—Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Un large consensus a vu le jour et s’est renforcé ces dernières années chez nombre d’enseignants, de linguistes, de didacticiens et d’administrateurs des écoles en Haïti : faire du créole une véritable langue de scolarisation aux côtés du français et à parité statutaire avec le français. Ce consensus, de plus en plus, emporte l’adhésion même si, comme la plupart des langues à tradition orale, le créole n’a toujours pas franchi l’étape cruciale de sa didactisation et n’est pas encore pourvu d’un stock lexical suffisant pour exprimer les réalités nouvelles liées au développement accéléré des sciences et des techniques. (Sur la problématique de la « didactisation » du créole, voir notre article « Aménagement et « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien : pistes de réflexion », Le National, 24 janvier 2020.) Il ne faut donc pas perdre de vue qu’aucun travail de recherche linguistique sur le terrain, aucune étude publiée ces dernières années n’a jusqu’ici démontré que le créole –langue relativement jeune dotée d’un grand potentiel expressif dans les échanges quotidiens entre locuteurs–, a déjà développé les vocabulaires scientifiques et techniques dont il a besoin pour nommer les domaines scientifiques et techniques qui sont au rendez-vous du développement du pays. Mais à l’instar de toutes les langues naturelles, il possède les structures actives pour être à terme une langue de la technique et de la science. À contre courant des ornières idéologiques et des préjugés de dévalorisation du créole, cette manière réaliste de situer les défis que le créole est appelé à relever est soutenue par plusieurs linguistes, entre autres par Renauld Govain, doyen de la Faculté de linguistique appliquée : « Ce qui manque surtout à la langue [créole] à l’heure actuelle est sa capacité à exprimer la science et la technique. » (« L’âme haïtienne est construite dans l’imaginaire du créole » – Entretien de Caroline Trouillet avec Renauld Govain, Africultures, 17 novembre 2014.) Malgré cela, le plaidoyer visant à faire du créole une langue d’enseignement et une langue enseignée dans le système éducatif national, aux côtés du français, est supporté par un nombre grandissant d’acteurs de ce système même s’il ne sont pas nécessairement renseignés sur les implications linguistiques et didactiques d’un tel plaidoyer. Celui-ci bénéficie également d’un large soutien chez les jeunes scolarisés principalement en français et dont la langue maternelle est le créole. La presse se fait habituellement l’écho de ce plaidoyer.
Ainsi, dans son édition du 27 octobre 2017, Le Nouvelliste, sous le titre « Le créole, langue d’enseignement, prône la FLA » [Faculté de linguistique appliquée], relate un ensemble d’activités organisées par cette institution lors de la Quinzaine de la créolophonie sur le thème « Kreyòl, lang ansèyman pou yon pi bon kalite edikasyon ». Avant 1987 et de manière plus marquée depuis 1987, l’impératif de l’utilisation du créole dans l’enseignement en Haïti occupe régulièrement le devant de la scène éducative, et l’on retiendra que la Faculté de linguistique appliquée est la première sinon la seule institution nationale qui rappelle à dessein le lien qui doit prévaloir entre le créole, langue d’enseignement, et la qualité de l’éducation en Haïti. Toutefois, à l’échelle du pays, il y a lieu de s’interroger sur la dimension juridique de l’utilisation du créole dans l’enseignement en Haïti. Depuis la promulgation de la Constitution de 1987, l’État haïtien est-il intervenu, au plan législatif et de manière institutionnelle, dans le but d’aménager les deux langues officielles du pays ?
Dans une communication datée du 11 avril 2018 et intitulée « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement » (Indiana University, Department of French and Italian) le linguiste Renauld Govain résume comme suit les interventions législatives de l’État quant au statut et à l’emploi du créole et du français en Haïti :
[La Constitution] « (…) de 1964 a adopté les dispositions suivantes en son article 35 : « Le français est la langue officielle de la République. Son emploi est obligatoire dans les services publics. Néanmoins, la loi détermine les cas et conditions dans lesquels l’usage du créole est permis et même recommandé pour la sauvegarde des intérêts matériels et moraux des citoyens qui ne connaissent pas suffisamment la langue française ». Renauld Govain rappelle que « La constitution de 1983 reconnaît le CH [créole haïtien] comme langue nationale. (…) » Également, il précise que c’est « La loi du 28 septembre 1979 [qui] introduit, non sans résistance, le CH [créole haïtien] à l’école comme langue d’enseignement et langue enseignée. L’article [premier] stipule que « l’usage du créole, en tant que langue commune parlée par les 90% de la population haïtienne est permis dans les écoles comme langue instrument et objet d’enseignement ». Cette même loi de 1979 lance la réforme éducative (…) » connue sous le nom de réforme Bernard.
