— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Paru dans Le National du 21 juin 2023, le long article de Garaudy Laguerre, « Ce que cache le révisionnisme de « l’historien » Michel Soukar », institue un procès en « profanation » de la mémoire des Pères de la nation auquel, selon lui, se serait livré le romancier et historien Michel Soukar durant son entrevue à l’émission Panel magique de radio Magik 9 – 100.9 FM le 23 mai 2023 –nous invitons le lecteur à écouter cette entrevue dans son intégralité. L’article de Garaudy Laguerre, au motif que Michel Soukar « a souillé l’histoire de notre pays et la réputation de nos ancêtres », doit être lu avec attention pour en déceler la portée et les enjeux tant idéologiques que politiques. Cela est d’autant plus nécessaire que Garaudy Laguerre –ancien candidat à la présidence en 2010 et fondateur du microscopique et éphémère parti politique « Nou se WOZO »–, s’emploie violemment à débusquer « le discours anti-noir, pour ne pas dire mulâtriste » qu’il attribue à Michel Soukar. La résurgence de la fameuse « question de couleur » dans la presse écrite de notre pays, amplifiée ces derniers jours sur les réseaux sociaux à coups de « voye monte », interpelle le questionnement actualisé du révisionnisme historique et des différentes manifestations de l’idéologie racialiste dans l’histoire d’Haïti. Dans le présent article, nous entendons par « révisionnisme historique » l’ensemble des constructions intellectuelles visant à réécrire l’Histoire selon une certaine vision et selon certains présupposés idéologiques dans le but d’atteindre des objectifs politiques, notamment l’imposition d’une vision univoque qui s’attache à légitimer une nouvelle interprétation de l’Histoire elle-même. Sur ce registre, il y a lieu formuler une question préalable : l’article de Garaudy Laguerre expose-t-il un argumentaire documenté, adossé à des sources fiables et vérifiables, à l’appui des idées qu’il véhicule ? La présente « Tribune » s’attache à mettre en lumière le fait que le réquisitoire hargneux de Garaudy Laguerre charrie un argumentaire traficoté, essentiellement racialiste-raciste, sous couvert du combat contre le révisionnisme historique et son pseudo allié, l’« arrogance mulâtre » frauduleusement imputée à Michel Soukar. Nous citons les temps forts de l’article de Garaudy Laguerre, « Ce que cache le révisionnisme de « l’historien » Michel Soukar », afin que le lecteur aie en mains l’essentiel de sa pensée racialiste-raciste :
–« Présentant son roman, « Acaau, que ta mort ne tue pas ta vie », sur Magic 9, Michel Soukar [« manipulateur de l’histoire »] a souillé l’histoire de notre pays et la réputation de nos ancêtres en traitant le père de la Nation, Dessalines, ainsi que Toussaint Louverture et Henry Christophe, de voleurs de terres : « Dessalines se lan volè tè li mouri ».
–« (…) ce que cache l’essence de la théorie qui sous-tend ce discours trompeur et les prémisses fallacieuses de Soukar [son « arrogance mulâtre »]. Se considérant comme un mulâtre honoraire et défendant la cause des siens, il souille la réputation de l’Empereur. »
–« Cette publication est faite sous réserve que Soukar fasse des excuses aux Haïtiens et rectifie ses paroles haineuses. »
–« À priori, je ne porte aucun jugement sur le contenu du livre de Soukar. Cependant, l’interview donne l’impression que le thème n’est qu’un prétexte pour développer et sceller théoriquement le discours anti-noir, pour ne pas dire mulâtriste, de la réalité politique historique haïtienne. (…) ses nombreux ouvrages constituent une plateforme pour faire la promotion du mulâtrisme et manifester son racisme latent. »
–« Alors, il faut déduire l’ordre naturel des choses, si tout le monde devrait garder sa place : Noir = Pauvre; Mulâtre = Riche. Et le noir qui devient riche est un traitre alors que le mulâtre qui devient pauvre est une victime. (…) Il a seulement besoin d’un justificatif pour semer son venin mulâtriste et nous préparer à une éventuelle candidature mulâtresse. (…) L’intellectuel marxiste/communiste haïtien est foncièrement, et des fois, malgré lui, anti-noir. »
–« Voilà ce qui explique qu’un marxiste à posture révolutionnaire [Michel Soukar et son « arrogance mulâtre »], disciple du soi-disant visionnaire Acaau a pu quand même s’associer à un groupe politique à la solde de pays étrangers, particulièrement la France, dont l’un des objectifs était de boycotter la célébration du bicentenaire de l’Indépendance. »
Comment faut-il examiner l’article de Garaudy Laguerre ? La recherche de la vérité historique exige l’observation objective des faits ainsi que le recours à un appareillage analytique cohérent, rigoureux et documenté. Une lecture attentive permet de formuler un constat d’ensemble : les principales caractéristiques de l’article de Garaudy Laguerre sont LA FALSIFICATION DES DONNÉES AUDIO et L’ABSENCE DE SOURCES DOCUMENTAIRES CRÉDIBLES ET VÉRIFIABLES à l’appui du procès en « profanation » de la mémoire des Pères de la nation à laquelle se serait prétendument livré Michel Soukar car il aurait « souillé l’histoire de notre pays et la réputation de nos ancêtres ».
