Un choix de société conforme à la Constitution de 1987
— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Simultanéité « Caractère de ce qui a lieu en même temps » (Dictionnaire de l’Académie française) ; « Fait d’appartenir au même acte, au même ensemble ; fait de constituer un seul acte, un ensemble » (Ortolang – Dictionnaire du Centre national de ressources textuelles et lexicales de France).Toute société, tout pouvoir public, toute instance régalienne qui intervient dans le domaine de l’aménagement des langues le fait à partir de paramètres historiques, d’une vision de la configuration linguistique au sein d’une communauté de locuteurs ou des rapports entre plusieurs langues sur un territoire donné. Dans tous les cas de figure, il s’agit d’un choix de société, d’un parti-pris aménagiste où s’agrègent le politique, l’idéologique, le social et l’Histoire. Le réputé site du sociolinguiste québécois Jacques Leclerc, « L’aménagement linguistique dans le monde », consigne la description des « situations et politiques particulières de 400 États ou territoires [ou régions] répartis dans les 195 pays (reconnus) du monde ». Il exemplifie différents types de politique linguistique : politiques d’assimilation, de non-intervention, de valorisation de la langue officielle, de multilinguisme stratégique, d’internationalisation linguistique, de bilinguisme (ou de trilinguisme), de statut juridique différencié (fondé sur les droits personnels sans limite territoriale ou sur les droits personnels territorialisés, ou sur les droits territoriaux). L’une des grandes qualités informatives de ce site est de présenter un descriptif des « Dispositions linguistiques des constitutions des États souverains », et le lecteur curieux sera sans doute surpris de constater qu’un grand nombre d’États souverains ont inscrit des dispositions linguistiques diverses dans leur Loi-mère, de l’Afrique du Sud à l’Angola, d’Antigua-et-Barbuda à l’Argentine, du Bénin au Burkina Faso, du Canada à la Chine, de la Dominique à l’Espagne, etc.
Au chapitre des « Dispositions linguistiques des constitutions des États souverains », l’exemple de l’Afrique du Sud est fort instructif. L’actuelle Constitution du 4 décembre 1996 (entrée en vigueur le 4 février 1997) dispose ce qui suit à l’article 6 :
« 1) Les langues officielles de la République sont le sepedi, le sotho, le tswana, le swati, le venda, le tsonga, l’afrikaans, l’anglais, le ndébélé, le xhosa et le zoulou.
2) Reconnaissant que les langues indigènes de notre peuple ont connu, par le passé une utilisation et un statut amoindris, l’État doit, par des mesures concrètes et positives, améliorer le statut et développer l’utilisation de ces langues.
3) Le gouvernement national et les gouvernements provinciaux peuvent utiliser l’une des langues officielles particulières à des fins administratives, en tenant compte de l’usage, de la faisabilité, des coûts, de la situation régionale et en respectant l’équilibre entre les besoins et les préférences de la population, aux niveaux national et provincial ; mais le gouvernement national et chaque gouvernement régional doivent utiliser au moins deux langues officielles. Les municipalités doivent prendre en considération l’usage de la langue et des préférences de leurs citoyens.
4) Il incombe au gouvernement national et aux gouvernements provinciaux de réglementer et de contrôler, à travers des dispositions juridiques ou autres, l’utilisation des langues officielles. Sous réserve des dispositions du paragraphe 2, toutes les langues officielles doivent jouir d’une parité de considération et faire l’objet d’un traitement équitable.
5) Le Grand Conseil sud-africain des langues est chargé :
(a) de promouvoir et créer des conditions pour le développement et l’usage de :
(i) toutes les langues officielles ;
(ii) des langues khoï, nama et san ; et
(iii) de la langue des signes.
(b) de promouvoir et assurer le respect pour les langues, incluant l’allemand, le grec, le gudjarati, l’hindi, le portugais, le tamoul, le télougou, l’ourdou et d’autres langues généralement employées par des communautés en Afrique du Sud, ainsi que l’arabe, l’hébreu, le sanskrit et d’autres utilisées à des fins religieuses. » (Jacques Leclerc : « L’aménagement linguistique dans le monde »).