Auparavant, la Constitution de 1918, en son article 24, consignait pour la première fois dans l’histoire nationale que « Le français est la langue officielle. Son emploi est obligatoire en matière administrative et judiciaire ». Les Constitutions de 1932, 1946, 1950 et 1957 ont reproduit l’article 24 de la Constitution de 1918 ; elles sont toutes muettes et sourdes quant au créole. L’article 35 de la Constitution de 1964 atteste la prise en compte du créole dont l’emploi est « premis et même recommandé » selon la loi. L’article 62 de la Constitution de 1983 reprend la même formulation tout en accordant au français et au créole le statut de « langues nationales ». Sans établir de hiérarchisation entre les deux langues, c’est la Constitution de 1987 –rédigée simultanément en créole et en français–, qui consigne, en son article 5, la coofficialité du créole et du français en Haïti : « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune, le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République ». On notera toutefois que le juriste Alain Guillaume, docteur en droit, enseignant-chercheur à l’Université Quisqueya et auteur d’une remarquable étude intitulée « L’expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » (Revue française de linguistique appliquée, 2011, XVI-1 (77-91), estime que l’article 5 de la Constitution de 1987 introduit une hiérarchisation entre le créole et le français. L’article 5 « (…) opère à n’en point douter une hiérarchisation parmi les langues officielles dont les effets restent à déduire. Il semble même qu’il y a un renversement de situation au bénéfice du créole considéré désormais comme l’élément intégrateur, la langue commune qui unit tous les Haïtiens. De fait, tous les Haïtiens sont locuteurs du créole, alors que très peu sont vraiment francophones. Par ailleurs, la hiérarchisation opérée dans la Constitution découle du fait non anodin que le créole est cité avant le français dans l’énumération des langues officielles. Selon les travaux préparatoires, le respect de l’ordre alphabétique n’y était pas pour grand-chose. Il s’agissait de souligner la place désormais dévolue au créole. » Avec la coofficialité du créole et du français consignée à l’article 5 de la Constitution de 1987, il faut prendre toute la mesure que c’est la première fois, dans l’histoire nationale, que le créole accède au statut de langue officielle aux côtés du français, ce qui signe l’entrée formelle des locuteurs créolophones haïtiens, majoritaires au sein de la population, dans la sphère de la citoyenneté. La coofficialité entre le créole et le français consignée à l’article 5 de la Constitution de 1987 est conforme au principe jurilinguistique d’équité qui doit se traduire par la reconnaissance des droits linguistiques de tous les Haïtiens, unilingues créolophones et bilingues créole-français. (Sur les notions d’« équité des droits linguistiques » et de « droits linguistiques », voir le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions », Berrouët-Oriol et al., Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011).
Pour bien mesurer, dans le domaine linguistique, le chemin parcouru par l’État haïtien au plan législatif et de manière institutionnelle, de 1804 à l’adoption de la Constitution de 1987, il y a lieu de rappeler ce qu’écrivait le linguiste Pradel Pompilus dans son livre « Le problème linguistique haïtien » (Éditions Fardin, Port-au-Prince, 1985) : « Mais après avoir conquis et proclamé leur indépendance le premier janvier 1804, nos ancêtres ont gardé la langue française comme langue du nouvel État, tout naturellement, en rédigeant dans cette langue leur déclaration d’indépendance, comme ils ont gardé nombre d’institutions de l’époque coloniale, avec souvent une simple substitution de personne ou de dénomination. Aucune des Constitutions du XIXe siècle ne contient de disposition relative à la langue française en Haïti. C’est seulement depuis la Constitution de 1918 votée en pleine occupation américaine qu’un article des dispositions générales de chaque Constitution décide de la place de la langue française dans la vie nationale haïtienne ». Dans la continuité de la réflexion de Pradel Pompilus sur « Le problème linguistique haïtien », est-il juste et nécessaire, aujourd’hui, de plaider pour la formulation, l’adoption et la mise en œuvre d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti ? Quels sont les fondements constitutionnels d’une future loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti ?