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L’UNE DES CARACTÉRISTIQUES MAJEURES DE L’ARTICLE DE GARAUDY LAGUERRE EST LA FALSIFICATION DES DONNÉES AUDIO. Avant de rédiger la présente « Tribune », NOUS AVONS PRIS SOIN D’ÉCOUTER ATTENTIVEMENT L’ENTREVUE ACCORDÉE PAR MICHEL SOUKAR, le 23 mai 2023, à l’émission Panel magique de radio Magik 9–100.9 FM. Ainsi, CONTRAIREMENT AUX ALLÉGATIONS DE GARAUDY LAGUERRE, NOUS N’AVONS TROUVÉ AUCUNE TRACE, DANS LES PROPOS DE MICHEL SOUKAR, D’UNE QUELCONQUE AFFIRMATION SELON LAQUELLE DESSALINES, TOUSSAINT ET PÉTION ONT ÉTÉ DES « VOLEURS DE TERRE ». Au contraire, dans son entrevue radio, Michel Soukar a exposé la réalité des conflits terriens qui, au sortir de 1804, étaient déjà à l’œuvre dans le jeune État issu de la guerre anticoloniale. Sans langue de bois et sans angélisme, il a précisé le fait attesté que les anciens esclaves devenus nouveaux libres « n’avaient pas droit à la terre ». S’agissant du Père de l’Indépendance, Jean-Jacques Dessalines, Michel Soukar a rappelé que « lan goumen pou tè Desalin mouri », précisant ainsi que Dessalines –ouvertement opposé à la corruption qui déjà gangrénait le jeune État–, a été emporté par la violence des conflits terriens de l’époque où les hauts gradés de l’Armée révolutionnaire s’étaient accaparé les riches terres du domaine colonial (voir le livre de l’historien Eddy Cavé, « Haïti : extermination des Pères fondateurs et pratiques d’exclusion » (autoédition, 2021). Il y a donc, chez Garaudy Laguerre, un mensonge décomplexé adossé à une double falsification qu’il effectue en dehors de l’éthique intellectuelle. D’une part, il travestit le propos de Michel Soukar car il s’agit pour lui d’accréditer frauduleusement l’idée que l’historien serait le porte-parole d’un présumé « discours anti-noir, pour ne pas dire mulâtriste », destiné à « semer son venin mulâtriste »…. D’autre part, il y a, chez Garaudy Laguerre, une falsification révisionniste de l’Histoire d’Haïti par le recours désinhibé aux préjugés et aux clichés racialistes-noiristes, et cette seconde falsification lui permet de faire la promotion d’une plus ample falsification, celle de l’Histoire nationale qui a pour nom le noirisme, ciment idéologique du fascisme identitaire de François Duvalier. Sur ce point précis, il existe une troublante communauté de vue entre le noirisme identitaire racialiste de François Duvalier et la vision racialiste-raciste défendue par Garaudy Laguerre dans son article. Cette troublante communauté de vue entre le noirisme identitaire racialiste de François Duvalier et la vision racialiste-raciste défendue par Garaudy Laguerre dans son article renvoie au culte partagé de « l’image fantasmée de Dessalines construite par l’école noiriste » sous la houlette de François Duvalier et Lorimer Denis (Leslie Péan : « Haïti : mentalité d’esclave et régime politico-économique (1 de 3) », AlterPresse, 27 avril 2015). Amplement répandue dans l’enseignement scolaire et dans la plupart des chétifs manuels d’histoire d’Haïti, « l’image fantasmée de Dessalines » qu’ont en commun François Duvalier et Garaudy Laguerre procède d’une vision totalitaire qui proscrit toute parole dissidente, toute démarche analytique-critique. La vision totalitaire, au creux de la pensée de l’école noiriste, s’est matérialisée et structurée dans le champ politique lorsque le pouvoir duvaliérien s’est mué, après 1957, en pouvoir absolutiste instituant l’unique et le plus violent régime fasciste haïtien.
Dans sa thèse de doctorat en histoire soutenue le 13 février 2023 à l’Université de Montréal et intitulée « ’’Tout [n’] était pas si négatif que ça’’ : les mémoires contestées du duvaliérisme au sein de la diaspora haïtienne de Montréal, 1964-2014 », Virginie Belony précise que « Le raisonnement noiriste fut au cœur de la pensée duvaliériste. S’appuyant sur des différences biologiques entre Africains et Européens, [François Duvalier] préconisait un « gouvernement noir pour un peuple noir. » [La pensée duvaliériste] se caractérisait également par sa relation conflictuelle avec le libéralisme. À ce sujet, l’historien Matthew Smit (2009) note que « noirisme was a strong anti-liberal component including the implementation of an authoritarian and exclusive state. » (« Le noirisme comportait une forte composante antilibérale, notamment la mise en place d’un État autoritaire et exclusif. » [Ma traduction] Un peu plus loin dans son analyse, Virginie Belony expose que « Si les textes qui ont inspiré [le livre de François Duvalier, « Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti » [Imprimerie de l’État, 1959, Éditions Fardin, 1965] ne témoignent pas forcément d’un effort intellectuel rigoureux ni même d’un souci de nuances, leur importance comme outils de propagande promulguant une vision essentialiste, racialiste (pour ne pas dire raciste) et simpliste de l’histoire d’Haïti n’est pas dérisoire. »
La double falsification, dans le dispositif narratif de Garaudy Laguerre, est en lien avec une fantasmatisation récurrente du passé « hyper-héroïque » d’Haïti repérable dans un certain discours identitaire haïtien qui sacralise, sanctuarise et momifie les canons immuables et séculaires de l’identité haïtienne. Comme le rappellent à juste titre l’historien Michel Hector et le sociologue Laënnec Hurbon, « La dictature de Duvalier s’est largement appuyée sur [une] fantasmatisation du passé. Alors que les premiers gouvernements s’étaient efforcés de prendre le contre-pied des pratiques de racialisation des rapports entre les groupes sociaux qui caractérisaient la société esclavagiste, jusqu’à aujourd’hui les luttes politiques laissent parfois apparaître des rémanences de l’idéologie coloriste par une opposition factice entre Noirs et Mulâtres » (Michel Hector et Laënnec Hurbon : « Introduction. Les fondations », dans « Genèse de l’État haïtien (1804-1859) », Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009.) L’article de Garaudy Laguerre s’inscrit amplement dans cette fantasmatisation du passé et c’est aussi sur ce mode que son dispositif narratif prend appui sur le noirisme en tant que manifestation idéologique de l’enfermement comme de la diabilisation et du déni de l’Autre. La lecture attentive de l’article de Garaudy Laguerre atteste donc incontestablement sa filiation directe au noirisme duvaliériste.
