Caroline Laurent est franco-mauricienne. Après le succès du livre co-écrit avec Evelyne Pisier, « Et soudain, la liberté », elle a publié le 9 janvier 2020 son nouveau roman « Rivage de la colère », aujourd’hui récompensé. En parallèle de ses fonctions de directrice littéraire chez Stock, elle a été nommée en octobre à la commission « Vie Littéraire » du Centre National du Livre.
Aux origines du roman, un fait historique :
Dans « Rivage de la colère », récompensé par le 51ème Prix Maison de la Presse, Caroline Laurent dévoile un pan tragique, hélas fort peu connu, de la décolonisation dans l’Océan Indien : en 1965, le Royaume-Uni accepte le principe d’élections générales qui décideront de l’indépendance de l’île Maurice et de ses possessions. Mais dans le plus grand secret, il est décidé que certaines de ces dépendances, dont les îles Chagos, au nord-est de Maurice, resteront sous administration britannique, après qu’elles auront été rachetées par le Royaume-Uni, ce dernier prétendant qu’elles ne sont pas habitées ! Le but n’est autre que de donner ces territoires en location aux États-Unis, qui y créeront une importante base militaire. L’accord passé entre le Royaume-Uni et les États-Unis stipulant que les îles doivent être vierges de leurs habitants, la suite s’avère particulièrement brutale : les Chagossiens, descendants d’esclaves noirs d’origine malgache, population d’environ 2000 personnes installée là depuis la fin du 18ème siècle, vont être embarqués de force sur le navire Nordvaer, déportés vers l’île Maurice et les Seychelles, et y connaître un sort misérable, devenant des parias. « Sauvage. Sagouin. Nègre-bois. Voleur. Crétin. Crevard. Fils de rien. Chagossien, ça voulait dire tout ça quand j’étais enfant. Notre accent ? Différent de celui des Mauriciens. Notre peau? Plus noire que celle des Mauriciens. Notre bourse, vide. Nos maisons, inexistantes ».
Ces hommes et femmes innocents ne reverront jamais leurs îles. Mais après le temps du déchirement et de la soumission viendra le temps de l’émancipation, le temps de relever la tête et de prendre son destin en mains. Le temps de la révolte. Une révolte qui se poursuit encore aujourd’hui. Caroline Laurent, fidèle aux côtés des résistants Chagossiens, qui est là lors du procès de 2018 tenu au Royaume-Uni contre la Cour Internationale de Justice, qualifie cette révolte nécessaire de « combat de David contre Goliath ». Elle parle à juste titre d’un « drame humain et géopolitique », puisqu’à l’heure où elle publie, la situation n’est toujours pas réglée.
En mai 2019, l’assemblée générale de L’ONU a pourtant adopté une résolution donnant six mois à Londres pour rétrocéder les îles Chagos à l’île Maurice. Cette résolution fait suite à un avis de la Cour Internationale de Justice, estimant que le Royaume-Uni avait illicitement séparé l’archipel des Chagos de l’île Maurice. Mais les mois ont passé, sans que le Royaume-Uni ne se conforme ni à cette décision, ni à cet avis, qui sont « non contraignants ». Depuis les années 1970, la base de Diego Garcia est devenue une position stratégique pour les États-Unis, jouant un rôle clef dans la Guerre froide, et plus tard dans les bombardements en Irak et en Afghanistan (années 2000).
Un engagement qui prend la couleur d’un roman
Au service d’une quête de justice, choisir la fiction, la « baguette magique de la fiction, pour sa puissance d’incarnation et d’empathie », dit Caroline Laurent. Partant de ces faits réels, elle imagine « une histoire romanesque au souffle puissant », avec pour cadre premier l’île de Diego Garcia, pour cadre second l’île Maurice. Afin de porter à notre connaissance cette aberration, cette faille de la décolonisation, souvent ignorée aujourd’hui, elle retrace cette histoire dramatique sur plusieurs décennies, à travers les souvenirs de Joséphin, fils de Marie-Pierre et Gabriel, les deux amants que rien ne prédisposait à se rencontrer dans un monde tout entier soumis aux tabous, qu’ils soient sociaux ou raciaux.
