– par Janine Bailly –
Une cérémonie engagée ?
Lors des nominations aux Oscars 2021, le site du journal Jeune Afrique titrait « Les artistes noirs sortent enfin de l’ombre ». Que peut-on en dire aujourd’hui, après que les précieuses statuettes ont été décernées lors de cette 93ème cérémonie, tenue ce 25 avril à Los Angeles? Qu’en est-il des espoirs affichés par le journaliste Léo Pajon dans cet article du 22 avril ?
Régulièrement fustigée pour son manque de diversité – Une campagne au nom de #OscarsSoWhite / Des Oscars si blancs, avait était lancée en 2015 afin de souligner la suprématie des réalisateurs, acteurs et producteurs blancs dans le palmarès –, et bien qu’elle semble avoir éclipsé le continent africain resté en lice avec deux réalisateurs seulement, l’Académie des Oscars a cependant sélectionné cette année « un nombre record d’Africains-Américains ». À noter que les films dans lesquels les acteurs afro-américains interviennent mettent souvent les héros aux prises avec des Blancs – gouvernement, producteur, FBI, policiers… – selon des scénarios qui jettent un regard militant sur le passé.
Quelques jours après le verdict dans le procès du meurtre de George Floyd, et après une année de manifestations contre le racisme aux États-Unis, les remises de prix ont été l’occasion de revenir sur ces événements qui déchirent l’Amérique. Ainsi de Régina King, ouvrant la cérémonie. Celle qui en 2019 a reçu l’Oscar de la « Meilleure actrice dans un second rôle » pour sa performance dans Si Beale Street pouvait parler, où elle incarnait l’héroïne en lutte contre le racisme et les préjugés au sein du Harlem des années soixante-dix, a rendu hommage à l’homme, victime en mai 2020 d’une aveugle violence policière : « Je vais être honnête avec vous… Si le verdict dans le procès de Derek Chauvin avait été différent la semaine dernière à Minneapolis, j’aurais peut-être échangé mes escarpins contre des chaussures de marche pour manifester.… Je sais que beaucoup d’entre vous, à la maison, cherchent leur télécommande lorsqu’ils ont l’impression qu’Hollywood leur fait la leçon. Mais j’ai un fils noir, donc je connais la peur avec laquelle vous êtes nombreux à vivre. La célébrité ou la richesse n’y changent rien… Mais ce soir, nous sommes ici pour célébrer…Ce fut en effet une année difficile pour tout le monde… notre amour des films nous a aidés à la traverser. »
Côté récompenses
Primé pour le meilleur court-métrage de fiction, Two Distant Strangers raconte l’histoire d’un dessinateur de bande dessinée noir, parti à la recherche de son chien, après avoir passé la nuit avec une femme. Mais sans aucune raison, lorsqu’il sort il est brutalement assassiné par la police, se retrouve ensuite coincé dans une boucle temporelle, où il est obligé de revivre ce moment tragique, cet affrontement mortel, encore et encore : chaque jour, il se réveille pour finir tué par un policier blanc… Dans son discours de remerciement, Travon Free, acteur et écrivain, co-réalisateur avec Martin Desmond Roe, a également fait résonner le souvenir de George Floyd, et celui de tous les Afro-Américains tués par des policiers : « En moyenne, la police américaine tue trois personnes par jour. Et ces gens sont noirs, de façon disproportionnée » at-il dénoncé, demandant à chacun de « ne pas rester indifférent » à la douleur de toute une communauté.
Se voit couronné aussi, du réalisateur et scénariste Shaka King, Judas and the Black Messiah, premier film en compétition dont l’équipe de production est entièrement noire, et pour lequel Daniel Kaluuaya reçoit l’Oscar du « Meilleur acteur dans un second rôle ». Triomphe relatif pour un film qui avait récolté pas moins de six nominations ! Confronté dès sa jeunesse au racisme, l’acteur britannique d’origine ougandaise accomplit une belle performance dans le rôle de Fred Hampton, charismatique chef de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, à la fin des années soixante, et qui n’a cessé de se battre pour les minorités, jusqu’à ce que, trahi par l’un des siens, il soit assassiné par la police en décembre 1969, à l’âge de 21 ans. Une figure pourtant un peu effacée dans l’ombre des grands noms du Black Panther Party. Le comédien dit avoir « puisé dans le respect que lui inspirait ce leader des Black Panthers », afin de l’incarner à l’écran, à l’heure où les injustices raciales contre lesquelles le mouvement se battait sont loin d’avoir disparu. Daniel Kaluuaya a encore déclaré avoir voulu « devenir un réceptacle pour l’esprit de Fred, au moment où nous avons plus que jamais besoin de son cri de ralliement pour l’égalité et la justice… Fred Hampton était une lumière, un phare qui illuminait tout ce qu’il touchait par son incroyable message ». Un opus qui revient sur les derniers mois du leader de l’antenne de Chicago des Activistes, et de l’action de déstabilisation entreprise par le FBI. Et pour la chanson tirée du film, « Fight For You », la chanteuse américaine H.E.R. a remporté aussi son premier Oscar, celui de « Meilleure chanson originale », – Gabriella Wilson, dite H.E.R. est une chanteuse, auteure-compositrice-interprète américaine. Son nom de scène est l’acronyme de « Having Everything Revealed / Avoir tout révélé. »
