— Par Nathalie Lacube —
Auteur du monumental « Dette », de « Bureaucratie » et de « Bullshit Jobs », l’anthropologue américain David Graeber, mort le 3 août à 59 ans, posait sur nos sociétés un regard d’une lucidité saisissante et engagée.
« L’expérience de la confusion morale » : le titre du premier chapitre de « Dette », ouvrage monumental qui a révélé David Graeber au grand public en 2013, résume l’ambition d’une vie : porter sur le monde un regard de moraliste. L’anthropologie, sa discipline, nourrie des autres sciences humaines, lui servait à aiguiser cette lucidité, à la faire partager au plus grand nombre possible et à la transformer en moteur pour l’action.
David Graeber n’avait pas son pareil pour expliquer le monde et ses paradoxes. Ainsi, il raconte comment il a pris conscience de cette « confusion morale » à l’origine de « Dette : 5000 ans d’histoire » (Les Liens qui Libèrent, 624 p., 29,90 €) lors d’une… Garden-Party, organisée par un révérend anglican à l’abbaye de Westminster.
Le révérend lui présente une avocate engagée, qui apporte son aide juridique aux associations anti-pauvreté de Londres. Graeber lui explique son projet politique altermondialiste : « L’objectif à long terme est l’annulation de la dette. Un peu dans l’esprit du Jubilé biblique. Pour nous, trente ans de flux financiers des pays pauvres vers les riches, ça suffit ! ». _« Mais, ils l’ont emprunté cet argent, a-t-elle répliqué, sur le ton de l’évidence. Il est clair qu’on doit toujours payer ses dettes. »
Il renverse le regard sur les théories admises en économie
Cette phrase, « on voit bien ce qui fait sa force : ce n’est pas vraiment un énoncé économique, c’est un énoncé moral », résume David Graeber. Elle sert de déclencheur à une œuvre intellectuelle majeure, construite en trois ouvrages. « Dette » renverse le regard sur les théories admises sur le crédit et sur les « fondamentaux » dominants de l’économie.
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« Bureaucratie : L’utopie des règles », en 2015, démontre à quel point formulaires, paperasses et formalités administratives sur Internet sont des instruments de domination, qui asservissent plus qu’ils libèrent et des vecteurs d’inégalités sociales aggravées. « Bullshit jobs », en 2018 qui dénonce les « jobs à la con » sans la moindre utilité sociale, devient un terme passé dans le langage courant.
« Nous sommes les 99 », un slogan collectif
Graeber a le sens de la formule. On lui attribue le slogan « Nous sommes les 99 » face au 1 % des « maîtres du monde » dominant une société de plus en plus inégalitaire. Il a porté le mouvement « Occupy Wall Street », né en septembre 2011 près de la Bourse new-yorkaise en réponse à la crise financière. Interrogé par La Croix, lors d’un de ses passages à Paris sur l’invention de ce slogan percutant, il répondait : « Nous avons été plusieurs à aboutir à ce terme au cours d’une discussion. »
Le mouvement des Indignés s’étend dans le monde
Militant altermondialiste et anarchiste, il souhaitait séparer son action politique de sa réflexion. Mais ses deux vies publiques se sont sans cesse télescopées. Ainsi, ce docteur en anthropologie, enseignant à l’université américaine Yale, était convaincu que le refus de le titulariser en 2005, venait de sa radicalité politique.
La London School of Economics (LSE) accueille alors cet enseignant charismatique, rompu au débat et vulgarisateur hors pair. Il devient un temps conseiller du leader travailliste Jeremy Corbyn. Et s’engage avec passion pour le mouvement d’indépendance des Kurdes au Moyen-Orient.
C’est son épouse, l’artiste et écrivaine Nika Dubrovsky, qui a annoncé le 3 septembre son décès le 2 septembre dans un hôpital de Venise à 59 ans, sans préciser les causes de la mort de ce penseur essentiel de la gauche radicale.
Nathalie Lacube
Source : LaCroix.com
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