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L’AUTRE CARACTÉRISTIQUE MAJEURE DE L’ARTICLE DE GARAUDY LAGUERRE EST L’ABSENCE DE SOURCES DOCUMENTAIRES FIABLES ET ACCESSIBLES, NOTAMMENT SUR LA LITIGIEUSE QUESTION AGRAIRE EN HAÏTI DE 1804 À NOS JOURS. Alors même qu’il attribue frauduleusement à Michel Soukar l’affirmation selon laquelle Dessalines, Toussaint et Pétion ont été des « voleurs de terre », il ne fournit au lecteur aucune preuve documentaire à l’appui de son affabulation. Le lecteur de son article cherchera en vain l’appel à des sources documentaires aussi incontournables que l’étude de Suzy Castor, « Les origines de la structure agraire en Haïti » (Éditions Cresfed, 1998) ; celle d’Étienne Charlier, « Aperçu sur la formation de la nation haïtienne » (Les Presses libres, Port-au-Prince, 1948) ; la thèse de doctorat de Schiller Thébaud, « L’évolution de la structure agraire d’Haïti de 1804 à nos jours » (Université de Paris, Faculté de droit, 1967) ; le livre d’Armand Thoby, « La question agraire en Haïti » (1988 ; numérisé le 9 octobre 2014) ; l’ouvrage de Jean-Baptiste Mario Samedy, « Mutation et persistance de la structure sociale de Saint-Domingue-Haïti, 1784-1994 : essai sur la question agraire haïtienne » (New-York / Ottawa : Legas, 1997). Enfin le livre de Nicolas Jean Baptiste, « Le problème agraire et la situation socio-juridique du paysan à travers l’histoire d’Haïti 1697-1992 », Port-au-Prince, Éditions THELUSCOSI, avril 2000. Au creux de l’épineuse question agraire haïtienne, des sources concordantes attestent que la constitution du « Domaine privé de l’État » est l’oeuvre du premier chef du nouvel État, Jean-Jacques Dessalines. Ainsi, le Décret du 2 janvier 1804 promulgué par Dessalines, les Constitutions de 1805 et de 1806 ont versé dans le patrimoine national tous les domaines qui, avant la proclamation de l’Indépendance, appartenaient de fait à la France. Ces données historiques sont avérées entre autres dans le livre-phare de l’économiste Gérard Pierre-Charles, « L’économie haïtienne et sa voie de développement » (Éditions Maisonneuve et Larose, 1967, Éditions Henri Deschamps, 1993). Dans ce livre il démontre que le latifundisme d’État est lié de manière systémique aux origines de la nation haïtienne. L’on comprend dès lors que le « Domaine privé de l’État » a pour l’essentiel été détenu par les hauts gradés de l’Armée révolutionnaire et a très largement contribué à façonner la structure agraire du nouvel État.
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LA TROISIÈME CARACTÉRISTIQUE MAJEURE DE L’ARTICLE DE GARAUDY LAGUERRE EST L’ABSENCE DE SOURCES DOCUMENTAIRES FIABLES ET ACCESSIBLES SUR LES SOURCES HISTORIQUES DU « PRÉJUGÉ DE COULEUR » EN HAÏTI. Sur l’idéologie racialiste en Haïti (dans ses variantes noiriste et mulâtriste), Garaudy Laguerre ne fournit AUCUNE RÉFÉRENCE DOCUMENTAIRE CRÉDIBLE ET VÉRIFIABLE. Pourtant, empressé d’instruire le procès en « profanation » de la mémoire des Pères de la nation auquel Michel Soukar se serait prétendument livré, Garaudy Laguerre brandit le drapeau noir et rouge de l’idéologie racialiste en Haïti. Ainsi, il soutient que le soi-disant « révisionniste » et le pseudo « historien » Michel Soukar, durant son entrevue à la station radio Magic 9, « donne l’impression que le thème n’est qu’un prétexte pour développer et sceller théoriquement le discours anti-noir, pour ne pas dire mulâtriste, de la réalité politique historique haïtienne (…) ses nombreux ouvrages constituent une plateforme pour faire la promotion du mulâtrisme et manifester son racisme latent. »
Comment comprendre et situer historiquement la violente et haineuse charge de Garaudy Laguerre contre Michel Soukar auquel, on l’a bien noté, il dénie sa qualité d’historien ? Comment comprendre et situer historiquement le procès intenté à Michel Soukar, promu au statut honni de « manipulateur de l’histoire » et dont l’œuvre historique est qualifiée en ces termes par Garaudy Laguerre : « ses nombreux ouvrages constituent une plateforme pour faire la promotion du mulâtrisme et manifester son racisme latent » ?
L’arrivée au pouvoir du cartel politico-mafieux du PHTK néoduvaliériste il y a onze ans a vu le retour du noirisme duvaliériste dans notre pays : un noirisme arrogant et mystificateur, qui s’accommode bien des différentes manifestations historiques du mulâtrisme qui est tout aussi arrogant et mystificateur. Garaudy Laguerre fait impunément l’impasse sur cette réalité dont fort opportunément il ne retient qu’un seul volet, la peste « mulâtriste »… De nombreuses études ont démontré que le recours à la notion de « race » et la « racialisation des discours » dans le champ idéologique et historique haïtien remontent à l’époque coloniale. Pour la période contemporaine, il est amplement attesté que la dérive essentialiste et racialiste a fortement structuré l’idéologie duvaliériste qui, il faut le souligner, a encore de nos jours ses hérauts, ses nostalgiques, ses admirateurs et ses propagandistes attachés à la vision raciste-noiriste du dictateur François Duvalier. Le discours racialiste-raciste du dictateur François Duvalier –dans lequel s’imbriquent le « noirisme », le « salut des classes moyennes noires » et la « réhabilitation de la race noire »–, a fait l’objet d’une intense propagande et a donné lieu à l’élaboration de plusieurs livres. Sur le registre de la propagande, la dictature de François Duvalier a eu ses intellectuels « en service commandé » : les frères Paul et Jules Blanchet, l’autoproclamé « historien » révisionniste Rony Gilot, l’idéologue raciste René Piquion (porte-étendard du « noirisme » et des « authentiques »), Gérard Daumec (le préfacier en 1967 du « Guide des « Œuvres essentielles » du docteur François Duvalier » paru à l’Imprimerie Henri Deschamps), le proto-nazi Gérard de Catalogne (admirateur de Pétain et de Maurras et responsable éditorial des « Œuvres essentielles » de François Duvalier). Lorimer Denis et François Duvalier ont publié conjointement leur livre-phare « Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti » réédité aux Éditions Fardin, en 1965, et en 1967 François Duvalier a fait paraître le « Guide des « Œuvres essentielles » du docteur François