Les obligations de l’État haïtien en matière d’éducation sont consignées dès le « Préambule » de la Constitution de 1987 : « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens. » Dans notre charte fondamentale, l’éducation est donc reconnue au titre d’un droit citoyen aussi essentiel que le droit à la liberté de parole, le droit d’association, etc. Le droit à l’éducation est inscrit à l’article 22 de la Constitution de 1987 : « L’État reconnaît le droit de tout citoyen à un logement décent, à l’éducation, à l’alimentation et à la sécurité sociale. » L’article 32 de la section F « De l’éducation et de l’enseignement », pose explicitement l’éducation en tant que « droit » : « L’État garantit le droit à l’éducation. Il veille à la formation physique, intellectuelle, morale, professionnelle, sociale et civique de la population. » L’article 32.1 éclaire et renforce l’article 32 de notre charte fondamentale en termes d’obligation de l’État : « L’éducation est une charge de l’État et des collectivités territoriales. Ils doivent mettre l’école gratuitement à la portée de tous, veiller au niveau de formation des enseignements des secteurs public et privé. »
D’autre part, l’avenir du pays se joue également sur le terrain de l’éducation des jeunes dans tous les domaines. Selon les données récentes du Fonds des Nations Unies pour la population, sur une population estimée à 11 millions d’habitants en 2017, 62% est âgé entre 15 et 64 ans. Haïti est donc un pays très jeune où 31% de la population est âgé de 10 à 24 ans, 33% de 0 à 14 ans. Seulement 5% d’Haïtiens se situe dans la fourchette de 65 ans et plus. En l’absence de données d’enquête démolinguistique de l’Institut haïtien de statistiques et du ministère de l’Éducation nationale, il est possible d’avoir une idée du nombre de jeunes scolarisés dans le système éducatif : « Selon l’Unicef, « Le système éducatif haïtien accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques » (Unicef : « L’éducation fondamentale pour tous » (Document non daté, consulté le 6 mars 2020).
En troisième lieu, une future loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti permettra à l’État de ne plus naviguer à vue, de ne plus traiter la question linguistique aux différentes étapes de la scolarisation de manière éparse, au coup par coup ou dans le brouillard du cumul habituel des « documents d’orientation » et autres « directives » du ministère de l’Éducation. Elle devrait également permettre à l’État de poser enfin les bases linguistiques d’une réelle qualité de l’éducation en Haïti selon une vision homogène de sa mission tout en lui offrant les moyens législatifs de reprendre le contrôle sinon le leadership d’un système éducatif financé et administré depuis de nombreuses années à 80 % par le secteur privé national et international. Au jour d’aujourd’hui, on ne sait pas combien d’écoles, à travers le pays, dispensent leur enseignement selon les « documents d’orientation » et autres « directives » pédagogiques du ministère de l’Éducation, et encore moins combien d’entre elles fonctionnent au plan linguistique selon leurs propres programmes ou à l’aide de reliquats de la réforme Bernard de 1979. Une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti permettra au ministère de l’Éducation nationale de disposer d’un cadre législatif unifié de référence indispensable à la modélisation de la scolarisation, de la conception des programmes et de la production d’ouvrages didactiques. Elle lui permettra également d’assurer une gouvernance imputable du système éducatif selon une vision claire et renouvelée de sa mission et de dépasser l’horizon réducteur du bricolage programmatique comme l’induit le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » (voir à ce sujet notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018).