En termes de synthèse, il est utile de noter que de telles dispositions jurilinguistiques dans la Constitution de l’Afrique du Sud sont des dispositions contraignantes car « Il incombe au gouvernement national et aux gouvernements provinciaux de réglementer et de contrôler, à travers des dispositions juridiques ou autres, l’utilisation des langues officielles » (article 6. 4). À l’avenir, un bilan analytique devra permettre d’établir si ces dispositions constitutionnelles ont été effectivement mises en œuvre.
La dimension juridique et constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti a été très peu étudiée depuis la promulgation de la Constitution de 1987. Les constitutionnalistes haïtiens –juristes confirmés ou « spécialistes » autoproclamés du domaine juridico-constitutionnel–, n’ont pas encore produit d’études de référence sur la dimension juridique et constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti. Ainsi, Mirlande Manigat a soutenu à la Sorbonne en 1968 une brillante thèse de doctorat en science politique –et non pas en droit constitutionnel–, intitulée « Le groupe de Brazzaville aux Nations Unies » sous la direction de Pierre Gerbet, historien et auteur notamment du « Dictionnaire historique de l’Europe unie » (Éditions André Versaille, 2009). Quoique dépourvue de toute formation universitaire avérée en droit constitutionnel, Mirlande Manigat est considérée, en Haïti, comme l’un des meilleurs experts constitutionnalistes du pays. Elle a publié entre autres un « Traité de droit constitutionnel haïtien » (une analyse comparative des vingt-deux constitutions haïtiennes, en deux volumes, l’Imprimeur II, Collection de l’Université Quisqueya, 2000 et 2002), ainsi qu’un « Manuel de droit constitutionnel » (l’Imprimeur II, Collection de l’Université Quisqueya, 2004). Ces publications n’ont pas pris en compte la problématique de la dimension juridique et constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti. C’est plutôt dans un texte du 8 mai 2011 traitant de la révision constitutionnelle –entamée en 2009 par l’ancien président René Préval–, et titré « L’amendement de la Constitution de 1987 : les leçons du passé, le poids du présent », que Mirlande Manigat se prononce sur ce qu’elle croit être, de manière confuse il faut le souligner, la « dualité linguistique proclamée dans la Constitution » haïtienne. Au paragraphe « Problème de la langue en Haïti » de son texte, elle expose que « S’agissant d’une opération concernant la Loi-mère, on s’étonne que l’un et l’autre texte n’aient pas respecté la dualité linguistique proclamée dans la Constitution ». Dans la lettre ouverte que nous lui avons adressée à l’époque, « Les acrobaties sémantiques de Mirlande Manigat
sont un danger pour l’aménagement du créole haïtien » (Potomitan, 8 mai 2011), nous avons souligné le caractère fantaisiste de la notion de « dualité linguistique » haïtienne et nous avons démontré que la Constitution de 1987, en co-officialisant à l’article 5 le créole et le français, n’atteste aucunement cette prétendue « dualité linguistique ».
En dépit de cette lourde confusion conceptuelle – la « dualité linguistique » haïtienne–, l’article de Mirlande Manigat comprend des observations d’une évidente justesse, notamment lorsqu’elle expose qu’« Il convient de souligner que l’opération [la révision constitutionnelle] a été substantiellement bâclée, remplie d’incohérence et traduit le manque de sérieux avec lequel les parlementaires ont expédié la première phase de la procédure. De toute évidence, ils n’avaient ni lu ni analysé le document acheminé le 4 septembre par l’Exécutif et qui reprenait l’essentiel du travail soumis le 10 juillet par le Groupe de travail sur la Constitution, le GTC, présidé par mon éminent ami Claude Moïse et dont les membres comptent parmi les personnalités du monde académique et de la société civile. » Elle précise également que « (…) l’article 40 [de la Constitution de 1987] fait obligation à l’État de publier tous les documents officiels en français et en créole. Cette omission ne frappe pas pour autant de caducité substantielle celui en examen, mais elle souligne la légèreté avec laquelle les détenteurs du pouvoir d’État font fi des exigences les plus élémentaires de la gouvernance normative. De manière fondamentale, il faut souligner que l’absence d’une version créole rendrait inopérante l’immense majorité des décisions exécutives et judiciaires adoptées dans le pays depuis 24 ans. De ce dernier point de vue, la question en discussion est l’acceptation d’une version unilingue. »