Duvalier ». Dans « Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti », les auteurs consignent une lecture essentialiste-raciste de l’Histoire d’Haïti et totémisent la « race » noire de plusieurs façons : « Si nous remontons à notre passé colonial nous verrons que le colon avait institué ce sophisme de simple inspection pour justifier l’esclavage du noir. D’où le dogme d’infériorité de celui-ci inventé pour rayer la race noire de l’espèce humaine. » Et qualifiant Toussaint Louverture de « Génie de notre Race », ils exposent que « St-Domingue est désormais sous l’égide du Héros qui s’était promis d’en faire le berceau de la liberté de sa Race dans le Nouveau Monde, ce fait s’est accompli : du même coup il jeta les fondements d’une Civilisation Noire dans l’Hémisphère Occidental ». Poursuivant dans ce livre l’exposé de leur vision essentialiste-racialiste de l’Histoire d’Haïti, Lorimer Denis et François Duvalier établissent un lien consubstantiel entre « race » et « classe » : « Commentant la pensée d’Emmanuel Edouard, Duraciné Vaval écrit : « Nul plus que lui (sinon le Dr. Louis Joseph Janvier) ne s’est appesanti [sur] la question sociale haïtienne qui dérive d’une question de race. J’en prends occasion pour retenir votre attention sur ce fait que la question sociale haïtienne dérive d’une question de race ». (Sur la problématique du noirisme, voir le chapitre 3, page 37, de la thèse de doctorat en histoire soutenue en 2023 par Virginie Belony à l’Université de Montréal, « “Tout [n’]était pas si négatif que ça” : Les mémoires contestées du duvaliérisme au sein de la diaspora haïtienne de Montréal, 1964- 2014 » : « Le noirisme, idéologie sur laquelle le duvaliérisme se fonde, « mystifie » l’enjeu des classes sociales. Ainsi, sans pour autant complètement nier l’existence d’un préjugé de couleur en Haïti (mais presque), l’article de Jean Luc suggère que le noirisme, dans son élaboration, empêche une synthèse plus poussée des problèmes haïtiens qui précèdent de loin François Duvalier »).
Sur les racines historiques du préjugé de couleur en Haïti, voici ce que nous enseigne l’historien et économiste Eddy Cavé dans son livre amplement documenté et dont nous recommandons hautement la lecture, « Haïti : extermination des Pères fondateurs et pratiques d’exclusion » (2021) au chapitre V.3, pages 111 – 112, « Les masques du colorisme » :
–« Le mulâtrisme / Dans le domaine du combat politique, on peut faire remonter cette idéologie au duo Ogé-Chavannes qui réclamait essentiellement l’égalité avec les blancs. Ces deux combattants affirmaient « ne pas inclure dans leurs revendications le sort des nègres qui vivent dans l’esclavage », comme on l’a vu précédemment. Bénéficiant des lumières de ses adeptes et des positions de pouvoir que ces derniers ont occupées depuis la Guerre de l’Indépendance, le mulâtrisme s’est infiltré très tôt dans les esprits, les conceptions dominantes et les livres d’histoire. Déjà, les mulâtres représentaient une majorité écrasante de 24 des 37 signataires de l’Acte de l’Indépendance et un fort pourcentage des cadres de la machine administrative sous Dessalines et Christophe. (…) Ce courant s’est traditionnellement maintenu au pouvoir avec des hauts et des bas, pratiquant la politique de doublure quand elle mettait au pouvoir des généraux noirs incultes qu’il manipulait à sa guise. Après la déconvenue vécue avec Soulouque, qui se rebella pour procéder à de véritables exécutions en masse, le pouvoir mulâtre retournera au pouvoir sous Geffrard et laissera tomber ses masques. »
–« Le noirisme / Le noirisme est aussi préjudiciable à la découverte de la vérité historique que le mulâtrisme. Par solidarité de principe, ce courant absout ses idoles sans réserve et refuse de reconnaître aucun mérite à leurs adversaires. (…) On retrouve cette idéologie en filigrane à la fois dans l’exaltation de la plupart des politiques, des leaders et des gouvernements noirs, ainsi que dans la plupart des critiques des initiatives et formations politiques d’obédience mulâtre. (…) Depuis 1940, le colorisme a visiblement refait surface, et les deux courants dominants ont recommencé à s’affronter vigoureusement. Le mulâtrisme s’est affiché sans retenue sous Lescot, ce qui préparera la voie à la révolution dite de 1946 et à l’émergence du pouvoir noir, dont Roger Dorsainvil a dressé le bilan dans Trente ans de pouvoir noir en Haïti. »
Garaudy Laguerre est-il un historien de formation et l’auteur d’articles scientifiques de référence sur l’histoire d’Haïti ?
Une recherche documentaire effectuée à l’aide de plusieurs moteurs de recherche n’a pas permis de retracer le moindre article de référence sur l’histoire d’Haïti rédigé par Garaudy Laguerre… Dans la Revue de la Société d’histoire et de géographie d’Haïti répertoriée sur Gallica, la plateforme numérique de la Bibliothèque nationale de France, nous n’avons pas retracé le moindre article de référence sur l’histoire d’Haïti rédigé par Garaudy Laguerre qui pourtant dénie à Michel Soukar sa qualité d’historien… Garaudy Laguerre, dont on ne connaît donc aucune étude historique, croit faire œuvre d’« historien » en ciblant la présumée « arrogance mulâtre » de Michel Soukar dont les « nombreux ouvrages constituent une plateforme pour faire la promotion du mulâtrisme et manifester son racisme latent ». Il est de première évidence qu’en l’absence de références documentaires crédibles et accessibles et à défaut d’un dispositif argumentatif rigoureux, la posture racialiste-raciste de Garaudy Laguerre se mue en imposture : les historiens haïtiens doivent soumettre sa démarche à l’analyse critique, répondre aux arguties consignées dans son article et questionner le révisionnisme historique ainsi que l’idéologie racialiste en Haïti. Que le noirisme et le mulâtrisme soient, aujourd’hui en Haïti, en embuscade ou à l’offensive dans différents discours, cela oblige à la vigilance et interpelle un contre-discours critique rigoureusement documenté : les historiens doivent impérativement s’inscrire dans cette démarche analytique, entre autres pour bien montrer à quelles fins, en quoi et pourquoi le révisionnisme historique revêt les habits recyclés du noirisme duvaliériste et du mulâtrisme mystificateur.
