–— Par Hubert Artus —
Il y a un an, à l’occasion des Etonnants Voyageurs de Saint-Malo, un manifeste faisait du bruit: « Pour une littérature-monde » [1] contrait le concept un peu colonialiste de « francophonie ». La disparition d’Aimé Césaire nous oblige à un état des lieux de l’insurrection poétique. A commencer par l’indispensable « Mondialité » d’Edouard Glissant.
Il y avait quelque chose d’incongru, pour un peu obscène, à entendre chaque jour le bulletin de santé d’Aimé Césaire. Cela durait depuis deux semaines. A ceux qui, nombreux et nombreuses dans la France du XXIe siècle, ne sauraient précisément qui il est, il conviendra de dire que si la notion de rupture a un sens politique et une place dans l’Histoire culturelle, elle le doit à des gens comme Césaire, Senghor, Glissant ou Chamoiseau. Si Césaire n’avait inventé le concept de « négritude », Glissant n’aurait assurément pu créer celui de « mondialité » comme une opposition humaniste à la mondialisation économique.
« La race de ceux qu’on opprime »
Aimé Césaire est donc un des créateurs de la « négritude ». Un concept culturel et politique, en réaction à l’oppression du système colonial français de la première moitié du XXe siècle. L’idée de contrer le racisme intrinsèquement présent dans toute idéologie colonialiste en donnant une force à la souffrance du sang. De bâtir un humanisme actif, à destination de tous les opprimés de la planète. C’est le moment où Césaire déclare: « Je suis de la race de ceux qu’on opprime ». A l’époque, c’est peu de dire que l’auteur de « Cahier d’un retour au pays natal » élargit non seulement la fiction francophone, mais aussi l’identité française.
« Une nouvelle région du monde »: Glissant, le Césaire de la mondialité?
Lors de la parution d’ « Une nouvelle région du monde » en 2006, le poète, romancier et essayiste Edouard Glissant disait:
» Césaire et Senghor représentent l’esprit francophone, une espèce de générosité généralisée, une aspiration à l’universel qui est l’un des grands leurres du XXe siècle. On ne peut pas dire que c’est mal. Que c’est mauvais. Mais on ne peut pas non plus dire que cela recouvre toute la surface d’une réalité. »
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Né quinze ans après le poète Césaire, l’écrivain Glissant, tout aussi militant que son aîné, définit une sorte de troisième voie: au mode binaire des discours de la négritude et de l’assimilation, il greffe une « antillanité » qui serait fondée sur la notion d’identité multiple, rhizome, ouverte à la mise en relation des cultures. Des réflexions qui ont inspiré une génération de jeunes écrivains antillais autour des concepts de créolisation et d’antillanité: Patrick Chamoiseau ou Raphaël Confiant.
Edouard Glissant, écrivain majeur de notre monde globalisé, est le fer de lance d’un alter-imaginaire dans le monde de la globalisation économique, et définit le concept de « mondialité ». Une conception du monde fondée sur l’ouverture des cultures, la protection des imaginaires des peuples, engloutis sous l’action de l’uniformisation du monde. Une « mondialité » à même de contrer, politiquement et poétiquement, la mondialisation financière.
Depuis 1995, Edouard Glissant vit à New York, où il enseigne la littérature française à la City University. Le Cabinet de lecture vous proposera fin mai un entretien avec lui *, à l’occasion de la parution des « Entretiens de Bâton Rouge » (Gallimard). Dès l’annonce de la disparition de Césaire, Glissant fut cependant le premier que nous avons appelé. « Les prises de position de Césaire, c’est d’abord l’insurrection de l’imaginaire poétique, formulation extrême de la révolte et de l’affirmation de soi », témoigne-t-il. « Intellectuellement, c’est le refus de la convenance qui accompagne la soumission, et c’est surtout la passe vers le monde, à travers l’Afrique retrouvée et la diaspora africaine. En ce qui concerne les Martiniquais et les Antillais, il s’agissait pour Césaire, et nous avons été d’accord, de revaloriser la part africaine de notre identité, part méprisée, rabaissée, démonisée par le colonisateur ».
