées nous alertent. La tâche est d’autant plus lourde que ce régime est au fondement de notre civilisation : il informe le processus même de la culture, entendue à la fois comme art et éducation. La langue allemande dispose d’un même mot pour nommer ce processus, c’est celui de Bildung, que l’on traduit généralement par « formation », et qui conjugue la référence plastique à la forme et à l’image ( Bild) et le sens éducatif.
C’est un tel composé qu’incarne exemplairement le musée. Tenant à la fois de la galerie d’art et de l’école, le musée est le temple de la Bildung. Aussi n’est-ce pas un hasard si ces actes font suite au mouvement mondial de grève scolaire et étudiante pour le climat lancé en 2018 par Greta Thunberg. Ce que la jeunesse nous signifie, depuis le seuil de nos écoles et les salles de nos musées, c’est qu’il faut tout reprendre – à commencer par la culture, l’art et l’éducation. Nous aurions tort de ne pas y prêter attention : il n’y a pas d’autre option pour désobstruer l’avenir.
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Très inquiète pour son futur, consciente de la « fin » de la planète, la jeune génération d’« activistes » choisit la scandalisation face à l’inaction politique.
— Par Sylvie Ollitrault, Directrice de recherche CNRS —
Le Tournesol symbolise le parti écologiste rassemblant l’idée du vivant et celle de puiser son énergie dans la lumière et la chaleur du soleil, s’opposant aux énergies nucléaire ou fossile. Etait-ce dans l’esprit des militantes qui ont barbouillé de soupe les Tournesols de Van Gogh ? En écoutant leurs revendications, elles ont bien choisi une œuvre, symbolisant la représentation d’une nature qui demain ne sera plus visible que dans les Musées. Manière efficace de diffuser le diagnostic du WWF constatant l’effondrement de la biodiversité.
Dans les groupes militants, des jeunes socialisés à la désobéissance civile via les marches du climat de Greta Grunberg, les réseaux sociaux et les contraintes exercées à leur libre-expression en raison des Etats d’urgence, des confinements, s’impatientent. Une génération, qui ayant traversé une pandémie mondiale a pu rêver à un monde d’après, différent. Et qui sait qu’elle est la dernière à devoir gérer le réchauffement climatique et tous ses effets.
LES JEUNES «ACTIVISTES» S’OPPOSENT À UNE SOCIÉTÉ QUI VA LES POURSUIVRE POUR CET ACTE ALORS QUE LE VÉRITABLE PAYSAGE, LE VIVANT, LUI PEUT ÊTRE DÉTÉRIORÉ EN TOUTE IMPUNITÉ.
En analysant leurs gestes radicaux et inédits pour les écologistes, -barbouiller même de manière factice une œuvre d’art-, ils opposent une société qui va les poursuivre pour cet acte alors que le véritable paysage, le vivant, lui peut être détérioré en toute impunité. Cette tension-là rappelle que les musées sont à la fois des espaces de conservation et des espaces de labellisation du beau, de l’estimable. En choisissant des œuvres internationalement connues, parfois des « icônes », les écologistes savent que le message interpelle les médias et une opinion partageant ces repères universels dans le régime de l’estimable. Actes qui font écho à un autre espace labellisant ce qui est urgent d’entreprendre pour protéger le vivant : les COP. Qu’est ce qui se décidera pour défendre la planète ?
Au moment d’une COP 27 annoncée comme concurrencée par des enjeux internationaux sécuritaires, les militants écologistes de nombreux États s’engagent dans une dynamique de scandalisation transnationale, et mettent en scène des actes de personnes désespérées et en colère, comme pouvaient être les mobilisations d’Act UP -qui rappelons-le motivaient leurs actions souvent controversées par un agir pour ne pas mourir (en référence à l’ouvrage de Christophe Broqua publié aux Presses de Science Po en 2005).
Dans ces actions engageant le corps des militant.E.s qui s’opposent en se collant, en tenant la scène, le paradoxe de nos sociétés est pointé. Société de consommation de masse qui risque de ne plus nourrir sa population. Même les soupes, les purées, ne seront plus des produits accessibles pour les plus pauvres face à des œuvres d’art réservées à un public protégé. Ces écologistes dans un âge médiatique et mondialisé essaient par ce geste militant de résumer leur crainte de vivre dans un monde injuste socialement, injuste écologiquement, sans perspective.
Source : L’Humanité