Danse avec le loup : « Monsieur, Blanchette et le Loup » de José Pliya

— Par S.L. & R.S. —

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Inspirée de La chèvre de Monsieur Seguin d’Alphone Daudet, du roman Les soleils des indépendances de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, et des éleveurs peuhls d’Afrique, la pièce, Monsieur, Blanchette et le Loup forme un diptyque avec une œuvre précédente de José Pliya « Mon petit poucet » créée en 2011. Monsieur, propriétaire terrien a pour seule ambition de vivre seul, en paix avec une compagnie de chèvres qu’il chérit par dessus tout. Descendant d’une famille de nobles dont le rang s’élevait à la hauteur du nombre de vaches possédées, lui n’élève que des chèvres, la vache du pauvre ainsi qu’on la désigne en Asie. Est-ce par goût dénaturé ou par nécessité financière d’une noblesse sur le déclin ? On ne sait pas trop, si ce n’est qu’il a du mal à tenir son rang, à se faire respecter notamment par son voisin, le loup, un vaurien, un voyou, un noctambule, un parasite qui séduit sans vergogne ses protégées et les consomme l’une après l’autre et ce avec d’autant plus de facilité que celles-ci, véritables têtes de linotte, capricieuses par nature se jettent ingénument entre ses pattes. Sa dernière chèvre dévorée, Monsieur part pour un long et lointain voyage duquel il va rapporter « une vache » pas comme les autres, Blanchette, qu’il a bien l’intention de se garder pour lui et pour lui seul. Mais voilà, échappe-t-on à son destin ? Comment se sortir d’une situation qui enferme ? Et qui enferme d’autant mieux que les protagonistes l’ont construite eux-mêmes. Prisonniers d’une essence qui les détermine, ils accompliront ce que la divinité aveugle, inexorable, issue de la nuit et du chaos, la Destinée a décidé pour eux. Le loup aura beau se plaindre de cette image de prédateur, ennemi de toute société, qui ne fait même pas compagnie à ceux de son espèce – si ce n’est pour une expédition guerrière, sitôt accomplie sitôt dénouée – il ne pourra, pas plus que Jupiter, le plus puissant des dieux, inverser les lois écrites du Destin. Vecteur transgénérationnel de l’inéluctable « fatum », il a déjà dévoré à travers « La Renaude », la propre mère d’Alphonse Daudet, elle qui s’appelait Reynaud.

Blanchette au caractère un peu irascible, friande jusqu’à l’avidité, capricieuse, adjectif qui partage une étymologie commune avec « chèvre », obéit à une logique qui n’est pas celle de l’intellect ni de la raison, mais de la pulsion. Le loup et Blanchette prisonniers de leur animalité cela se comprend, cela va de soi, mais Monsieur ? N’est-il pas homme ? De quoi est-il le jouet ? De son avidité possessive de père-poule, de mère-calebasse dévorante, en un mot de son désir de contrôler les désirs de Blanchette, de sa volonté de ne les canaliser qu’à son profit, ou d’autre chose ? Il est non seulement prisonnier de sa lâcheté devant le loup qu’il refuse d’affronter mais plus encore d’un s mensonge fondateur sur l’identité réelle de Blanchette. Il lui serine à longueur de temps qu’elle est une vache, la plus jolie, la plus belle certes, mais qu’elle est une vache et surtout pas une chèvre ! Il lui interdit d’aller voir le loup, mais le désir ne naît-il pas de l’interdit ? Il craint qu’en son absence elle n’ait « vu le loup », comme on dit le d’une fille qui n’est plus novice. Comment l’évoquer sans le convoquer puisqu’ il est bien connu que « Quand on parle du loup on en voit la queue ».

 Plus que jamais le but du chemin est dans le chemin lui-même. On sait par avance comment l’histoire se terminera. L’issue est certaine, sans équivoque possible. Du moins le croît-on. Elle porte le nom de la mort. Mais de quelle mort s’agit-il ? Est-ce la « petite mort », celle qui désigne l’orgasme ? Est-ce celle sans cesse  à recommencer de l’enfant que l’on porte en soi pour que puisse advenir l’adulte ? Pour quelle renaissance ? Le conte d’Alphonse Daudet ne le dit pas clairement . « Enfin! dit la pauvre bête, qui n’attendait plus que le jour pour mourir ; et elle s’allongea par terre dans sa belle fourrure blanche toute tachée de sang… Alors le loup se jeta sur la petite chèvre et la mangea. »

« Il se l’est goinfrée », comme on dit en argot.