La réfutation de la notion fantaisiste de « dualité linguistique » haïtienne exposée par Mirlande Manigat prend également appui sur d’autres acquis de nature jurilinguistique et politique mis en lumière par certains auteurs. Dans une étude d’une grande amplitude analytique, « Lingua politica / Réflexions sur l’égalité linguistique » (Le Philosophoire 2012/1 (n° 37), Astrid von Busekist –agrégée de science politique, professeur de théorie politique et directrice du Master de théorie politique à l’Institut d’études politiques de Paris (Science Po Paris)–, nous instruit de la congruence (la conformité) existant entre l’égalité linguistique, l’égalité de statut des langues et « l’invention de la démocratie » à l’aune de la constitution de l’État de droit. Elle précise sa pensée comme suit : « Cette égalité a marqué l’histoire de notre rapport à la langue de trois manières en inaugurant l’égalité de parole des citoyens ; en inspirant l’égalité des individus-locuteurs dans un monde plurilingue ; en faisant de l’égalité des langues elles-mêmes une exigence de démocratie. » C’est précisément « l’égalité de parole des citoyens » que garantit l’article 5 de la Constitution de 1987 : l’égalité de parole est en lien direct et essentiel avec tous les droits citoyens consignés dans la Loi-mère, elle est soudée au socle de l’égalité des langues et au statut officiel con-joint du créole et du français. Sur ce registre jurilinguistique, la Constitution de 1987 innove : elle accorde un statut égal et paritaire aux deux langues tout en consignant la volonté de la mise hors-jeu de la minorisation institutionnelle du créole dès l’énoncé de son « Préambule ». Ainsi, la Charte fondamentale se réclame de l’Acte de l’Indépendance de 1804 et de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, et elle est proclamée « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens. »
En dépit de la très grande rareté d’études de nature jurilinguistique sur l’aménagement des langues en Haïti, nous disposons de deux remarquables études du juriste Alain Guillaume, docteur en droit et enseignant-chercheur à l’Université Quisqueya. La première contribution s’intitule « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » (Revue française de linguistique appliquée, 2011/1, vol. XVI). Dans ce texte de haute amplitude analytique, Alain Guillaume précise que « Dès la naissance de l’État haïtien, le droit substantiel s’est révélé une superstructure au service d’un ordre social inégalitaire. Conscient de l’iniquité de la situation, l’ordre constitutionnel établi en 1987 s’est voulu le catalyseur du changement nécessaire dans une perspective politiquement libérale et selon une démarche inclusive. Le projet d’aménagement linguistique qu’il véhicule est très favorable au créole dont l’officialité et le caractère de « langue d’union » sont consacrés. Cependant, la mise en œuvre concrète de ce projet tarde à se réaliser pour des raisons diverses. Elle implique en effet la disponibilité de moyens difficiles à mobiliser et un engagement véritable des pouvoirs publics. Émerge donc une nouvelle dichotomie entre un droit constitutionnel libéral et des pratiques qui le sont moins, notamment au niveau de la formulation des actes normatifs infra-constitutionnels. » De manière fort pertinente, Alain Guillaune note que « La société haïtienne est marquée par toute une série de dichotomies qui se manifestent au niveau du droit à travers un bilinguisme inégalitaire et une forme particulière de bi-juridisme. L’intégration juridique de la Nation passe par l’expression créole du droit et la prise en compte, dans le droit écrit, des normes coutumières, démarches complémentaires susceptibles d’enrichir le droit substantiel haïtien, mais dont la mise en œuvre se révèle complexe. »
La seconde contribution majeure d’Alain Guillaume a pour titre « Pour un encadrement juridique de la didactisation du créole en Haïti – Approche de droit comparé », et elle figure dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). Dans cette étude, Alain Guillaume expose avec rigueur que
« Le dispositif [législatif] actuel est largement insuffisant puisque les textes supra-législatifs, même en vigueur, ne se suffisent pas à eux-mêmes pour produire des effets de droit. Leur application consiste, en grande partie, en l’édiction de textes inférieurs destinés à concrétiser leurs prescriptions. Il y a lieu, pour se conformer aux prescriptions constitutionnelles et aux revendications qu’elles charrient, que soit formulée une glottopolitique intégratrice qui serait traduite par une grande législation linguistique et différentes législations sectorielles dont l’application serait assurée par des actes réglementaires. En effet, la Constitution n’est censée exprimer que les grands principes gouvernant l’action publique. Le Pouvoir législatif, à travers les lois, est appelé à les préciser –quitte à renvoyer au Pouvoir réglementaire, à travers les arrêtés de l’article 159 de la Constitution, pour la définition des détails de l’application quotidienne desdites lois. (…) La réalité sociolinguistique d’Haïti ne permet pas d’en faire un État-nation monolingue en niant l’existence et l’importance du créole ou en le reléguant dans un statut social marginal ou dans des registres strictement informels. Cette situation oblige les autorités du pays, dans une perspective démocratique, à adopter une législation et une politique linguistiques plus ambitieuses que dans la plupart des pays et territoires de la Créolophonie. Le cadre juridique des langues en Haïti ne peut être qu’original et innovant par rapport aux États et territoires des Caraïbes et de l’Océan indien, du fait de la singularité de la situation sociale haïtienne. Il serait difficilement concevable, dans le contexte haïtien, de viser la maitrise de la seconde langue ou d’une autre langue par la majorité de la population, sans passer par une valorisation du créole et surtout sa didactisation. »
Le titre même du présent article, « De la simultanéité de l’aménagement du créole et du français en Haïti : un choix de société conforme à la Constitution de 1987 », ramène au débat public la nécessité d’approfondir, sur le plan jurilinguistique, les défis actuels de l’État haïtien en matière d’aménagement de nos deux langues officielles. En conférant à l’article 5 un statut égal et paritaire aux deux langues officielles du pays, le créole et le français, le texte constitutionnel induit l’obligation de simultanéité dans la mise en œuvre de leur aménagement. La même obligation constitutionnelle est explicitement contenue dans l’article 40 de notre Charte fondamentale qui fait obligation à l’État de publier tous ses documents officiels en français et en créole.
L’obligation de simultanéité dans la mise en œuvre de l’aménagement du créole et du français en Haïti est parfois mal comprise ou volontairement ignorée sinon détournée par certains. L’obligation de simultanéité est fondée sur le plan jurilinguistique puisque, dans les termes mêmes de l’article 5 de la Constitution de 1987, la co-officialité des deux langues est consignée en dehors de toute hiérarchisation préférentielle explicite. L’article 5 articule en effet deux pôles constitutifs liés à la réalité de notre patrimoine linguistique historique bilingue : le pôle intégrateur de l’inclusion à l’aune de l’unité (« Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le créole), et le pôle de « l’acceptation de la communauté de langues et de culture » spécifié au « Préambule » de la Constitution. Dans le segment « l’acceptation de la communauté de langues et de culture », le terme « langueS » est écrit au pluriel à la suite du terme « LA communauté » consigné au singulier : l’Assemblée constituante de 1987 a procédé à une lecture adéquate et conforme de la réalité historique et très justement statué que par « l’acceptation de LA communauté de langueS et de culture », sur l’ensemble du territoire national « Le créole et le français sont les langues officielles de la République ». L’obligation de simultanéité de l’aménagement du créole et du français en Haïti repose donc également sur la fonction intégratrice du partenariat entre le créole et le français, partenariat qui devra être explicitement formulé dans la future et première Loi d’aménagement linguistique d’Haïti et dans toute révision constitutionnelle conduite sur des bases cohérentes et juridiquement fondées (voir notre article « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti », Le National, 7 novembre 2019). La simultanéité de l’aménagement du créole et du français en Haïti, à travers son encadrement juridique, permettra aussi d’éviter l’enfermement du processus aménagiste dans une vision sectaire et dogmatique basée sur l’exclusion de l’une des deux langues officielles, le français. C’est le lieu de dire une fois de plus que toute proposition d’aménager uniquement le créole, en particulier dans le système éducatif national, est objectivement inconstitutionnelle et contraire à l’esprit et à la lettre de l’article 5 de la Constitution de 1987 (voir nos articles « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? », Le National, 20 et 31 août 2017 ; et « L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse », Le National, 24 novembre 2020).
Il faut aussi prendre toute la mesure que notre Charte fondamentale se réclame de l’Acte de l’Indépendance de 1804 et de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et qu’elle a été promulguée en 1987 après la défaite en 1986 de la dictature de Jean Claude Duvalier. Comme le précise son « Préambule », elle a été proclamée « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens ». Ce « Préambule » situe la question linguistique haïtienne dans la perspective de la construction d’un État de droit car il s’agit, comme le consigne le texte constitutionnel, de « fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes ». Se trouve ainsi confortée la dimension inclusive de l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays – et il faut ici mettre en lumière une contrainte anti discriminatoire de premier plan, à savoir que le texte constitutionnel interdit « toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes », au premier chef toutes les formes de discrimination touchant le créole et le français.
L’obligation de simultanéité dans la mise en œuvre de l’aménagement du créole et du français en Haïti est également conforme à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 et au Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques adopté le 13 mai 2011. Comme nous l’avons explicité dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011), l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti s’arrime à la notion fondamentale de « droits linguistiques » dans leur universalité. On entend par « droits linguistiques » l’« Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » (Gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). L’universalité des « droits linguistiques » s’entend au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques ». En fonction du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des « droits linguistiques » recouvre (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques. En lien avec la simultanéité de l’aménagement du créole et du français en Haïti, l’un des enseignements essentiels de la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 et du Manifeste de Gérone sur les droits linguistiques est le caractère inclusif que doit avoir tout projet d’aménagement linguistique fondé, comme nous en faisons le plaidoyer depuis 2011, sur l’efficience des droits linguistiques. Pareil arrimage jurilinguistique doit être garant du caractère nécessairement inclusif de la future politique d’État d’aménagement simultané de nos deux langues officielles et il permettra de ne pas se fourvoyer sous les décombres des homélies sectaires et dogmatiques des Ayatollahs du créole et des divers prédicateurs de l’unilinguisme créole en Haïti.
Dans une série d’articles spécialisés parus sur le site de l’Observatoire international des droits linguistiques, « L’État et les droits linguistiques », le juriste Graham Fraser soutient avec rigueur et hauteur de vue que « Les droits linguistiques sont plus que des moyens de protection : ce sont aussi des outils de transformation qui permettent aux citoyens (…) de fonctionner en tant que membres à part entière de la société. Ainsi, les droits linguistiques sont, à n’en pas douter, des droits individuels, mais ils n’acquièrent leur plein sens que dans le contexte de la communauté linguistique dont fait partie la personne qui les revendique. » (Revue de droit linguistique 5 / 1, 2018.) Il précise également que « Les droits linguistiques ne sont pas des droits négatifs, ni des droits passifs ; ils ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis. Cela concorde avec l’idée préconisée en droit international que la liberté de choisir est dénuée de sens en l’absence d’un devoir de l’État de prendre des mesures positives pour mettre en application des garanties linguistiques (…) » –(Sur la notion centrale de droits linguistiques, voir l’article synthèse du linguiste Giovanni Agresti, « Droits linguistiques », paru dans la revue Langage et société, 2021/HS1 (Hors-série pages 115 à 118) ; voir aussi la remarquable étude du juriste Joseph-G. Turi « Le droit linguistique et les droits linguistiques » consignée dans Les Cahiers de droit de l’Université Laval, volume 31, numéro 2, 1990.)
En guise de conclusion et dans la perspective d’un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti, nous formulons l’hypothèse que les juristes et constitutionnalistes haïtiens, de concert avec la Cour de cassation, s’accordent pour instituer une réflexion de fond sur l’aménagement simultané du créole et du français au pays, réflexion qui s’avère aujourd’hui incontournable. Cette hypothèse mérite d’autant plus d’être étudiée que la Cour de cassation est la plus haute cour de justice de la République d’Haïti et le tribunal de dernier ressort. Elle est chargée de veiller à la plus stricte observation des lois en vigueur. Elle joue le rôle de Conseil supérieur de la magistrature et, par exception, de Cour constitutionnelle. À ce titre, elle pourrait envisager d’élaborer une jurisprudence innovante sur l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti.
Montréal, le 7 novembre 2022