Il est avéré que Garaudy Laguerre n’est pas un historien, mais il éructe, s’étrangle, s’agite, brait, proteste et part en croisade « historique » contre l’impie Michel Soukar –de souche levantine, quel sacrilège !— qui a osé « profaner » la mémoire des immortels Pères de la patrie pour y « semer son venin mulâtriste »… N’ayant pas su faire la moindre démonstration de la réalité du présumé « venin mulâtriste » de Michel Soukar, Garaudy Laguerre lui enjoint pourtant, aventureusement, de présenter « des excuses aux Haïtiens et [de rectifier] ses paroles haineuses » puisque ses « nombreux ouvrages constituent une plateforme pour faire la promotion du mulâtrisme et manifester son racisme latent ». Le Garaudy Laguerre non historien est toutefois l’auteur de deux romans, « Le promeneur de chiens » (s.l.é.) et « Dans l’ombre de Sophie » (Éditions du Cidihca, 2022), ainsi que de plusieurs articles généralistes d’« analyse » politique. Plusieurs de ses textes présentent une approche ouvertement racialiste-raciste mettant en scène le noirisme arrogant et mystificateur, qui s’accommode bien des différentes manifestations historiques du mûlatrisme qui est tout aussi arrogant et mystificateur (voir l’article « Garaudy Laguerre fait éclater la vérité sur Apaid et le projet Savane Diane, l’arnaque de la mafia des affaires contre l’État haïtien » (Rezonòdwès, 25 avril 2021). Dans cet article et ailleurs, il est symptomatique que l’approche racialiste-raciste de Garaudy Laguerre évacue les données analytiques contenues dans le livre de référence de Micheline Labelle, « Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti » (Presses de l’Université de Montréal, 1978, Éditions du Cidihca, 1987). Dans son approche racialiste-raciste, Garaudy Laguerre évacue également les enseignements consignés dans l’article « Race, couleur et indépendance en Haïti (1804-1825) » de David Nicholls paru dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 25-2, en 1978.
Michel Soukar est-il l’auteur d’une œuvre de référence dans le champ de la recherche historique ?
La réponse est oui. Enseignant-chercheur, chroniqueur et journaliste chevronné, Michel Soukar est l’auteur de « Radiographie de la « bourgeoisie haïtienne » suivi de Un nouveau rôle pour les « élites haïtiennes » au 21e siècle » (C3 Éditions, 2014). Il a aussi publié les cinq tomes de ses « Entretiens avec l’histoire », qui sont des ouvrages de vulgarisation historique issus de ses travaux de recherche et publiés chez Le Natal, à Port-au-Prince, en 1990, 1992, 1999, 2000 et 2007. Ce travail de vulgarisation historique emprunte aussi la voie de nombreuses émissions radio et d’interventions à la télévision.
Michel Soukar est également l’auteur plusieurs romans historiques élaborés au fil d’amples recherches documentaires menées ces trente dernières années :
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« La Cour des miracles » suivi de « L’Île de braise » et de « La maison de Claire, Publisud, 1991.
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« Requiem pour un empire païen » (Publisud, 1988).
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« Un général parle : entretien avec un chef d’État-major sous François Duvalier (Imprimerie Le Natal, 1987) ».
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« Cora Geffrard », Éditions Mémoire d’encrier, 2011.
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« La Dernière nuit de Cincinnatus Leconte », Éditions Mémoire d’encrier, 2013.
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« La prison des jours », Éditions Mémoire d’encrier, 2012.
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« Discours et proclamation de l’indépendance d’Haïti » (C3 Éditions, 2015).
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« Sylvain Salnave. La douce amère », C3 Éditions, 2021.
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« Le sang du citoyen », C3 Éditions, 2021.
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« Acaau, que ta mort ne tue pas ta vie », C3 Éditions, 2022. Ce roman est assorti d’une remarquable « Préface » d’Eddy Cavé, traducteur et historien, auteur entre autres de « De mémoire de Jérémien – Ma vie, ma ville, mon village » (Éditions du Cidihca, 2009 ; Éditions Pleine page, 2010), ainsi que de « Haïti : Extermination des Pères fondateurs et pratiques d’exclusion » (autoédition, 2021). Cette « Préface » consigne un éclairage fort pertinent en lien avec l’idéologie racialiste : « En cette « année terrible » qu’est 2022, Michel Soukar ne pouvait pas trouver un meilleur exemple de héros pour sensibiliser la population à certains des gigantesques défis de l’heure ; pour mieux saisir l’essence des gouvernements de doublure ; pour discuter de l’opportunité du recours aux armes ; pour condamner les deux variantes du colorisme que sont le mulâtrisme et le noirisme. Pour souligner également la primauté de la propriété des moyens de production dans l’analyse sociologique : « Nèg rich se milat, milat pòv se nèg ! »
