Darsières Camille. 19 mai 1932 – 14 décembre 2006

Avocat, homme politique 

— Par Edouard de Lépine —

Camille Darsières est né le 19 mai 1932 à Fort-de-France, dans une famille de bonne bourgeoisie mulâtre de Fort-de-France. Une famille aisée sans être riche, distinguée sans ostentation, aussi fière de son passé que sûre de son destin.

Les Darsières sont proches de Joseph Lagrosillière, le père fondateur du mouvement socialiste à Martinique, député-maire de Sainte Marie depuis deux bonnes décennies quand Camille vient au monde.

Le jeune Darsières a été élevé et a grandi dans le climat politiquement chaud de la Martinique de l’entre-deux guerres. Une époque rythmée par les élections marquées depuis le milieu des années 1920, par la fraude électorale et, parfois, par la violence des affrontements entre une droite et une gauche dont on distingue cependant mal les contours. Les querelles de personnes à l’intérieur de l’un et de l’autre camps, masquent les oppositions plus profondes au sein d’une société coloniale complexe. Les classes dominantes ne sont pas moins divisées que les catégories sociales les plus défavorisées.

À droite, à coté des vieilles oppositions historiques, blancs, mulâtres, noirs, le groupe dit des békés, pour l’essentiel des descendants des colons, est moins homogène qu’on ne le croit généralement. Des conflits d’intérêts déterminent des positions politiques plus que nuancées.

À gauche, les querelles fratricides entre socialistes, radicaux et communistes ne sont pas moins virulentes que celles qui opposent les uns et les autres à la droite. Les Darsières tout en  étant plus proches des socialistes de Lagrosillière, familièrement dit Lagros, sont largement ouverts aux représentants des autres courants. L’avocat et professeur de philosophie, Jules Monnerot, et le docteur Juvénal Linval, fondateurs du Groupe Communise Jean Jaurès, fréquentent autant leur maison, que les amis de Lagrosillière et ceux de Victor Sévère, le maire de Fort-de-France (1900-1945) auquel ils sont très liés.

Ce climat de libres discussions, de confrontations fermes mais courtoises d’opinions, sans doute moins divergentes qu’on ne le dit, n’est pas étranger à l’esprit de tolérance de Camille Darsières qui fut, sous ce rapport, le contraire de ce qu’il paraissait être et en tout cas le contraire de ce qu’on a voulu faire de lui.

Le père de Camille Darsières, Louis Darsières, receveur de l’Enregistrement, fin lettré, d’une très grande culture, passionné d’histoire et de littérature, amateur de théâtre et de poésie n’a qu’une ambition et une exigence que son fils soit le meilleur à l’école.Il n’a pas été déçu.

Camille Darsières a largement comblé ses vœux. L’un des meilleurs sujets de l’école primaire Perrinon qui se trouvait juste en face de chez lui, après de brillantes études au Lycée Schœlcher (1943-1950) et une année en classe préparatoire à l’École Normale Supérieure au Lycée Pasteur à Neuilly, il s’inscrit à la Faculté de Droit de Toulouse pour se préparer au seul métier dont il ait toujours rêvé : celui d’avocat. Il termine en secrétaire de la conférence du stage en 1957 et s’inscrit au barreau de Fort de France où il restera plus de 41 ans (1957-1998).

 

Avocat et/ou homme politique ?

 

Difficile de résumer la vie d’un grand avocat qui fut aussi un grand politique ayant profondément marqué son temps pendant près d’un demi-siècle. Encore plus hasardeux de décider ce qui fut le plus important pour lui : l’amour de son métier ou sa passion de la politique.

Camille Darsières a été d’abord un avocat de talent. À son palmarès quelques uns des plus beaux succès du barreau de Fort de France. Un talent reconnu par ses pairs qui l’ont trois fois porté au bâtonnat de l’ordre du barreau de Fort de France (1977, 1981, 1992).

Il a joué un rôle essentiel dans les grands procès politiques de son temps, dans les trois département français d’Amérique, Martinique, Guadeloupe, Guyane.

– y compris dans la défense de ses adversaires politiques dont le plus célèbre est certainement son collègue au Barreau de Fort de France, Me Georges Gratiant, l’un des principaux dirigeants du Parti Communiste Martiniquais, qu’il venait de battre aux élections cantonales de 1961, mais dont il fut un soutien actif, lorsque celui-ci poursuivi par la justice coloniale fut menacé d’être radié de l’Ordre (1962),

– Procès des jeunes de l’OJAM (Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la Martinique) en 1963, poursuivis par le pouvoir colonial pour avoir osé proclamer « La Martinique aux Martiniquais »,

– Procès des patriotes du GONG (Groupe d’Organisations Nationales de la Guadeloupe) de la Guadeloupe en 1968, accusés d’avoir fomenté les troubles de mai 1967 qui ont fait un nombre aujourd’hui encore indéterminé de morts et de blessés (entre une dizaine et près d’une centaine de morts),

– Procès des patriotes Guyanais du MOGUYDE (MOUVEMENT POUR UNE GUYANE DÉCOLONISÉE) en décembre 1974,

– sans compter une bonne vingtaine de procès de moindre envergure,

– Procès des briseurs d’urnes de Rivière Salée (1971), où il défend des jeunes Saléens accusés d’avoir brisé les urnes pour protester contre les manœuvres frauduleuses du candidat de la droite,

– Défense, en plusieurs occasions, de militants nationalistes qui ne lui en ont pas toujours été reconnaissants, parmi lesquels, Guy Cabort Masson l’un des fondateurs du mouvement nationaliste martiniquais, Alfred Marie-Jeanne, l’actuel Président du Conseil Régional de la Martinique, Alex Ferdinand, un des principaux responsables du MIM (Mouvement Indépendantiste Martiniquais), Jean-Louis Fonsat.

