— Par Janine Bailly —
À l’heure où, dans l’île sœur, on déplore les actes de torture commis à l’encontre d’un jeune homme en raison de sa seule orientation sexuelle, à l’heure où Christiane Taubira, ardente avocate du Mariage pour tous, doit à mon grand regret quitter un gouvernement devenu par trop réactionnaire, deux films à Madiana nous invitent à repenser notre rapport aux autres, qu’ils nous soient semblables ou différents.
Bien loin des scènes torrides, un brin sulfureuses, qu’Abdellatif Kechiche nous montra dans La vie d’Adèle, c’est tout en subtilité et en élégance qu’ici on nous parle de ceux qui, en des temps pas si lointains, et qui peut-être perdurent, furent mis au ban de leur famille comme de la société. Ce choix de la délicatesse et de la pudeur n’exclut pourtant pas la dure réalité de la violence exercée à l’encontre d’hommes et de femmes écorchés vifs, violence souvent sourde et insidieuse, mais violence tout autant condamnable et destructrice !
Carol, de Todd Haynes, illustre la rencontre amoureuse, dans l’euphorie des préparatifs et des éclats de Noël, d’une grande bourgeoise (Cate Blanchett) et d’une jeune vendeuse de jouets au physique androgyne (Rooney Mara, Prix d’interprétation féminine à Cannes en 2015). Dans un New-York crépusculaire, à l’atmosphère pluvieuse et ouatée, ces deux femmes des années cinquante sont lumière, par leurs regards échangés, par les gestes esquissés, par le corps paré de Carol et le corps retenu de la timide Thérèse. Ensemble, elles vont parcourir le long chemin vers leur vérité, affirmée dans une scène finale sublime. Un chemin semé d’embûches, l’une prise dans l’étau d’un mariage qu’elle veut rompre, au risque de perdre la garde de sa fille, l’autre affrontant un fiancé qui ne peut comprendre pourquoi on le délaisse. Si Carol doit, pour être elle-même, s’évader de sa luxueuse prison dorée, si Thérèse rêve d’ascension sociale par l’intermédiaire de la photographie qu’elle pratique avec une audace croissante, toutes deux sont victimes d’un milieu qui aimerait les enfermer dans le cocon sécurisant des bonnes mœurs et de la morale corsetée, toutes deux sont victimes du chantage exercé par un mari trop souvent ivre et crachant ses invectives.
Todd Haynes filme à maintes reprises les visages de Carol et Thérèse, comme voilés derrière les vitres embuées des voitures ou taxis qu’elles empruntent ou conduisent, dessinant ainsi, entre elles et la société qui condamne et exclut, une frêle barrière qui isole, cache et protège. Car dans Carol autant que dans The Danish Girl, c’est aussi de solitude qu’il s’agit, quand bien même c’est à deux qu’il faut lutter contre le reste du monde.
The Danish Girl, de Tom Hooper, retrace l’histoire vraie d’un couple, celui de Gerda Wegener et Lili Elbe, artiste-peintre née dans un corps d’homme sous le nom de Einar Wegener, et première à avoir expérimenté, au péril de sa vie, une chirurgie de réassignation sexuelle. Tom Hooper fait de son biopic une incroyable histoire d’amour, où la grandeur des sentiments n’a d’égale que la beauté des images, qu’elles exaltent ces corps magnifiés par les costumes ou qu’elles plantent le décor d’intérieurs richement reconstitués. Ils sont peintres tous deux, ils mènent une vie un peu bohème, ils aiment faire l’amour, un amour sain et rieur entre les toiles. Mais au fond de lui est ancré, indélébile, le souvenir du premier baiser enfantin donné à l’ami, au cœur de ce paysage qu’à présent il ne cesse de reproduire sur la toile de façon obsessionnelle.
Or, un jour, accédant à la demande de Gerda, Einar remplace un modèle absent, et s’il accepte d’en mettre les escarpins, il refuse d’en passer la robe, qu’il déposera seulement sur lui. Tout est joué alors : cet ultime refus de soi-même est contredit par l’émotion si visible du personnage, par son regard troublé et l’inclination nouvelle de son corps. Désormais, il gravira avec douleur ce long chemin de croix vers lui-même, qui le mènera du travestissement au changement de sexe, mué en sacrifice final ! Douleur de voir éclater les larmes et la détresse de Gerda. Douleur de devoir fuir une médecine imbécile qui interne et lobotomise ceux qu’elle prétend « malades » ! Douleur d’être agressé par des voyous homophobes. Douleur enfin de ne pouvoir enfanter à l’égal d’une « vraie » femme. Eddie Redmayne, déjà Oscar du meilleur acteur pour son interprétation de Stephen Hawking dans Une merveilleuse histoire du temps, montre à nouveau sa fabuleuse capacité à devenir un autre sur l’écran. Par toutes les nuances de son regard, par les poses qu’il fait prendre à son corps, d’abord maladroit et timidement reclus sur lui-même lors de ses premières apparitions publiques en toilettes féminines, puis de plus en plus droit et assuré avec le temps qui passe, il rend crédible et bouleversant de fragilité et de force mêlées ce personnage hors du commun. Auprès de lui, Alicia Vikander ne démérite pas, qui incarne, avec une sensibilité à fleur de peau, aussi bien l’épouse désemparée que la femme mûrie dans l’épreuve et devenue soutien fidèle, jusqu’à son dernier souffle, d’une Lili victime de l’ultime opération. D’ailleurs, The Danish Girl, n’est-ce pas à la fois Gerda et Lili ? Car si Einar lutte pour révéler une identité qui sommeillait en lui, Gerda elle aussi s’achemine vers sa vérité, et, accomplissant son destin d’artiste, rencontre le succès lorsqu’elle peint avec rage et fougue, comme pour en percer le mystère, le corps dénudé d’Einar/Lili.
Et parce qu’il met en parallèle Gerda à sa toile et Einar/Lili à son miroir, tous deux partis à la découverte de ce corps nouveau qui peu à peu émerge, Tom Hooper nous dit qu’il n’y a plus belle preuve d’amour que ces deux existences étroitement enlacées, à la vie à la mort !
J.B., Fort de France, le 28 janvier 2016