Le révisionnisme historique et l’idéologie racialiste en Haïti refont surface à chacune des périodes au cours desquelles Haïti a dû faire face à une crise politique majeure. Le sommet de cette dérive idéologique et politique a été atteint lorsque le fascisme duvaliériste –en tant que mode d’exercice totalitaire du pouvoir–, a confirmé l’institution du noirisme comme ciment idéologique de sa gouvernance. La déduvaliérisation d’Haïti n’ayant pas jusqu’à nos jours été effectuée, l’on assiste à la perduration et au recyclage conjoncturel et systémique des discours racialistes dans le corps social haïtien, et ces discours racialistes sont étroitement liés à la sous-culture de l’impunité en Haïti. Il n’est pas fortuit que le réquisitoire racialiste-raciste de Garaudy Laguerre ait été élaboré dans l’actuelle conjoncture politique en Haïti caractérisée notamment par le démantèlement de la quasi-totalité des institutions de l’État et l’alliance multifacettes des détenteurs du pouvoir PHTKiste et du secteur mafieux de la grande bourgeoisie avec les gangs armés qui, depuis quelques mois, occupent de larges portions du territoire national. Les différents clans qui composent le cartel politico-mafieux du PHTK néoduvaliériste –en quête de légitimité et installés dans une course-poursuite en vue de leur maintien à tout prix aux commandes de l’État–, ont besoin d’alliés pour se reconfigurer, pallier leur très forte impopularité et combler leur déficit d’assise sociale. Ils font appel à des « intellectuels de service » pour assurer la « fabrique du consentement » politique, comme on l’a vu, entre autres, à travers les « mandats » confiés au fidèle missionnaire du PHTK, le politologue Louis Naud Pierre, dans la scabreuse affaire de la nouvelle « Constitution » avortée de Jovenel Moïse (voir notre article « La « pathologisation » du débat d’idées en Haïti selon le sociologue du PHTK Louis Naud Pierre : le dessous des cartes » (Le National, 16 août 2022). Dans la dynamique de la constitution de la « fabrique du consentement » politique, le cartel politico-mafieux du PHTK néoduvaliériste a également missionné d’autres « croisés » et zélés « cascadeurs de la pensée », notamment Fritz Dorvillier (sociologue, consul « démissionné » d’Haïti à Montréal) ; Bochitt Edmond (ex-ambassadeur d’Haïti aux États-Unis, impliqué dans une vaste affaire de corruption liée au trafic de passeports haïtiens et révoqué en mai 2023 à la demande du Département d’État américain) ; Weibert Arthus (sociologue, actuel ambassadeur d’Haïti au Canada) ; Dore Guichard (idéologue et propagandiste de terrain), Rudy Hérivaux, Renald Lubérice… Par ailleurs, la « fabrique du consentement » politique mise en œuvre par le cartel politico-mafieux du PHTK néoduvaliériste à l’échelle nationale bénéficie également de l’appui de « grands experts » à l’échelle internationale (voir notre article « De Ricardo Seitenfus à Helen La Lime, l’aveuglante et impériale manufacture du « consentement » politique en Haïti » (Le National, 12 septembre 2021).
L’article de Garaudy Laguerre, « Ce que cache le révisionnisme de « l’historien » Michel Soukar », a donc malgré lui le mérite de nous rappeler qu’il existe des liens étroits et convergents entre l’idéologie racialiste et la sous-culture de l’impunité en Haïti. Au creux d’un environnement politique qui fabrique et institue dans le corps social haïtien un fort sentiment de « désespérance existentielle » et de perte de repères citoyens, la sous-culture de l’impunité en Haïti a une fonction de détournement anesthésiant du regard critique citoyen vers d’autres sujets sociétaux, en particulier vers une réappropriation/actualisation du discours racialiste-raciste en tant que dispositif d’interprétation du réel et des faits sociaux. En réactualisant de manière frauduleuse la complexe « question de couleur » en Haïti, le discours racialiste-raciste de Garaudy Laguerre contribue à visière levée au renforcement de l’impunité en Haïti : les détenteurs actuels d’un pouvoir politique illégal et inconstitutionnel –« gran manjè » et « bandits légaux »–, abonnés au festin de la « rente financière d’État », n’ont donc pas de compte à rendre, ils sont au-dessus des lois, ils « sont » la loi puisqu’ils gouvernent en conformité avec les attendus de la « mission » conférée aux « bandits légaux » par le Core Group et par le secteur mafieux de la grande bourgeoisie… Maquignonné et charlatanesque à volonté, le discours racialiste-raciste de Garaudy Laguerre évacue les caractéristiques systémiques de l’actuel « chaos haïtien ». Son discours racialiste-raciste sert aussi à masquer un fait historique majeur dans l’histoire contemporaine d’Haïti : le noirisme duvaliériste a servi de ciment idéologique à l’instauration de la première dictature fasciste au pays de Dessalines avec son cortège de milliers de victimes massacrées au Fort-Dimanche et ailleurs, sans oublier la domestication des Forces armées, l’abolition de toutes les libertés citoyennes, la vassalisation des institutions de l’État, la corruption et le pillage des ressources financières de l’État. Le discours racialiste-raciste de Garaudy Laguerre permet également d’évacuer un ensemble de questions auxquelles la société haïtienne doit impérativement répondre dans la perspective de l’établissement d’un État de droit, notamment l’obligation du recours à la règle du Droit, la nécessité d’instituer le procès des dilapidateurs du Fonds PetroCaraïbe, la poursuite du procès des complices et « consorts » identifiés de la dictature de Jean Claude Duvalier, la mise en route de l’action publique contre les responsables des crimes perpétrés contre la population lors du coup d’État de 1991, la dilapidation à grande échelle des finances de l’État par les barons du cartel politico-mafieux du PHTK néoduvaliériste, etc. (Pour mémoire, il y a lieu de rappeler que l’ancien Premier ministre PHTKiste Laurent Lamothe a récemment été « accusé d’avoir détourné à son profit personnel au moins 60 millions de dollars du fonds d’investissements dans les infrastructures et de protection sociale Petrocaribe » (Radio France internationale : « Les États-Unis sanctionnent l’ex-Premier ministre haïtien Laurent Lamothe », 3 juin 2023).