Il est attesté que la plus récente intervention législative de l’État haïtien en matière d’orientation linguistique de l’éducation est la loi du 28 septembre 1979 –« Loi autorisant l’usage du créole dans les écoles comme langue d’enseignement et objet d’enseignement »–, qui a introduit le créole à l’école comme langue d’enseignement et langue enseignée aux côtés du français. Cette intervention législative de l’État est connue sous l’appellation de réforme Bernard, du nom du ministre de l’Éducation d’alors. Elle a été suivie du « Décret [du 30 mars 1982] organisant
le système éducatif haïtien en vue d’offrir des chances égales à tous et de refléter la culture haïtienne » et dont les articles 29, 30 et 31 portent spécifiquement sur les langues créole
et française. De 1979 à 1987, l’État haïtien n’est pas intervenu au plan législatif pour réguler l’emploi des langues dans le domaine éducatif. Du début de la transition démocratique post-dictature duvaliériste, de 1987 jusqu’à 2020, aucune législation de nature linguistique n’a été adoptée pour encadrer l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, en particulier dans le système éducatif national, en dépit de l’officialisation des deux langues haïtiennes par la Constitution de 1987. Pareille non intervention législative de l’État dans le domaine linguistique perdure encore malgré le prescrit de l’article 40 de la Constitution de 1987 qui s’énonce comme suit : « Obligation est faite à l’Etat de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale. » Il y a lieu de souligner une fois de plus que l’État haïtien, par manque de volonté politique doublé d’une incapacité d’articuler les priorités de l’éducation, est très peu intéressé à légiférer dans le domaine linguistique. Porteur d’un lourd déficit de vision à ce niveau, il n’a pas su légiférer et créer, depuis la promulgation de la Constitution de 1987, une institution d’aménagement linguistique issue d’un énoncé de politique linguistique nationale et dédiée à l’aménagement simultané de nos deux langues officielles (voir, là-dessus, notre « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti », 20 avril 2017).
La réforme Bernard de 1979, qui comprenait plusieurs volets dont le volet linguistique, constitue la plus importante intervention législative de l’État haïtien dans le domaine éducatif. Nous en avons situé les limites dans notre article « Le défi de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien » (Le National, 8 janvier 2020). Cette réforme n’a pas été généralisée à l’ensemble du pays, les moyens financiers mis à sa disposition ont été relativement faibles et elle a été boycottée par les véritables décideurs de la dictature duvaliériste. Objet d’un moratoire entre 1982 et 1986 suite à la révocation du ministre de l’Éducation Joseph C. Bernard en 1982, elle a été mise en veilleuse en 1987 par le ministre de l’Éducation nationale sous le CNG (Conseil national de gouvernement). À partir de cette date, elle est considérée comme morte puisqu’aucune autre décision autorisée ne l’a remise en vigueur. Cette réforme inaboutie, inédite quant à ses objectifs et sa vision, a permis la production de nouveaux manuels scolaires par des auteurs haïtiens et la mise sur pied d’un comité national du curriculum. Le linguiste Pierre Vernet, ancien doyen de la Faculté de linguistique appliquée, a raison d’affirmer, à propos de l’introduction du créole dans le processus de scolarisation voulue par la réforme Bernard de 1979, que « Certains secteurs s’y opposent totalement ; d’autres ne le conçoivent à l’école que comme une brève étape de transition vers le français. Il s’agit là de deux attitudes superficiellement différentes, mais profondément identiques, relevant de la même idéologie. » (Pierre Vernet : « L’alphabétisation en créole », Espace créole, 4, 1979-1980 ; sur la réforme de l’enseignement de 1979, voir aussi l’article de Pierre Vernet, « La réforme éducative en Haïti », Études créoles, VII, 1-2, 1984, p. 142-163.) Le bilan de la réforme Bernard par l’État haïtien reste à faire, alors même qu’un bilan analytique global de cette réforme semble être l’« Évaluation de la réforme éducative en Haïti : rapport final de la mission d’évaluation de la réforme éducative en Haïti », par Locher, Malan et Pierre-Jacques, 1987 – Genève : miméo ; document répertorié dans la bibliographie du livre « Le pouvoir de l’éducation » de Charles Tardieu, Éditions Zémès, 2015, p. 328. Toutefois la longue étude de Michel Saint-Germain, professeur à l’Université d’Ottawa, « Problématique linguistique en Haïti et réforme éducative : quelques constats » (Revue des sciences de l’éducation, vol. XXIII, n° 3, 1997), fournit des données d’enquête détaillées sur l’état de l’éducation au pays et sur les résultats de la réforme Bernard de 1979.
