— Par Jean-Marie Nol, économiste financier —
Depuis quelques temps, le rôle de bouc émissaire de tous nos maux est de plus en plus attribué non plus à un groupe social, religieux ou national, mais à une étrange entité, qu’on appelle « le système » « .
» Fo pété system là » , entend -t-on de plus en plus souvent en Guadeloupe et Martinique . L’expression est forte mais les mots sont assez vague pour que chacun de ceux qui l’utilisent, et chacun de ceux qui l’entendent, puisse y mettre ce qui les arrange : Pour certains de ceux qui l’emploient, ce sont les hommes politiques qui sont responsables de la situation dégradée sur nos territoires : Aujourd’hui, pas moins de 74% des Guadeloupéens et 62 % des Martiniquais ne font pas confiance, à la classe politique, ce qui constitue le score le plus haut depuis la mise en place du baromètre Qualistat en 2000. Pour nombre de citoyens guadeloupéens et martiniquais c’est le « système » qui aurait créé le chômage, la pauvreté, le mal-logement, le mal de vivre, la malbouffe, et même, prétendent certains, l’insécurité ; pour d’autres comme les syndicats tels l’UGTG , la CSTM ou encore la CGTG et CGTM , ce sont les chefs d’entreprise ou les riches ; pour d’autres encore les hauts fonctionnaires, français ou européens. Plus généralement, tous ceux qui font en sorte que la société fonctionne comme elle fonctionne aujourd’hui ; plus généralement encore, tous ceux qui ont réussi dans le cadre des régles du jeu actuel du libéralisme et qu’on désigne comme une caste oligarchique. Et plus généralement encore, les règles du jeu elles-mêmes, c’est-à-dire l’économie de marché, l’ouverture des frontières, le régime parlementaire, la démocratie ; ce système qui aboutit, aujourd’hui, à une situation frustrante, injuste, et inacceptable, à bien des égards, pour une vaste majorité des gens, qui n’ont pas d’espoir de voir leur situation s’y améliorer et où une petite minorité, devenant héréditaire, s’octroie tous les privilèges. De même, ceux qui l’entendent y mettent un sens spécifique, en général celui de la cause qu’ils ressentent à leur insatisfaction, à leur sentiment d’injustice et de frustration.Beaucoup de citoyens ont aussi le sentiment qu’on a tout essayé sauf des solutions si extrêmes, si irréversibles, qu’ils n’hésitent même plus à les prendre au sérieux comme le vote Le Pen ou Mélenchon. Enfin, ils ont de plus en plus le sentiment que le pouvoir politique, exécutif et législatif, a de moins en moins d’influence sur leur propre destin ; qu’il ne peut leur apporter ni emploi, ni sécurité. Et qu’il vaut mieux ne rien attendre des politiques , se débrouiller tout seul. Ici ou ailleurs.
Aussi, peut-on comprendre pourquoi tant de gens, de plus en plus de gens, s’abstiennent en Guadeloupe et Martinique aux diverses élections. Tout d’abord, premier paradoxe, malgré une augmentation du niveau de vie des Guadeloupéens et Martiniquais depuis les années 70 la participation n’a cessé de décroître. C’est bien un paradoxe : si la participation augmente avec le niveau d’éducation et le revenu d’un individu, on devrait s’attendre à ce que le nombre d’électeurs actifs soit plus élevé au moins lors des présidentielles. Or, les abstentionnistes sont proportionnellement plus nombreux aujourd’hui qu’il y a quarante ans…
Ensuite, à l’ère des nouvelles techniques de l’information et de la communication, nous n’avons jamais été autant interconnectés et informés : nous pouvons quasiment suivre l’actualité en temps réel et la commenter en direct avec des millions d’internautes. Les électeurs sont sollicités de toutes parts. Et pourtant on s’abstient beaucoup, de plus en plus même , à tel point que les partis en Guadeloupe et Martinique ne font même plus campagne sur le terrain.
Conséquence : les notions de pauvreté et d’exclusion ne sont pas actuellement au cœur du débat électoral en Guadeloupe et Martinique , et l’effritement actuelle de la cohésion sociale est encore moins un mauvais point de cible à rectifier pour les hommes politiques locaux. Alors quid de la défaillance de l’État-providence et de l’impuissance des acteurs politiques locaux perçues par nombre de citoyens ?