Dans la catégorie « Meilleur film d’animation », Soul, le premier long-métrage produit par Pixar Animation Studios, co-réalisé par Kemp Powers, est l’heureux gagnant, qui emporte aussi le trophée pour la « Meilleure musique de film ». Première œuvre de ces studios à mettre en scène un héros à la peau noire et à l’héritage afro-américain, Soul est une histoire poignante, qui peut s’entendre comme une quête du sens de la vie, brassant les grandes questions de l’amitié, de la confiance et du destin, alternant entre le décor entièrement imaginaire du « Grand Avant » et les scènes de la vie new-yorkaise ; une histoire relatant les tribulations entre la vie et la mort de Joe Gardner, professeur de musique new-yorkais qui souhaite devenir jazzman auprès des plus grandes stars. Hélas, une chute le précipite dans une interminable file d’attente céleste, antichambre de la mort, avant qu’il ne bascule dans le « Grand Avant », un monde avant la naissance où chaque « âme » humaine acquiert sa personnalité, qualités et défauts, avant d’intégrer un corps humain. Le rôle principal est doublé par Jamie Foxx en version originale et par Omar Sy en version française. Cependant, dans d’autres pays, le personnage principal est doublé par des acteurs blancs, ce qui n’est pas sans avoir provoqué de vives réactions… Selon le site Courrier International, au Portugal en particulier, cela a suscité une polémique et une pétition réclamant un nouveau doublage a été signée par 17 500 personnes. « Faire appel à des acteurs issus des minorités ne peut pas être considéré comme une mode, ce doit être la règle », a déclaré dans le journal Público l’actrice et modèle Ana Sofia Martins, l’une des premières personnes à avoir réagi au choix de Jorge Mourato.
Quant à l’Oscar des « Meilleurs effets visuels », il est allé à Tenet, dans lequel on découvre John David Washington, fils du légendaire Denzel auprès duquel il a joué dans le biopic Malcolm X, de Spike Lee, en 1992. En revanche, pas de prix pour Viola Davis, retenue dans la catégorie « Meilleure actrice » pour Ma Rainey’s Black Bottom – une adaptation de la pièce évoquant la carrière de la chanteuse surnommée « La mère du Blues », les tensions avec son équipe, et les différends qui l’opposèrent à son producteur blanc –, et qui devient aujourd’hui la star noire le plus souvent nommée dans l’histoire des Oscars. Le film apparaîtra néanmoins au palmarès, mais seulement dans les catégories « Création de costumes » et « Maquillage et coiffures », récompensant Mia Neal et Jamika Wilson.
Côté regrets
Une déception parmi d’autres, que Chadwick Boseman pas davantage que Viola Davis n’ait été récompensé pour son rôle, qui fut son dernier mais non le moindre, dans le film Le blues de Ma Rainey. Rien non plus pour Andra Day, qui incarne avec panache Billie Holiday dans The United States vs. Billie Holiday, et qui était sélectionnée dans la catégorie « Meilleure actrice ». Par ailleurs, et selon Jeune Afrique, on aurait pu espérer que le cinéma africain soit représenté en nombre : l’Académie des Oscars avait en effet pré-sélectionné quinze oeuvres du continent, dans la catégorie « Meilleur film étranger ». L’onirique long-métrage ivoirien La nuit des Rois, de Philippe Lacôte, avait passé toutes les étapes de pré-sélection… mais n’a malheureusement pas été retenu. Restaient donc, pour représenter l’Afrique, L’Homme qui a vendu sa peau, de la réalisatrice Kaouther Ben Henia, premier film tunisien sélectionné par l’Académie, et le film sud-africain, La sagesse de la pieuvre / My Octopus Teacher, qui a remporté l’Oscar du meilleur documentaire : Craig Foster y renoue avec la nature en observant une femelle mollusque lors d’une plongée libre près du Cap ; il espère que sa « petite histoire personnelle a donné un aperçu d’une relation différente entre les êtres humains et le monde naturel. »
Engagement sincère de la célèbre institution, volonté réelle de contribuer à infléchir la marche chaotique du monde, ou attitude opportuniste et sans lendemains qui chantent ? Seul l’avenir nous le dira, et qu’importe après tout, aujourd’hui quand l’horizon se fait si sombre, il est bon de garder espoir, comme il est bon aussi de savoir qu’en dépit de ses manques, cette cérémonie particulière a été reconnue émouvante, et marquée par « la dénonciation grandissante des injustices faites au peuple noir américain ». Serait-ce un petit pas sur le dur chemin vers plus de justice, vers plus d’égalité, vers une humanité plus digne ?
Fort-de-France, le 27 avril 2021