Au pays de l’amnésie sélective téléguidée et du « kase fèy kouvri sa », Haïti, l’idéologie racialiste-raciste réactualisée par Garaudy Laguerre ainsi que la sous-culture de l’impunité vont donc de pair et elles ont aussi pour fonction d’alimenter une idée chère aux noiristes et aux nostalgiques de la « révolution duvaliériste » consignée dans l’appareillage conceptuel du catéchisme de la « réconciliation nationale ». C’est précisément cette idée de la « réconciliation nationale » duvaliériste, au creux de la sous-culture de l’impunité, qui permet de comprendre le choix du tonton macoute Prosper Avril comme invité d’honneur de l’édition 2023 de Livres en folie, la grande foire annuelle du livre en Haïti. C’est également cette idée de la « réconciliation nationale » duvaliériste qui éclaire la complaisante hospitalité accordée durant de longues années par un quotidien haïtien au tonton macoute et « historien » révisionniste Rony Gilot ainsi qu’à Arthur V. Calixte, tous deux duvaliéristes et tonton-macoutes notoires, hommes de main des Duvalier père et fils. L’idée de la « réconciliation nationale » duvaliériste, au creux de la sous-culture de l’impunité, éclaire également l’hospitalité offerte par ce même journal à François-Nicolas Duvalier qui a publié, le 19 avril 2013, son hallucinant hommage ainsi titré : « In memoriam Dr François Duvalier, président à vie ». Dans son édition du 22 avril 2013, sous le titre « Haïti : un hommage rendu à « Papa Doc » par son petit-fils fait polémique », Radio France internationale note que « Cette tribune choque les victimes de la dictature à l’heure où les survivants de la dictature témoignent actuellement devant les juges des tortures et exactions subies dans les prisons politiques du régime ». Radio France internationale rapporte que l’article apologétique écrit par Nicolas Duvalier « a révulsé Danièle Magloire, qui est à la tête du collectif de plaignants contre Jean-Claude Duvalier : « Voir que Nicolas Duvalier ose parler de François Duvalier comme un républicain, alors qu’on parle d’une dictature, c’est un révisionnisme qui est tout à fait inacceptable, une véritable insulte à la mémoire de toutes les victimes de la dictature des Duvalier, père et fils, une insulte aux survivants qui prennent leur courage à deux mains aujourd’hui pour poursuivre Jean-Claude Duvalier et consorts en justice. Et c’est difficile de comprendre comment un journal peut, en 2013, s’inscrire dans la lignée du révisionnisme. Même si l’article n’est pas produit par le journal mais le fait de l’endosser, de le publier, c’est accepter ça. C’est comme si en Europe quelqu’un publiait un article qui dit qu’il n’y a jamais eu de chambres à gaz, qu’il n’y a pas eu d’extermination des juifs. C’est inacceptable ».
La présente « Tribune », que nous exposons à visière levée au titre d’une contribution citoyenne au débat public sur un sujet majeur de société –l’idéologie racialiste et le révisionnisme historique en Haïti–, s’adresse principalement aux étudiants et aux enseignants qui n’ont pas connu la dictature des Duvalier, qui sont nés après la promulgation de la Constitution de 1987 et qui ont été témoins ou victimes des turpitudes des diverses variantes du populisme de droite et de gauche en Haïti. Cette « Tribune » permettra, nous le souhaitons, de comprendre entre autres les raisons pour lesquelles une promotion entière d’étudiants de la Faculté de droit de la ville des Gonaïves –sans doute peu ou mal informés de l’histoire contemporaine d’Haïti et des crimes impunis de la dictature duvaliériste–, ont pu désigner le 16 décembre 2011 le dictateur Jean Claude Duvalier comme « parrain » pour « emblémiser » la fin de leurs études universitaires. Elle permettra également de mieux comprendre pourquoi et comment le révisionnisme historique et le racialisme idéologique disposent d’un dommageable pouvoir de séduction symbolique dans l’inconscient collectif haïtien et comment ils sont constamment instrumentalisés en Haïti, en particulier par des « politiciens racialistes » de tous bords. Sur ce registre, l’article de Garaudy Laguerre, comme nous l’avons démontré dans la présente « Tribune », est particulièrement instructif au périmètre des mécanismes et des finalités idéologiques et politiques immédiates du révisionnisme historique et du racialisme idéologique.
En définitive, il faut prendre toute la mesure que le révisionnisme historique et le racialisme idéologique –au creux du noirisme et du mulâtrisme–, se nourrissent tous les deux d’une profonde ignorance des faits documentés de l’histoire d’Haïti. Cette profonde ignorance se maquille en discours identitaire, hagiographique, absolutiste et vindicatif, qui récuse et s’oppose à toute approche analytique-critique de l’histoire nationale basée sur des sources documentaires fiables. En cela, le révisionnisme historique et le racialisme idéologique sont des discours apologétiques qui s’opposent à une connaissance scientifique de l’histoire nationale : ce sont des discours de la pensée unique privilégiant une fantasmatisation récurrente du passé « hyper-héroïque » d’Haïti comme l’ont très justement précisé Laënnec Hurbon et Michel Hector dans leur « Introduction. Les fondations », dans « Genèse de l’État haïtien (1804-1859) », Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009.) La fantasmatisation récurrente du passé « hyper-héroïque » d’Haïti à l’œuvre dans le dispositif énonciatif du révisionnisme historique et du racialisme idéologique s’opposent au débat public documenté et interdisent dogmatiquement de poser un certain nombre de questions dites « gênantes » ou « sensibles ». Par exemple : les Pères de la patrie, entre autres Dessalines, Christophe et Pétion, ont-ils été après le 1er janvier 1804 des « grandon », de grands propriétaires terriens détenant une main-d’œuvre quasi servile (en demi-servage dans un système étatique semi-féodal connu sous l’appellation « demwatye ») ? Ont-ils favorisé, après le 1er janvier 1804, le retour des grandes plantations agricoles sur le modèle des grandes plantations coloniales et ont-ils pratiqué à l’échelle nationale le « caporalisme agraire » ? Quel était le principal modèle économique promu par les Pères de la nation après le 1er janvier 1804 et quelle était, dans ce modèle, l’architecture des nouvelles forces productives au regard de la reconfiguration des classes sociales ? Dans la configuration des classes sociales après le 1er janvier 1804, quelles étaient les caractéristiques sociologiques de la main-d’œuvre issue de la masse des esclaves ayant combattu le système colonial français ? Soyons clairs, sans laxisme ni complaisance, loin du délire castrateur et du nationalisme outrancièrement bavardeux drapé de « Viv papa Desalin » : les zones d’ombre ainsi que toutes les pratiques sociales, économiques et politiques des Pères de la nation peuvent et doivent être publiquement interrogées. Les historiens qualifiés, et il en existe en Haïti, doivent contribuer à cette démarche critique-analytique et offrir au pays les résultats de leurs recherches sur toutes ces questions.