Aux Antilles , au cours des dernières années, la notion d’exclusion , de déclassement et de pauvreté est pourtant devenue familière tant il en est question dans les commentaires de l’actualité, dans les actions menées en direction des populations jugées défavorisées et dans les programmes politiques des deux candidats à l’élection présidentielle. Les changements sectoriels, l’évolution des qualifications, la démocratisation de l’enseignement, la hausse du niveau de vie de certaines catégories sociales s’accompagnent-ils d’une hausse de la solidarité sociale ou au contraire de la mise à l’écart d’un plus grand nombre de personnes et d’un individualisme croissant ?
La question est prégnante , car tant en Guadeloupe et Martinique , c’est après 1946 au moment de la départementalisation que se met en place l’État dit État-providence correspondant à une conception keynésienne de l’économie : le but est non seulement de répondre à des besoins sociaux importants mais de soutenir la demande et l’économie des pays par la croissance de la consommation.Plus de cinquante ans après la mise en place de ce système départemental , Il est difficile de nier qu’il existe actuellement un problème avec notre modèle de développement. Mais n’en est-on pas venu à exagérer la critique en finissant par omettre de souligner des aspects positifs bien réels ?
Nous vivons un moment sans précédent dans l’histoire , depuis l’avènement de la départementalisation au moins : L’agonie de la politique traditionnelle. Tous les partis qui comptent aujourd’hui en Guadeloupe et Martinique sont en effet touchés, simultanément, par une crise à la fois idéologique et organisationnelle, qui les remet profondément en question voire qui les menace de mort dans la mesure ou le système départemental actuel crée de plus en plus des inégalités entre les citoyens et l’absence de solutions réelles , de fait éloigne de la politique en crise !
La situation actuelle apparaît ainsi comme une parfaite illustration de la célèbre phrase de Gramsci dans ses Cahiers de prison:«La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître: pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés.»
Cette illisibilité du paysage politique au regard des grands choix structurants de notre quotidien comme de notre avenir se traduit là encore par une défiance généralisée vis-à-vis des hommes politiques ainsi que des institutions dont la critique ne cesse de progresser en parallèle à la montée des risques.
Il n’est pas nouveau qu’on cherche une cause unique à tous les malheurs d’un temps. C’est même une pratique courante. Les Grecs ont donné à cela le nom de « pharmakon », qu’on a traduit par « bouc émissaire », en référence à une ancienne pratique de Judée : celui qu’on punit pour les crimes de tous, pour éviter d’avoir à se venger les uns des autres ; et qui, par sa mort même, rétablit l’ordre social. Au travers des siècles, bien des groupes et des peuples ont endossé ce rôle : sorcières, tziganes, noirs, arabes, franc maçons, juifs, chrétiens, musulmans, et tant d’autres étrangers au groupe.
La désintégration sociale programmée de notre société et la défiance croissante envers ses institutions, sur fond émotionnel médiatique, laissent de plus en plus la place au mercantilisme et à l’individualisme forcené…Les deux pôles idéologiques de droite et de gauche reflétaient autrefois une vraie réalité sociale, la division fondamentale entre la classe laborieuse industrielle et agricole et ceux qui leur donnaient des ordres. La société n’est plus organisée aussi simplement. La production est en train de devenir l’apanage d’une élite réduite et extrêmement qualifiée. Mais faut-il pour autant se résigner à la perte du sens profond de la politique ?
Les divisions idéologiques traditionnelles entre droite et gauche sont en train de disparaître en Guadeloupe après la Martinique déja en avance sur le phénomène de déconstruction , les distinctions de classe existent encore de toute évidence, mais elles sont bien plus compliquées qu’autrefois , et ça c’est probablement la fin de la politique traditionnelle telle que nous la connaissons en Guadeloupe et Martinique !
Le thème de la question d’une vision prospective est encore très tabou, en Guadeloupe comme en Martinique , ou abordé d’un point de vue individuel et irréaliste car émotionnellement impacté par le passé colonial et esclavagiste. Le politique est là pour dépasser cette vision étriquée et en proposer une vision plus collective des enjeux de l’avenir. C’est cette dimension qui manque le plus aujourd’hui aux politiques guadeloupéens ou martiniquais , et qui est la grande oubliée de la campagne présidentielle. Le débat que nous engageons dans cette tribune sur l’absence de vision collective positive est, je pense que nous en sommes tous convaincus, d’une importance essentielle. Les réponses que nous apporterons sur les problématiques économiques et sociales sont au cœur de l’avenir du projet guadeloupéen et martiniquais avec la CTM ,et plus largement encore, diront notre ambition, notre stratégie et notre capacité collective à participer à une véritable réflexion , sur le développement économique et le changement de modèle , donc de notre capacité à faire peuple.
