— Propos recueillis par Matthieu Giroux —
Philosophe atypique, Dany-Robert Dufour a développé au fil des années une œuvre importante à la croisée de la philosophie du langage, de la philosophie politique et de la psychanalyse. Il publie « Fils d’anar et philosophe » (R&N éditions), un livre d’entretien avec Thibault Isabel qui revient sur son cheminement philosophique et sur les rencontres qui ont marqué sa vie.
Marianne : Vous présentez votre jeunesse et en particulier votre jeunesse étudiante comme une parenthèse enchantée mêlant engagements politiques et accomplissements intellectuels. Un parcours comme le vôtre est-il encore possible pour un jeune homme du XXIe siècle malgré la morosité qui caractérise notre époque ?
Dany-Robert Dufour :Disons que j’ai eu de la chance, beaucoup de chances. Chance d’avoir eu un père singulier, qui s’était forgé une langue bien à lui, poétique et populaire, une mère aimante mais pas surprotectrice, un frère aîné qui m’a mis le pied à l’étrier, c’est-à-dire la main à l’encrier philosophique et littéraire. Chance aussi d’avoir eu vingt ans en 1968, plutôt qu’en 1940. En fait, c’est cette époque des années soixante qui fut une parenthèse enchantée. Avec, à la fois, un État-providence et des expérimentations tous azimuts : musique, théâtre, modes de vie, sexualité, philosophie… Une chance donc que n’ont plus guère ceux qui ont 20 ans aujourd’hui dans un monde miné par la morosité et la crise actuelles : économique, sociale, morale, politique, environnementale… Baignés de surcroît dans une culture néolibérale qui renferme toujours plus chacun sur soi alors que nous étions spontanément dans le souci de l’autre.
Votre formation philosophique s’est fait à l’époque du néostructuralisme triomphant (Deleuze, Foucault, Derrida). En quoi était-il important pour vous de vous distinguer de ces figures et de tracer votre propre chemin ?
Je dirais plutôt que ma formation première fut celle du structuralisme pur et dur : Lévi-Strauss en anthropologie, Barthes en littérature, Jakobson en linguistique, Lacan en psychanalyse, Althusser en philosophie, Vernant en histoire… Puis est venu le post-structuralisme avec Deleuze, Foucault, Derrida… J’étais enthousiaste au début, mais j’ai ressenti assez vite un malaise. Il m’a fallu des années pour l’identifier. J’ai fini par comprendre que le post-structuralisme débouchait sur une destruction de la métaphysique occidentale et de ses dichotomies fondatrices : logos/pathos, âme/corps, même/autre, bien/mal, vrai/faux, intelligible/sensible, être/paraître, masculin/féminin, nature/culture, humanité/animalité… Certes, il ne s’agit pas là de catégories fixées une fois pour toutes.
« J’ai aujourd’hui une retraite inférieure de 1 000 euros à ce qu’elle devrait être, mais j’ai une œuvre, près de 25 livres. »
L’histoire en effet ne cesse de redéfinir le contenu de ces oppositions. Encore faut-il que ces structures positives perdurent car, sans elles, c’est le champ de ruines. Or, il y a eu deux assauts majeurs contre la métaphysique occidentale au XXe siècle. Celui de Heidegger dans les années trente qui visait à faire place nette pour installer l’idéologie nazie. Puis, dans les années soixante-dix, celui des postmodernes qui ont proposé aux libertaires, déboussolés par la défaite de mai 1968, une issue néolibérale « de gauche », faisant ouvertement table rase de la culture et de ses oppositions constitutives. Qu’on relise aujourd’hui L’anti-Œdipe de Deleuze (1972), l’essai apparaît comme un étonnant éloge du capitalisme et du marché, ne leur adressant qu’un seul reproche : ils ne vont pas assez vite pour tout décoder ! (p. 285). Quant à Foucault, dans Naissance de la biopolitique (1979), il encense l’art néolibéral de gouverner : « À nous, lance-t-il, de faire des utopies libérales, à nous de penser sur le mode du libéralisme » (p. 225).
Votre itinéraire intellectuel est marqué par des rencontres décisives, notamment Marcel Gauchet qui vous a appuyé pour la publication de votre deuxième livre Les mystères de la trinité chez Gallimard. Pourtant, vous précisez bien n’avoir aucun « maître ». Cette indépendance a-t-elle été un avantage ou un handicap dans votre vie ?
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