2005: contre Sarkozy, les insurgés politiques
Ces derniers mots sonnent comme une piqûre de rappel. Quand, en décembre 2005, Sarkozy, alors locataire à Beauvau, visite la Martinique et la Guadeloupe, l’ex-maire de Fort-de-France Aimé Césaire, demeuré l’âme spirituelle du département d’Outre-Mer, refuse de le recevoir. Et clame son dégoût des propos sarkozistes sur le Kärcher, ainsi que la loi du 23 février 2005 (celle où « les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord »). Le futur chef de l’Etat sera contraint de décaler la tournée de plusieurs mois. Glissant était aussi de la partie.
Aimé Césaire écrivait certes beaucoup moins, depuis des années. On lira tout de même le rugissement que fut, en 2005 justement, la parution de « Nègre je suis, nègre je resterai » (Albin Michel). A la rupture que représenta, dans les années 30, la « négritude » de Césaire, répond, on l’a vu, celle que fût la « mondialité » de Glissant. Pour l’auteur de « Tout-Monde »:
« Il vaut en effet d’opposer, chaque fois, à la pensée lisse et insidieuse du colonisateur une véritable conception du monde, qui le laisse tout étonné. Car la croyance de ce colonisateur est toujours qu’il est le seul à pouvoir penser le monde. Il accepte de vous toutes sortes de qualités, sauf celle-là. Il ne voit même pas que la pensée de l’ancien colonisé lui sert à se libérer de nombre d’entraves intellectuelles ».
De la « négritude » à la « littérature-monde en français »
De « Cahier d’un retour au pays natal » à « Une tempête » (« adaptation pour un théâtre nègre » de la pièce éponyme de « La Tempête » de William Shakespeare), l’œuvre poétique et théâtrale de Césaire est une application littéraire de la « négritude ». Une extension des possibles littéraires qui retrouva une actualité quand, en 2006, la « francophonie » fut le « pays invité d’honneur » (!) au Salon du livre de Paris. Plus encore quand, en réaction, Michel Le Bris, big boss du festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo (« manifestation-monde » s’il en est) codirigea l’an dernier le manifeste « Pour une littérature-monde »:
« Nous assistons à l’émergence d’une littérature de langue française, détachée de la Nation avec laquelle elle a entretenu des liens stratégiques, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l’imaginaire, et n’ayant pour frontières que celles de l’esprit. »
Edouard Glissant était un des 28 écrivains participants, y définissant la poétique comme un « réseau à trois dimensions » (paysage, temps, langage) réunissant « le processus poétique et politique dans cette espèce de globalité qu’est le monde actuel tel qu’il nous a été légué par les histoires des colonisations ». Lorsqu’on lui demandait, ce jeudi, où se nichait la poétique du monde à venir, voici ce que répondait l’auteur:
« Le Tout-monde est imprévisible. Mais j’ai l’intuition que les formes nouvelles de littérature et d’art seront prodigieusement métisses, dans leurs structures mêmes et dans leurs techniques. Entremêlées comme l’art de la traduction entre les langues, qui deviendra un genre en soi, fractales comme un chaos-monde. Ceux et celles qui pratiqueront ces expressions seront capables de se donner à des errances infinies comme à des capacités étonnantes de demeurer ».
Alain Mabanckou, Prix Renaudot 2006 pour « Mémoires de porc-épic », était lui aussi du manifeste:
« Quand la négritude de Senghor portait sur des racines exclusivement africaines, celle de Césaire était ouverte à la mondialisation. Un cri pour la liberté des peuples opprimés, qui dépassait la simple condition noire ».
L’écrivain, professeur de littérature francophone à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), réclamait toujours, ce jeudi soir, « la présence de Césaire dans la course d’une littérature ouverte au monde. Chez lui s’exprimait avant tout l’humanisme : cet humanisme, c’est précisément ce qui manque à la littérature française aujourd’hui ».
Aimé Césaire, un cri qui, donc, a de l’avenir.