— Par Jean-Marie Nol —
L’histoire économique de la Guadeloupe est intrinsèquement liée à son passé colonial et aux structures socio-économiques héritées de cette période. Dès la colonisation française au XVIIe siècle, l’économie de l’île s’est développée autour de la production agricole destinée à l’exportation, en particulier le bois précieux, le coton, le tabac, le café, le cacao et enfin la canne à sucre, qui est rapidement devenue la principale ressource économique. Cette activité était basée sur un système de plantation qui reposait sur l’exploitation des esclaves africains, imposant une structure économique hiérarchique et profondément inégalitaire. La mise en place de l’« Exclusif colonial », qui obligeait les colonies à commercer uniquement avec la métropole, renforçait la dépendance économique de la Guadeloupe vis-à-vis de la France. Ce modèle économique, axé dès les débuts sur l’exportation, a non seulement limité les opportunités de diversification, mais a aussi contribué à une concentration des richesses entre les mains d’une élite blanche, les blancs créoles , qui détenaient les terres et les moyens de production.
L’abolition de l’esclavage en 1848 n’a pas radicalement changé les structures économiques de l’île. Bien que les anciens esclaves aient été libérés, les grandes plantations sont restées sous le contrôle des blancs créoles. Ces derniers ont continué à dominer l’économie sucrière, tandis que les travailleurs noirs, désormais « libres », se retrouvaient dans des situations précaires, souvent contraints de travailler pour leurs anciens maîtres dans des conditions peu différentes de celles de l’esclavage. L’accès à la propriété foncière pour les Afro-descendants était très limité, et les politiques coloniales favorisaient la consolidation des grandes exploitations notamment à travers la banque du crédit foncier colonial en faveur de capitalistes en provenance de la France hexagonale .
Au cours du XXe siècle, la Guadeloupe a connu une modernisation relative, mais toujours sous le prisme des rapports de domination hérités du passé colonial. L’économie a progressivement évolué, avec un déclin de la production sucrière et une montée en puissance du secteur tertiaire, notamment des services publics. Cependant, les Guadeloupéens d’origine Afro ont été largement exclus des secteurs stratégiques de l’économie. Cette exclusion s’explique par plusieurs facteurs historiques et structurels. D’une part, l’éducation et les compétences nécessaires pour accéder aux postes de décision dans le secteur privé ont longtemps été réservées aux élites blanches ou métropolitaines. D’autre part, avec le développement de l’éducation nationale, l’attraction des emplois publics, mieux rémunérés et considérés comme plus stables, a canalisé une grande partie de la population diplômée et éduquée guadeloupéenne vers l’administration. Ce phénomène a conduit à une sur-représentation des Guadeloupéens dans la fonction publique, tandis que les activités économiques les plus lucratives restaient dominées par des groupes extérieurs. De fait, il semble fort qu’il n’existe pas de bourgeoisie nationale même embryonnaire en Guadeloupe. Or force est de souligner que l’importance d’une bourgeoisie nationale dans les pays en voie de développement repose sur son rôle fondamental dans la structuration et la dynamisation de l’économie. Une bourgeoisie nationale, c’est-à-dire une classe sociale possédant le capital économique, industriel et commercial local, est essentielle pour initier et contrôler le développement économique d’un pays. Elle agit comme un moteur de la production, de la création d’emplois et de la génération de richesse. Cette classe joue également un rôle stratégique dans la défense des intérêts nationaux face à des acteurs étrangers susceptibles de privilégier leurs propres profits au détriment des besoins locaux. Cependant, l’absence d’une bourgeoisie nationale solide peut conduire à une économie dépendante et vulnérable, où les décisions économiques majeures sont prises par des acteurs extérieurs ou des groupes métropolitains et communautaires étrangers, souvent en décalage avec les intérêts du pays ou de la population locale.
Dans le contexte des Antilles, et plus particulièrement en Guadeloupe et en Martinique, la pensée idéologique des nationalistes et indépendantistes a souvent mis l’accent sur la souveraineté politique sans prendre pleinement en compte les bases économiques nécessaires à une véritable autonomie ou indépendance . Cette vision partielle montre une inadéquation entre leurs revendications et la réalité économique de ces territoires. Revendiquer l’indépendance ou une plus grande autonomie sans contrôle endogène de l’économie revient à poser les fondations d’une souveraineté illusoire donc fragile et largement théorique, car une nation politiquement indépendante mais économiquement dépendante reste sous la tutelle de puissances extérieures, qu’elles soient étatiques ou privées.
Les pays en voie de développement qui ont réussi à réduire leur dépendance vis-à-vis de l’extérieur et à se développer durablement ont souvent pu s’appuyer sur une bourgeoisie nationale forte, capable de prendre en charge les secteurs stratégiques de l’économie, tels que l’agriculture, l’industrie et le commerce. Cette bourgeoisie investit dans les infrastructures, innove et valorise les ressources locales tout en créant une classe moyenne capable de stimuler la demande intérieure. Or, dans les Antilles françaises, l’économie est historiquement et structurellement dominée par des acteurs extérieurs : békés Martiniquais , grandes enseignes métropolitaines, et groupes économiques internationaux. Cette situation est aggravée par l’absence d’une culture entrepreneuriale largement répandue parmi les populations locales, un phénomène souvent attribué à l’héritage colonial, où l’accès au capital et à la propriété foncière a été longuement monopolisé par les élites blanches.