J’estime qu’il est indispensable que nos combats individuels soient relayés par du collectif, qu’il faut être sur le pont ! Même et surtout lorsque la situation est compliquée. C’est peu de dire que les Guadeloupéens et les Martiniquais n’ont plus d’idéal, ou plus assez pour s’adonner à fond dans la construction d’une vision collective réaliste de développement pour leur pays , pour s’y engager à la face du monde ; ils n’y croient plus, n’espèrent plus, sont découragés avant même d’avoir essayé. L’hostilité et la défiance des citoyens envers la politique , ainsi que leur demande d’intervention de l’Etat dans tous les domaines économiques et sociaux comme on l’a encore vu récemment en Guyane , sont responsables de notre modèle économique et social archaïque et autodestructeur. La Guadeloupe ainsi que la Martinique manquent-t-elles d’outils pour penser un nouveau type de développement ? A priori non… Pourtant dans les faits, il manque un outil essentiel si l’on parle de nouveau modèle économique et social , c’est le manque de vision collective et de la culture du risque. Comment développer une culture du risque sans autoriser la perpétuation du système de l’assistanat et même valoriser l’échec pour mieux rebondir ?…ou comme le résume Bill Gates « la seule chose qui freine l’innovation, c’est la peur de l’échec ». Enfin la culture du risque fait écho à l’ambition ; l’ambition individuelle du politique de préempter « l’étoile polaire », l’ambition collective d’un écosystème (d’un pays par extension) pour, sans condition, aller plus loin et être plus fort ensemble. La perte de confiance dans la classe politique , qui a échoué à régler les problèmes du quotidien des guadeloupéens et martiniquais , a pour conséquence une peur de l’avenir, qui entraîne un immobilisme généralisé , un refuge dans l’abstention , quand ce n’est pas voter aux extrêmes.
Pour être optimiste, une vision personnelle n’est qu’un premier pas, il faut aussi une vision collective pour le développement . Chacun de nous a besoin de savoir que notre pays est géré par des hommes politiques avec une vision de son avenir. C’est cette absence de vision qui explique la démoralisation actuelle des Guadeloupéens et Martiniquais par la perte de leurs valeurs héritées de l’histoire. Penser que la politique actuelle pourrait servir de viatique, de fédérateur d’un corps social déchiré serait illusoire. Ceci dit, se pose alors une vraie question à chacun d’entre nous : quelle développement économique et social voulons-nous ? Et à quel prix ?… L’incompréhension actuelles des mécanismes économiques qui imprègne la société Antillaise nous conduit à des illusions sur ce qu’une entreprise ou un gouvernement peuvent donner, puis à des déceptions et des révoltes comme les Guyanais quand ils n’obtiennent pas de solution au problème qui les inquiète le plus depuis plus d’un quart de siècle : le chômage et le sous développement. La conséquence de l’incompréhension est un réflexe bien humain : ce qu’on ne comprend pas fait peur. Les Guadeloupéens et Martiniquais comprenant de moins en moins le monde où ils vivent, ils en ont peur et cela sape leur moral avec le risque d’une radicalisation des comportements qui débouchera sur le néant. la plupart des gens ont si peu confiance en la politique qu’ils ont l’impression de vivre dans un monde où il n’y a guère d’opportunité pour eux de faire quelque chose de leur vie. De nos jours, chez la plupart des gens, matérialisme et individualisme ont remplacé les idéaux de naguère. Avec l’absence de valeurs morales propagée par notre société matérialiste et son individualisme, aucun effort n’a de sens en dehors du profit personnel ; les valeurs traditionnelles d’honnêteté, de travail, de vérité et d’altruisme n’ont plus cours. Du coup, beaucoup de personnes ressentent un vide et une perte de sens face à la vie. Certaines se réfugient dans la religion – par exemple les églises évangéliques – , d’autres dans des trafics, d’autres dans la drogue ou l’alcool. Trop peu donnent un sens à leur vie en donnant bénévolement du temps aux autres.
