— Par Joël Des Rosiers —
En ce jeudi 28 mai sous le Haut patronage de M. François Hollande, Président de la République, du Premier Ministre du Québec M. Philippe Couillard, des Ministres de la Culture Fleur Pellerin de France, Hélène David du Québec et Dithny Joan Raton d’Haïti, du chef de l’Opposition M. Pierre Karl Péladeau, du chef du parti Québec Solidaire Mme. Françoise David, de quatre ex-premiers ministres, MM. Bernard Landry, François Charest, Pauline Marois du Québec et Mme. Michèle Duvivier Pierre-Louis de Haïti ainsi que de Mme. Michaëlle Jean, ex-gouverneure générale, Secrétaire générale de la Francophonie.
Par un temps magnifique, dans une langue aussi élégante que précise, le nouvel immortel, Dany Laferrière, a prononcé comme l’exige la tradition, l’éloge en tout point remarquable d’Hector Bianciotti, le romancier italo-argentin, son prédécesseur au fauteuil numéro 2. Ce siège inchangé et immobile, s’il avait été occupé naguère par Montesquieu, l’auteur des Lettres persanes, le fut surtout par un Dumas, le petit-fils du Général Alexandre Dumas dont la grand-mère Marie-Cessette Dumas était une esclave de Saint-Domingue. Car le fils du Général, le célèbre Alexandre Dumas, le plus traduit des romanciers français qui nous donna tant à lire et à rêver dans des allusions si nombreuses à ses origines créoles, eut à son tour un fils naturel, le romancier et dramaturge Alexandre Dumas fils. L’auteur de La Dame aux camélias n’oublia jamais les circonstances de sa naissance et fustigea dans ses œuvres le séducteur insouciant de naïves jeunes filles qui refuse de reconnaître ses enfants. Au registre du roman familial, Dumas fils fut l’académicien que son père, romancier devant l’éternel, ne fut jamais. Cette filiation historique et littéraire avec Haïti et le Nouveau Monde fera de ce fauteuil chargé d’histoire et de symboles, selon le vœu du nouvel académicien, « un fauteuil américain ». Il se produisit alors quelque chose de noble, de simple et définitif lorsque Dany Laferrière fit entrer Gaston Miron à l’Académie française, dans l’enceinte traversée d’air et de lumière, résonnant des extraits du poème du barde de Sainte-Agathe-des-Monts « Compagnons des Amériques ».
C’est sous la forme d’un récit imaginaire de sa rencontre improbable avec Hector Bianciotti dans un hôtel miteux que Dany Laferrière nous présente l’écrivain tria corda, ainsi que depuis Ennius se nommaient les poètes de la Rome antique. Bianciotti, argentin d’origine italienne qui écrivait en français, était un de ces lettrés aux trois coeurs, aux trois langues qui sont autant de patries intimes selon l’heureuse formule de Jorge Luis Borges, l’Aveugle sonore de Buenos-Aires. L’illustre prisonnier des bibliothèques affirmait aussi sur le ton de la fausse grandiloquence : « Yo soy criollo. » Créole, je suis ! Et quel !
Et nous ressentons par une sorte d’intrusion surnaturelle toute borgésienne, peu coutumière sous la plume de Laferrière, lisant debout en costume vert dans le décor irréel de la Coupole baignée de lumière de fin d’après-midi, tout le pouvoir de la littérature. Ce qui aurait pu être un artifice littéraire, terriblement superficiel, – prononcer l’éloge d’un écrivain dont on ne fréquente que l’oeuvre – devient alors un grand moment de connivences entre l’écrivain disparu, devenu à la fois le semblable et le proche de celui qui lui succède. Quand bien même Bianciotti et Laferrière divergent dans leur traitement de l’érudition, ce dernier poursuit son dialogue avec lui, au long du discours sur la capacité du langage à produire des symboles de l’exil. L’exil qui fait perdre à l’homme l’enfance, le monde et le langage.
Parce que sous les manières aristocratiques de Bianciotti, sa langue française écrite comme la quête mystérieuse de la perfection, couve une violence intérieure que la littérature n’a pas complètement réussi à éteindre : l’angoisse des exilés rongés d’un désir sans trêve qui abandonnent tout, un pays, une lumière, des odeurs, des chaos bienfaisants, par amour de la liberté. Le portrait que trace Laferrière de l’écrivain italo-argentin naturalisé français révèle la relation terrible qu’il eut avec son père, réputé froid et distant, ses amitiés particulières avec les garçons et la maladie qui le saisit jusqu’au déclin durant les dernières de sa vie.
« Tout homme peut dire véritablement ; mais dire ordonnéement, prudemment et suffisamment, peu d’hommes le peuvent. » écrivait Montaigne. L’orateur suivant, sensible au charisme de Laferrière, ramassa sans heurt les paroles du romancier pour évoquer l’épopée haïtienne pleine de morts et de vivants. Selon un rituel immuable depuis la fondation de la prestigieuse institution, le discours de réception clôt l’entrée à l’Académie française. C’est Amin Maalouf qui illumina l’Histoire en soulignant les relations entre la Révolution française et la Révolution de Saint-Domingue. L’écrivain libanais qui écrit en arabe et en français dit les choses qui devaient être dites, ici à Paris, non loin de l’Assemblée nationale, sous la Coupole, sans amertume, sans récrimination, sans réclamation, avec l’évidence du constat. Il parla au nom des victimes de la France esclavagiste alors que l’esclavage avait été aboli par la Révolution française au nom des idéaux de liberté et d’égalité. « Tous les hommes naissent et demeurent libres. » avait-elle proclamé, a rappelé Amin Maalouf, académicien élu au siège de Claude Lévi-Strauss en 2011.
Pourtant l’Assemblée révolutionnaire ne fit jamais appliquer l’abolition de l’esclavage jusqu’à ce que la population noire de Saint-Domingue, exaspérée d’injustice et de marronnage, prit les armes. Il y eut cet après-midi à Paris un moment de dignité. Les phrases fusaient à vrai dire avec l’espoir qu’elles se graveraient pour toujours dans le marbre de la Coupole. C’était comme si, à l’instar d’Hector Bianciotti, les victimes de l’esclavage n’étaient jamais vraiment mortes.
La séance fut levée par Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie, après le départ du président de la République. Précédé d’une haie de la Garde républicaine, l’épée à la goutte d’encre pendue à la hanche, Dany Laferrière descendit avec solennité les marches du grand escalier vers la cour d’honneur du palais, bruissant d’une foule heureuse et couverte de pavés qui reluisaient comme des écailles. Signes, amantes et poètes choient dans un monde où ils ne se sentiront jamais à leur place. Tout en finesse, l’art de Baudelaire (je cite de mémoire) comme une insoumission, une métaphore ou un hiéroglyphe :
Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.
Sa place assurée dans la République des Lettres, voilà comment le destin de Dany Laferrière, le petit garçon qu’il fut, le poète de l’ironie, de la distance et de l’intime, devenu académicien, me parut digne d’une distinction romanesque. En garde, d’Artagnan !