Les indépendantistes antillais ont parfois sous-estimé l’importance de la construction préalable d’une base économique solide et autonome. Leur discours se concentre souvent sur les aspects idéologiques , politiques et culturels de l’émancipation, négligeant les outils économiques nécessaires à la souveraineté réelle. Sans contrôle sur les flux financiers, les circuits commerciaux et les ressources naturelles, un pays ou une région reste exposé aux décisions extérieures et à des dépendances économiques qui limitent sa capacité d’action. Cette contradiction entre les aspirations politiques et la réalité économique constitue une des failles majeures de l’idéologie autonomiste et indépendantiste dans les Antilles.
De plus, l’absence de politiques volontaristes pour favoriser l’émergence d’une bourgeoisie locale capable de rivaliser avec les acteurs extérieurs aggrave la marginalisation économique des populations locales. Les secteurs stratégiques restent sous contrôle extérieur : l’import-export, la grande distribution, le commerce de gros, et même certaines filières agricoles. Ce déséquilibre est exacerbé par une surdépendance aux aides publiques françaises et subventions européennes, qui, bien qu’elles assurent un certain niveau de vie, inhibent souvent l’initiative privée et la prise de risques entrepreneuriale.
Aujourd’hui, l’économie de la Guadeloupe est marquée par une fragmentation ethnique et communautaire des secteurs d’activité. Les blancs créoles guadeloupéens et békés martiniquais, historiquement liés aux grandes plantations, ont su réorienter leur pouvoir économique vers le contrôle du commerce d’import-export et de la grande distribution. Cette domination s’explique par leur accès privilégié au capital par l’intermédiaire du contrôle de banques locales ( Banque de la Guadeloupe, Crédit guadeloupéen , Crédit Martiniquais , leur expertise historique en matière de commerce international, et leur réseau familial et communautaire. À côté d’eux, des groupes d’origine syro-libanaise, arrivés au début du XXe siècle, se sont spécialisés dans le commerce de l’habillement, profitant de leur dynamisme entrepreneurial et de leur capacité à répondre aux besoins d’une population locale en quête de produits abordables. Les Chinois, arrivés plus tardivement, ont investi dans les bazars et les supérettes, s’appuyant sur des réseaux transnationaux pour importer des marchandises à bas coût. Enfin, les Haïtiens, qui constituent une part importante de la population immigrée, ont trouvé leur niche dans les secteurs informels, comme le commerce de fruits et légumes ou la vente de pacotilles.
Se pose alors forcément la question de savoir pourquoi les guadeloupéens échouent à réussir dans les affaires là où d’autres connaissent la réussite ?
Quoiqu’il en soit, cette répartition sectorielle reflète une économie guadeloupéenne où les Guadeloupéens de souche occupent une place marginale dans la gestion des secteurs stratégiques. Leur relative absence s’explique en partie par un héritage historique de dépendance économique et par un atavisme lié à l’esclavage et à la colonisation. La mentalité coloniale, qui valorisait les emplois subalternes ou administratifs tout en dévalorisant l’entrepreneuriat local, a contribué à ce phénomène. Par ailleurs, la prédominance de la fonction publique dans l’économie guadeloupéenne, et l’esprit de fonctionnaires renforcée par les politiques de départementalisation des années 1940-1950, a créé un vide entrepreunarial local et une dépendance structurelle vis-à-vis de l’État français. Cette orientation a permis une certaine stabilité sociale, mais au prix d’une faible autonomisation économique.
L’absence de contrôle des Guadeloupéens sur leur économie constitue aujourd’hui un défi majeur pour le développement de l’île. La dépendance vis-à-vis de groupes extérieurs et de l’administration publique perpétue une forme de fragilité économique, tandis que les inégalités socio-économiques restent profondes. Pour inverser cette tendance, une réflexion sur les structures économiques et les politiques de soutien à l’entrepreneuriat local est indispensable. Encourager l’accès des Guadeloupéens aux ressources financières, valoriser l’éducation entrepreneuriale et promouvoir le retour au pays des expatriés pour bâtir une économie locale moins dépendante des importations pourraient constituer des pistes pour renforcer leur rôle dans la gestion de l’économie de leur île. L’essor de l’intelligence artificielle (IA) offre des opportunités uniques pour les jeunes générations de diplômés guadeloupéens expatriés de contribuer à la transformation du modèle économique de la Guadeloupe. En s’appuyant sur leurs connexions internationales, les expatriés peuvent attirer des investissements, créer des partenariats et promouvoir la Guadeloupe comme un hub technologique dans la région caribéenne. L’IA peut aider à créer des chaînes de valeur locales plus fortes en limitant la dépendance à l’importation et en favorisant la production locale.En exploitant leurs compétences, les jeunes générations de diplômés guadeloupéens expatriés peuvent non seulement révolutionner le modèle économique local, mais aussi donner à la Guadeloupe une place de choix dans la révolution numérique globale. En s’appuyant sur l’IA, il est possible de refondre le modèle économique et bâtir une économie durable, inclusive et tournée vers l’avenir, où les ressources locales sont valorisées et les talents locaux pleinement mobilisés. Cependant, ces efforts nécessiteront une volonté politique forte du pouvoir Central et Local et une prise de conscience collective des enjeux historiques et structurels qui continuent de façonner l’économie guadeloupéenne.
» Sé grenn diri ka plen sak diri »
– traduction littérale : C’est avec des grains de riz que l’on remplit le sac de riz.
– moralité : Petit à petit ou en cumulant les énergies, on finit par faire de grandes choses.
Jean Marie Nol économiste