Nos intellectuels donnent présentement une puissante image d’immobilisme au niveau de la pensée. A leur niveau,même certains intellectuels n’ont plus d’ambition pour leur pays. Ils ont échoué à proposer des perspectives et à dégager une ambition collective. On peut certes attribuer la responsabilité de ce constat au manque de cohésion sociale qui existe au sein de la société guadeloupéenne ou encore martiniquaise , mais il n’en demeure pas moins que c’est aussi une responsabilité collective des partis politiques qui peinent ensemble à nouveau dégager une ambition collective pour remettre les pays en ordre et pour donner des perspectives aux gens. Ces deux aspects contribuent à délégitimer l’ambition aux yeux du plus grand nombre. Le mot latin ambitus – qui signifie «briguer un mandat» – désignait, dans l’Antiquité romaine, le fait de démarcher le peuple pour se faire élire aux diverses magistratures. Aujourd’hui encore, un véritable ambitieux enthousiasme son entourage, qui le perçoit comme un modèle à suivre. Cela engendre une saine émulation, du latin aemulatio, qui désigne le désir d’égaler une personne que l’on admire, de se hisser à son niveau. Ces vocations individuelles se muent en épopée collective. «Tout ce qui monte converge», affirmait le philosophe Pierre Teilhard de Chardin.
Le modèle de départementalisation offre probablement le modèle le plus protecteur sur le plan social et en matière de droits individuels et collectifs. Il mobilise plus de 50% des dépenses de santé et de solidarité. Ce modèle n’a pas été copié ailleurs et ne sera vraisemblablement après Mayotte plus exporté. Mais , et il faut le dire haut et fort , le syndrome d’aliénation collective qui en découle actuellement est, désormais une menace pour la cohésion sociale. Défendant un système dépassé, l’élite reste attachée au modèle dit de droit commun. Pendant ce temps-là, la mondialisation à l’ancienne perdure malgré des signes de fractures. Les dégâts qu’elle provoque sont venimeux jusqu’à alimenter repliements sur soi, nationalismes brutaux, migrations douloureuses, affrontements multipliés. La Guyane en est un triste marqueur.
Faut-il pour autant sombrer dans le pessimisme et baisser les bras ? Certainement non ! Des signes de secousses positives, constructives, se font jour. A la lecture des craintes et inquiétudes exprimées par certains intellectuels ou représentants de la société civile, une crainte majeure apparaît sur » un nivellement par le bas » des standards et normes sociales actuelles du fait de la politique libérale actuelle et du numérique. La transition numérique laminera la classe moyenne en Guadeloupe comme en Martinique si l’on n’y prend garde , et contribuera à la raréfaction des emplois tertiaires et au creusement des inégalités dans les 10 ans à venir. Mais la méconnaissance du phénomène , que lui opposent nos élites locales, marquées par « l’incompétence et l’entre-soi », ne feront qu’aggraver ces effets destructeurs….Il y a donc urgence à repenser une action publique au service de l’innovation de rupture, la seule à même de générer les emplois de demain.
Que faire pour armer les pays Guadeloupe et Martinique face à ces défis quasi-existentiels ?
Nous avons perdu trop de temps à nier la force de cette mutation mondiale du paradigme libéral, en restant bloqués dans la bulle du tout-social de la départementalisation et de son corollaire mortifère qu’est l’assistanat. Que la société dans son ensemble mesure la place du politique à sa juste valeur dans les enjeux économiques et la prospérité sociale. Qu’elle cesse de pointer les tares supposées ou avérées des élus. Qu’elle se dise que le pays a la chance d’avoir un outil formidable en sa jeunesse diplômée ! Je rêve que le pays soit exigeant envers son élite politique et entrepreneuriale mais le laisse travailler, plutôt que de le conduire à perdre son temps en querelles internes et autres polémiques inutiles. Je rêve d’un contexte serein et encourageant pour que nous puissions nous concentrer sur les vrais combats d’un développement harmonieux. C’est le seul contexte qui nous permettra de reprendre confiance en l’avenir.Derrière un sentiment d’impuissance face aux risques de la mondialisation, la méconnaissance des mécanismes institutionnels et des responsabilités partagées, renforcent le sentiment de défiance. En clair, nous manquons cruellement pour l’heure d’un projet de développement économique commun, d’une ambition collective et la réponse à la question :Quelle Guadeloupe et quelle Martinique voulons nous dans dix ans ? , demeurera désespérément vaine , tant qu’elles auront du mal à se construire une vision collective positive.
Jean-Marie NOL
Économiste financier