À bien prendre la mesure que l’aménagement linguistique est, en amont, une entreprise de nature politique –qui doit traduire, dans la loi, la volonté politique de l’État d’intervenir de manière institutionnelle dans la vie des langues–, il serait naïf et illusoire de croire que l’adoption d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti résoudrait comme par miracle les problèmes linguistiques connus du système éducatif national. La simple adoption d’une loi n’est pas en soi une garantie de sa mise en application. Pour qu’elle soit efficiente, une loi d’orientation linguistique de l’éducation doit être portée et promue par le pouvoir politique ; elle doit être encadrée par des règlements d’application et des mécanismes institutionnels de contrôle régulier de cette mise en application. C’est aussi en tenant compte de cette exigence que nous avons institué le « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti », 20 avril 2017). Dans l’actuelle conjoncture, il est peu probable que l’État haïtien, confisqué et dévoyé par le régime néo-duvaliériste du PHTK (Parti haïtien tèt kale), s’engage sur la voie exigeante de la formulation et de l’adoption d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti. Le Parlement haïtien est dans le coma depuis plusieurs mois et il est attesté que le régime néo-duvaliériste du PHTK, actuellement au pouvoir en Haïti et engagé dans le démantèlement programmé des droits citoyens, ne fait pas de l’éducation une priorité. Dans ces conditions il s’agit de préparer, pour le moyen et le long terme, les voies institutionnelles de la formulation et de l’adoption d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti. La viabilité de ces voies institutionnelles devra faire appel, en amont, à la contribution de la société civile, en particulier à la réflexion et aux ressources des institutions des droits humains comme à celles de la Faculté de linguistique appliquée (voir à ce sujet notre texte « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », Le National, 11 octobre 2017).
La formulation d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti devra impérativement être pensée dans les termes d’un partenariat novateur entre le créole et le français et s’adosser à la perspective du bilinguisme de l’équité des droits linguistiques (voir, là-dessus, notre article « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti, Le National, 7 novembre 2019). Il y a lieu ici de rappeler une stricte exigence constitutionnelle conforme aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 : la loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti devra être rédigée simultanément en créole et en français et publiée dans les deux langues officielles du pays.
Il s’agira pour l’État haïtien –porteur de la loi d’orientation linguistique de l’éducation conçue dans le cadre de l’énoncé de la politique linguistique nationale qu’il est appelé à élaborer et à mettre en œuvre–, de fixer le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles. Ce dispositif consignera le statut et le rôle de chacune des deux langues selon l’exigence de la parité statutaire entre le créole et le français. Il accordera une place prioritaire à l’aménagement du créole dans le système éducatif national et dans l’Administration publique. En ce qui a trait au système éducatif national, il s’agira d’élaborer et de mettre en œuvre une véritable politique linguistique éducative fondée sur les droits linguistiques. Le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles devra aussi fixer les paramètres d’une didactique compétente du créole, d’une didactique renouvelée du français ainsi que de la didactique convergente créole-français (voir, là-dessus, Darline Cothière : « Pour une pédagogie convergente dans un nouvel aménagement des pratiques didactiques », dans Berrouët-Oriol et al., « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions », Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011). Ce dispositif consignera les données descriptives à explorer de chacune des langues pour mieux situer les perspectives didactiques à mettre en œuvre dans le domaine éducatif. Il fixera en amont un nouveau paradigme de convivialité entre nos deux langues officielles, la « convergence linguistique », et établira le cadre d’une campagne nationale de sensibilisation au partenariat entre le créole et le français sous l’angle des droits linguistiques de l’ensemble de la population : le droit à la langue (le droit à la possession/appropriation des deux langues de notre patrimoine linguistique national, conformément à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996) et le droit à la langue maternelle créole dans l’Administration publique et dans le système éducatif national.
Montréal, le 9 mars 2020
Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue