— Par Roland Sabra —
« Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre », m.e.s. de Margaux Eskenazi
Ils étaient trois, comme les rois mages, les pyramides, les Parques, les Grâces, ou les marches du podium. Sur la plus haute sans doute Césaire, sur la seconde Senghor, sur la troisième Damas le moins connu mais surement le plus combatif, le plus passionné.
Au cours de la bal(l)ade qui va des pères de la négritude aux chantres de la créolisation du monde Margaux Eskenazi dans « Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre » revisite les textes fondateurs autour desquels s’articule la recherche identitaire afro-caribéenne. C’est par un extrait opportun d’ « Écrire en pays dominé » qui d’emblée contextualise le propos que se fait l’ouverture, vite suivie de Black Label avec son refrain incantatoire et imprécatoire, Black-Label à boire / Pour ne pas changer / Black-Label à boire / A quoi bon changer. Puis c’est Aimé Césaire, incarné par Armelle Abibou qui rappelle les conditions d’émergence de la négritude « …simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture. » Cette reconnaissance se fait dans les années trente, dans un climat trouble marqué par une montée des nationalismes, mais aussi dans un foisonnement intellectuel d’une rare richesse.
Le fil narratif construit autour de la vie de Césaire s’en écarte bientôt avec l’introduction d’une dimension fictive sous la forme d’un entretien , à se tordre de rire entre Breton, Sartre et Desnos au cours duquel ce dernier assènera : « Vous êtes tous les deux passés à côté de la figure la plus singulière, la plus troublante de ce mouvement : Léon-Gontran Damas. Il échappe à toutes vos analyses. » Un détour par lequel Margaux Eskenazi réajuste le rôle du poète guyanais. Auparavant il y aura une séquence, elle aussi franchement hilarante d’une émission de télé présentée par une animatrice vantant comme un camelot les mérites de l’exposition coloniale de 1931.
La transition vers la créolité est assurée par l’évocation d’Édouard Glissant dans sa critique de la négritude qui renvoie à une notion typiquement occidentale, élément majeur de cette pensée mais qui dans ses développements extrêmes débouchera sur les fondamentalismes et les sectarismes les plus absolus. C’est la notion d’Être. « Ce que je reprochais à la négritude, c’était de définir l’être : l’être nègre… Je crois qu’il n’y a plus d’“être”. ( Édouard Glissant)
Loin d’être un pensum, le travail de Margaux Eskenazi, est enjoué, endiablé même. Porté par cinq jeunes comédiens de talents, dont certains sont musiciens il balance entre gravité et humour, entre réflexion et franche rigolade, agrémenté de belles innovations, comme la mise en chanson de poèmes dans une volonté, certes de les théâtraliser mais aussi de les rendre sensibles aux profanes. Une belle énergie traverse le plateau et touche au cœur le public.
Un spectacle qui s’est joué à guichet fermé à La Loge Théâtre à Paris est programmé le 07 avril à Bobigny. A ne pas manquer.
Paris, le 30/03/2017
R.S.
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« Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre »
Auteurs : Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor, Langston Hugues, Louis Aragon, Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant, Michèle Lalonde, Léonora Miano, Alicé Carré et Margaux Eskenazi
Montage et conception : Alice Carré et Margaux Eskenazi
Mise en scène : Margaux Eskenazi
Avec : Armelle Abibou, Yannick Morzelle, Christophe Ntaka, Raphael Naasz, Eva Rami
Dramaturgie : Alice Carré
Lumières : Mariam Rency
Costumes : Sarah Lazaro