L’historien et économiste Eddy Cavé est l’auteur d’un livre très fouillé et amplement documenté, « Haïti : extermination des Pères fondateurs et pratiques d’exclusion » (autoédition, 2021). Ce livre, que nous recommandons encore une fois hautement, mérite d’être davantage diffusé et le lecteur curieux et soucieux de la vérité historique le lira avec profit. Il rassemble une riche documentation assortie d’une ample bibliographie et des Annexes historiques de premier plan, notamment la « Proclamation d’indépendance du 29 novembre 1803 », l’« Acte de l’indépendance » de 1804 et des extraits du « Recueil des lois et actes du gouvernement d’Haïti depuis la proclamation de son indépendance à nos jours, 1804-1808 / Tome 1, par Linstant-Pradines ».
En ce qui a trait à la place occupée par les Pères de la patrie dans le dispositif du pouvoir politique, sur l’échelle sociale et dans l’organisation des forces productives au lendemain de l’Indépendance de 1804 qui a posé le principe de l’égalité de tous les citoyens, le livre d’histoire d’Eddy Cavé nous enseigne, documents à l’appui, ce qui suit :
–À propos de Jean-Jacques Dessalines / Au chapitre « Vision et héritage de Dessalines » (pages 246 à 251), Eddy Cavé note que « Dessalines ne s’est pas enrichi comme Toussaint et Christophe. En dépit de sa situation de fermier de l’État gérant un total de 32 plantations, il n’a pas accumulé de fortune personnelle. Il a ainsi laissé sa veuve et sa progéniture dans une grande gêne, aggravée par la mesquinerie de Christophe et de Pétion. Contrairement à Christophe qui a laissé une fortune colossale à sa veuve et ses deux filles qui ont pu mener la grande vie en Europe sans jamais devoir se soucier du lendemain. C’est finalement Boyer qui, à la demande de Magny, fera octroyer une pension de100 piastres à Claire-Heureuse qui vivait dans une pauvreté déconcertante ». Questions : la classification de « fermier de l’État gérant un total de 32 plantations » signifie-t-elle que Dessalines n’était pas un « grandon » propriétaire d’un patrimoine agricole mais plutôt une sorte de « gestionnaire délégué » ? Quel était le statut (juridique, social et économique) des « nouveaux libres » employés dans ces 32 plantations ? Ces « nouveaux libres » ont-ils constitué une main-d’œuvre quasi servile (en demi-servage dans un système étatique semi-féodal connu sous l’appellation « demwatye ») ? En toute rigueur, il y a toutefois lieu de préciser que Dessalines s’est battu contre l’accaparement des meilleures terres agricoles par les hauts gradés de l’Armée révolutionnaire et contre la corruption à grande échelle à laquelle ils se livraient. Ainsi, Eddy Cavé rappelle de manière fort judicieuse que « Contrairement à une idée très répandue, ce n’est pas Dessalines qui est à l’origine des pratiques de corruption que nous connaissons aujourd’hui au pays. Déjà du temps de la colonie, les esclaves disaient avec raison « voler le blanc n’est pas voler », slogan qui deviendra après la Proclamation du 1er janvier « voler l’État n’est pas voler ». Par la suite, son successeur Pétion, convaincu que tous les hommes sont voleurs, encouragera et instituera, avec le slogan lese grennen, les pratiques de dilapidation des deniers publics ».
–À propos de Henry Christophe / Citant l’historien Alain Turnier, auteur du maître-livre « Quand la nation demande des comptes » (Éditions Le Natal, 1989), Eddy Cavé fournit des données historiques de premier plan. Au chapitre XII, à la rubrique « La fortune personnelle du souverain » (page 331), il précise que « Alain Turnier a consacré à la fortune personnelle de Christophe l’intégralité du chapitre 3 de son incontournable Quand la nation demande des comptes. Dans ce chapitre intitulé « Les biens de Christophe », l’historien subdivise le riche patrimoine du monarque en cinq grandes catégories : la dotation de la Couronne ; les dotations de la Reine ; la dotation du Prince Royal, la dotation de la Princesse Royale, Madame Première ; la dotation de Madame Athénaise ». Ces données historiques sont d’un grand intérêt pour la compréhension de la configuration des rapports sociaux et économiques de l’époque et de la place qu’y occupait le monarque Henry Christophe. Elles révèlent que Henry Christophe possédait un riche patrimoine foncier composé de multiples châteaux ainsi qu’un ample patrimoine agricole comprenant « seize habitations caféières [et] six cotonneries ». Ces données historiques attestent que le monarque Henry Christophe était un « grandon » propriétaire d’un vaste patrimoine agricole au sein duquel était employé une main-d’œuvre quasi servile (en demi-servage dans un système étatique semi-féodal connu sous l’appellation « demwatye »).
La société civile haïtienne, et en particulier ses historiens, doit impérativement poursuivre la production et la diffusion d’un contre-discours citoyen capable de démontrer la fausseté et les véritables enjeux des « thèses » mystificatrices véhiculées par le révisionnisme historique et l’idéologie racialiste en Haïti. C’est certainement l’occasion de revisiter les incontournables enseignements de nos aînés, notamment Jacques Roumain (« Préjugé de couleur et lutte de classes » paru dans l’« Analyse schématique » (32-34), 1934) ; Michel-Rolf Trouillot (« Ti difé boulé sou istwa Ayiti » et « Silencing The Past » ; Carolyn Fick (« Haiti naissance d’une nation ») ; Frédéric Thomas (« Le double défi haïtien : perspectives croisées depuis les sciences sociales sur Haïti ») ; Roromme Chantal (« Comprendre la tragédie haïtienne ») ; Laënnec Hurbon (« Cultures et pouvoir dans la Caraïbe » et « Culture et dictature en Haïti ») ; Suzy Castor (« Les origines de la structure agraire en Haïti ») ; Leslie Péan (« Aux origines de l’État marron en Haïti : 1804-1860 » et « Haïti : l’ensauvagement macoute et ses conséquences, 1957-1990 ») ; Chantal Roromme (« L’ONU, le PHTK et la criminalité en Haïti ») ; Micheline Labelle (« La force opérante de l’idéologie de couleur
en 1946 », paru dans « Le pouvoir noir. L’explosion de 1946 »).