L’intrigue peut brièvement se résumer ainsi : Marie-Pierre Ladouceur vit depuis toujours sur l’île de Diego Garcia. Une vie simple et paisible, faite de petits riens, dans l’affection des siens… Elle va pieds nus, mère célibataire sans chaussures ni autres liens pour l’entraver, jusqu’au jour où elle fait la connaissance de Gabriel, un jeune Mauricien venu seconder l’administrateur colonial. Un homme de la ville. D’une élégance folle. D’une grande délicatesse. Elle, que convoitent sur son île deux amis de toujours, s’éprend de Gabriel. Un amour qui sera bientôt partagé, parfois tumultueux. Mais un jour, tout bascule. Les navires n’accostent plus aux rivages… comme si l’île se coupait du monde. Sans ménagement ni préambule, les Chagossiens sont convoqués par des soldats sur la plage : ils apprennent alors qu’ils doivent quitter leur île, sans connaître la raison de cet exil, et pensant que ce départ n’est pas définitif puisqu’on leur ment, que les tractations entre les gouvernements ont été tenues secrètes. Ils n’auront qu’une heure pour se préparer. Faire leurs bagages, rassembler le peu de choses qu’ils peuvent emporter. Il leur faut par force abandonner leurs bêtes — leurs chiens seront gazés avant même qu’ils n’aient quitté l’île — leurs maisons, leurs attaches. Et pourquoi ? Pour aller où ? Après une traversée éprouvante, tous se retrouvent exilés sur l’île Maurice, livrés à eux-mêmes, dans le dénuement, dans l’abandon des autorités, contraints de s’improviser un bidonville hors de la ville. Et bientôt, sans espoir de retour.
Quand se rejoignent réalité et fiction :
Roman de l’exil… de la déchirure… car « l’exil sauve et tue » ; s’il n’est pas un choix, « quand on n’a pas décidé de partir, il tue ! ». Roman militant d’une certaine façon… Mais roman de l’amour aussi, amour pour une terre natale à laquelle l’histoire vous arrache, que vous voudriez retrouver mais qui vous reste défendue — l’accès à l’archipel est interdit aux touristes, aux médias et à ses anciens habitants —, amour transgression pour l’homme que le destin vous envoie, amour indéfectible qui lie les membres de vos familles écartelées, séparées, déportées… Roman écrit comme une fresque, une saga familiale tressée à l’événement historique, dans le double souffle de l’histoire collective et du drame intime.
Abusés, méprisés, exilés, les personnages peu à peu retrouvent leur dignité dans la résistance et le combat. Ils étaient pour la plupart analphabètes, sans possibilité de s’instruire, les voici qui reprennent vie grâce aux mots de Caroline : « C’est une histoire que me racontait ma mère. Pas un conte pour enfants, non, une histoire vraie, qu’elle grattait de temps en temps comme une vilaine plaie. Une tragédie insulaire. Les mères connaissent les berceuses et les sortilèges. Parfois aussi, d’une lumière dans le regard, d’une fêlure dans la voix, elles se trahissent. L’enfant devine un secret. … ce secret c’est celui d’une souffrance. D’un arrachement. Une fille ne laisse pas sa mère souffrir. Alors, elle écrit ». S’étant longuement documentée sur les habitants des Chagos et sur leur déportation, l’écrivaine a fini par les rencontrer, et recueillir leurs récits.
Extrait : page 161 : « Elle avait rassemblé le maximum d’affaires. Son lit, ses meubles, sa maison : perdus. Même le berceau de Joséphin resterait là. Elle ne pouvait rien prendre de plus.Les choses lourdes n’étaient pas transportables. L’air lui manqua quand elle songea à sa mère… La tombe… Que deviendrait la tombe si elle n’était plus là pour la fleurir ? »
(Janine Bailly, à partir de sa propre lecture, des interviews de Caroline Laurent, de France Info.Culture, de Babelio, de Wikipédia )
Fort-de-France, le premier juin 2020