Ces grands procès font parfois oublier ceux dans lesquels il a assuré, souvent gratuitement, la défense de centaines de travailleurs chassés de la campagne par la grande crise sucrière des années 1960. Ils se sont installés sans titre sur la zone dite des 50 pas géométrique, en bordure de la mer, dans la proche banlieue de Fort de France, Sainte Thérèse, Volga, Texaco, Pointe La vierge. Menacés d’expulsion soit par l’État soit par des propriétaires souvent sans plus de titre que ceux qu’ils voulaient expulser, ils s’adressent neuf fois sur dix à la Mairie de Fort de France qui charge Camille Darsières de leur défense.

Ce contact fréquent avec le peuple des banlieues, l’a certainement préparé a mieux comprendre les problèmes de son pays et à trouver dans la politique municipale d’Aimé Césaire l’un des moyens de satisfaire sa quête d’une plus grande justice sociale.

Mais ce qui l’a amené à rejoindre Césaire, à l’occasion des émeutes des nuits de décembre 1959 à Fort de France, c’est d’abord un sentiment de révolte contre l’injustice des accusations portées contre Césaire et la municipalité de Fort de France.

En l’absence de Césaire retenu à Paris par ses obligations parlementaires, le pouvoir colonial et la droite accusaient le premier adjoint de Césaire, le Dr Aliker et son conseil municipal d’avoir livré la ville aux forces du désordre. À gauche, Le Parti Communiste, que Césaire avait laissé 3 ans plus tôt, en 1956, reprochait à la municipalité progressiste sinon d’avoir livré la ville aux forces de l’ordre, du moins d’avoir été incapable de contrôler la situation.

C’est dire que, quand Camille Darsières adhère au PPM (fin décembre 1959-début janvier 1960), il arrive dans les conditions les plus difficiles qu’ait connues le jeune Parti Progressiste Martiniquais créé quelque vingt mois plus tôt. Non pour y chercher un quelconque mandat politique, comme on l’en a si souvent accusé, mais pour aider Aimé Césaire à se défendre et à défendre son parti qui paraît complètement isolé au début des années 1960.

Il y réussit, en peu de temps avec un sens de l’organisation, une fougue et une audace qui amènent Césaire à le considérer, avec son premier adjoint, le Dr Aliker, comme un de ses meilleurs soutiens et comme un cadre potentiel de son Parti qui en a un besoin urgent.

Dès 1961, Césaire lui confie une série de tâches politiques complexes dont il se tire avec brio. Et c’est la confiance réciproque de l’un dans l’autre qui décide Camille Darsières à assumer pendant plus de quarante ans des responsabilités de plus en plus lourdes, parfois écrasantes. Rappelons qu’il a siégé pendant

– 31 ans au Conseil Général de la Martinique (1961-1992),

– 36 ans comme second adjoint au maire d’Aimé Césaire (1965-2001), à la mairie de Fort de France,

– 22 ans, comme Président du Conseil d’Administration du Centre Hospitalier Universitaire de l’Hôpital Pierre Zobda Quitman, du nom du directeur de l’Hôpital, avec lequel il a mené à bien un gigantesque travail de construction, d’adaptation et de modernisation de cet établissement dont on dit qu’il serait le meilleur ou l’un des meilleurs de toute la Caraïbe,

– 21 ans au Conseil Régional de la Martinique (1983-2004) dont il fut le premier Vice-Président puis le Président (1983-1992). En fait, en l’absence du Président élu, Aimé Césaire, très souvent retenu à Paris par ses obligations de parlementaire, Camille Darsières a présidé le Conseil Régional de 1983 à 1992. Il a assumé la redoutable responsabilité de mettre en place, le premier Conseil Régional élu au suffrage universel, avec tout l’appareil administratif adéquat

– 9 ans comme député de la Martinique (1993-2002),

– 29 ans comme Secrétaire Général du Parti d’Aimé Césaire, le Parti Progressiste Martiniquais.

Tout cela en exerçant sans interruption son métier d’avocat, en accomplissant sans rechigner, son travail de dirigeant mais aussi, à l’occasion, de militant de l’extrême base du Parti, de journaliste sérieux qui a dirigé pendant une bonne vingtaine d’années le journal de son Parti, le Progressiste.

Last but not least, Camille Darsières a été un essayiste de talent, un homme de grande culture et un passionné d’histoire. Il nous laisse, entre autres, deux ouvrages, Des origines de la Nation martiniquaise, Fort-de-France 1974, éditions Désormeaux, et une excellente biographie du père de la social-démocratie martiniquaise, Joseph Lagrosillière, en trois volumes, les deux premiers chez Désormeaux, le troisième, achevé quatre mois avant sa mort, a paru chez L’Harmattan, en 2007. Deux ouvrages qu’il faut absolument lire et relire pour comprendre comment un grand mulâtre foyalais, que rien ne semblait prédestiner à jouer un rôle éminent dans la défense des plus humbles, a pu devenir l’une des figures les plus authentiquement progressistes de la gauche martiniquaise pendant plus de quarante ans.

 

Édouard de Lépine