— Par Michèle Bigot —
Spectacle en français et en arabe
Conception, écriture, mise en scène Henri Jules Julien
Avec Nanda Mohammad et David Chiesa (contrebasse),
Le Tarmac, Paris, 17-18/03 2017
Une seule actrice (Nanda Mohammad) pour incarner trois femmes, donc trois points de vue différents sur le même texte, dans trois versions différentes : les deux premières versions présentent le texte en français, la seule différence résidant dans l’emploi des pronoms : dans la première version, l’énonciation se fait à la première personne du pluriel (« nous »), dans la seconde version, l’énonciation est distanciée grâce à l’emploi de la troisième personne (« ils, eux »). Dans la troisième version, le texte est présenté en langue arabe. Autant de points de vue différents pour ne pas dire antagonistes. « Nous » assume les faits énoncés, c’est la voix de la culpabilité ; « eux » met en cause les agents : c’est la voix de l’accusation. Traduit en arabe, le même texte change de sens en changeant de point de vue. Les mots n’ont plus la même résonnance, le contexte a changé, la musique du verbe n’est plus la même. Du réquisitoire on est passé à l’ode. La mélopée, la musique, la plainte de la contrebasse ont fait leur œuvre. La mutation du texte s’opère à la faveur de ce choral. La présence poétique des ombres et des lumières n’est pas étrangère à cette métamorphose. Traduit en arabe, déclamé comme un psaume, le texte se fait cantique.
La traduction joue pleinement son rôle de « belle infidèle » : qui peut dire que le mot français « liberté » corresponde vraiment au mot arabe « Houria » ? Ils ont peut-être un sens analogue, mais sûrement pas la même valeur ! Et à coup sûr, pas la même musicalité ! Et puis la comédienne est syrienne ! Son français est teinté d’étrangeté, son arabe est musical.
Alors, qu’est-ce que ce texte mystérieux ? Un récit, un conte philosophique méditant sur la notion de justice. Il trouve sa source dans la Bible, autour des notions de « loi du talion » et de « ville refuge ». Les « villes refuges » ce sont quatre villes de Palestine dont la vocation était de protéger le « meurtrier par inadvertance », celui qui n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent : subjectivement innocent, objectivement coupable. Celui qui réclame justice, il n’est lui-même ni vengeur sanguinaire ni miséricordieux débonnaire. Quant à la ville refuge, elle est à la fois protection et terre d’exil ! La question de la justice nage en pleine ambiguïté. Partant de là, le texte poursuit son interrogation, et la comédienne nous invite à méditer sur cette aporie. Le confort des occidentaux ne serait-il pas installé sur la ruine des pays colonisés ? A qui profitent le crime et la terreur au Moyen-Orient ? Qui sont aujourd’hui les « criminels par inadvertance » ? Qu’est-ce qu’on fait, nous qui sommes là ?? Qu’est-ce qu’on peut faire ? Dans sa méditation sur la notion de justice, le texte emprunte à Levinas, à l’économiste indien Amartya Sen (notamment la notion de « justice des poissons »). Il a aussi des accents camusiens.
Or, la question rebondit : qu’est-ce qu’on peut faire au théâtre avec un pareil texte ? Et que peut le théâtre face à la tragédie syrienne ? C’est toute la question de la représentation théâtrale qui est soulevée (en douce, mais soulevée tout de même). Et il faut bien répondre que c’est une aporie ! Même si on a aussi le sentiment que seul le théâtre est en mesure de représenter cette tragédie. Mais en quel sens : « représenter » ? Tout est là. Pas de place pour le réalisme, pas de déploration, pas de description ! Le parti pris de H.J. Julien, comme auteur et metteur en scène est de donner à voir cette aporie. De la mimer par la musique, le rythme textuel, la mélopée, les accents de la voix, le jeu des lumières et les vibrations de la contrebasse. C’est le pas de côté qui convient à la représentation théâtrale. C’est le minimalisme de la pudeur, du respect, et c’est aussi celui de la suggestion. Dans cette gageure, la comédienne tient une place centrale. C’est sur son regard, c’est sur sa voix, sur son chant, sur sa présence naturelle et émouvante que repose le fragile édifice. Pari gagné. Elle a su nous toucher en s’adressant à nous en toute simplicité, sans affectation. C’est sa vérité et sa sensibilité qui portent le texte et emportent la conviction.
Un moment de partage bref mais très intense ; on en ressort ému et pourtant un peu frustré, toujours étonné par la force du langage théâtral qui peut faire son miel avec rien et aller là où personne ne peut aller.
Michèle Bigot