 Ce qui intéresse, dans le conte, façon Pliya ce n’est donc pas la fin c’est la façon dont on va y arriver. Mais la route est encombrée de chemins inachevés, de pistes incertaines, d’impasses fort probables, de voies encombrées par la richesse des thèmes que l’auteur a voulu évoquer. L’identité, le territoire, l’inceste, l’émancipation, la possessivité, la sexualité, l’attrait de l’interdit, le ressort du désir, la transgression, l’impérieuse domination de la pulsion sont évoqués, suggérés, parfois à peine ébauchés, à en donner le tournis au spectateur qui se demande parfois quel champ après avoir été labouré va être hersé.

 Mais il est vrai qu’un conte est fait pour être lu à plusieurs niveaux. Les enfants n’y découvrent pas les mêmes enseignements que les adultes. Si les mots sont ceux de l’enfance, et si l’enfant s’en tiendra là, l’adulte averti percevra que la liberté revendiquée par Blanchette n’est pas seulement celle de pouvoir batifoler dans la montagne ! A cet égard, vouloir faire d’un conte une représentation théâtrale s’avère une gageure, surtout quand on veut en faire un spectacle tout public. Car la médiation des animaux, présumés innocents, n’est plus possible au théâtre. Comment alors montrer le désir, le désir sexuel – puisque c’est avant tout ce dont il est question ici – sans choquer les petites têtes brunes ou blondes dans la salle ? José Pliya metteur en scène se tire avec honneur du piège dans lequel il aurait pu faire tomber José Pliya auteur. Les références sexuelles évidentes pour le spectateur adulte – les cuirs noirs du Loup, les bondages de Blanchette, le bâton de Monsieur, le mouchoir rouge sang dont il s’essuie le visage, son écharpe du même rouge – ne le seront pas pour des enfants pré-pubères. Car la mise en scène évite tout geste crû. Blanchette et le Loup esquissent un pas de deux en se frôlant à peine. Et quand Monsieur caresse sa chèvre chérie, il ne touche jamais directement sa peau mais la couverture dont elle est couverte, à ce moment-là, en guise de pelage.

 Il faut dire encore un mot des comédiens. Si certains metteurs en scène s’amusent à dérouter le spectateur en choisissant des comédiens (ou en les dirigeant) à contre-emploi, c’est le contraire ici, et il faut s’en féliciter, le conte recelant à lui seul suffisamment d’ambiguïtés. Vincent Brayer a la stature imposante d’un maître mais la voix un peu fluette qui va bien aux paroles visqueuses qu’il est chargé de dire. Son costume de broussard évoque immédiatement celui dont s’affublait les coloniaux, jadis, pour inspecter leurs champs et faire le tour de leurs négresses favorites. Or il se trouve que Karine Pédurand (Blanchette) est justement une jeune comédienne noire qui a tout pour séduire un homme (vieux blanc libidineux ou pas). Elle est par ailleurs danseuse et cela fait merveille aussi bien dans le pas de deux mentionné plus haut que lorsqu’elle tente de convaincre Monsieur de lui rendre sa liberté : elle signale alors, simplement par sa gestuelle, qu’elle n’est pas la vache qu’on voudrait nous faire croire mais bien une chevrette gambadante. Enfin le Loup : Lofti Yahya Jedidi a la voix grave qui va avec le personnage du loup que tout le monde a entendu, une fois ou l’autre, dans le Petit Chaperon rouge. Grand, plutôt mince, dégingandé, il a en outre une certaine ressemblance physique avec les loups dessinés dans les livres de contes ou dans les films d’animation. Un seul regret : dans l’épisode « danse avec le loup » il est nettement surpassé par sa partenaire. L’une danse l’autre pas et la scène est bancale ! Mais dans l’ensemble la belle adéquation entre les comédiens et leurs personnages revêt une importance particulière dans une pièce qui s’adresse aussi aux enfants.

Fort-de-France le 26/01/2014,

S.L. & R.S.

 D’après le conte d’Alphonse Daudet La chèvre de Monsieur Seguin

Texte et mise en scène : José Pliya
Assistante à la mise en scène : Danielle Vendé
Avec : Lotfi Yahya, Karine Pédurand, Vincent Brayer
Costumes : DVP
Lumières et vidéo : Pierre Langlois
Scénographie : Charlotte Bonney
Création sonore : Quentin Dumay
Chorégraphie : CaDé
Production : La Caravelle DPI
Coproduction : l’Artchipel/scène nationale de Guadeloupe, le Varia Théâtre/CDN de Bruxelles
Avec l’aide de l’ADAMI
Texte publié à L’Avant-scène, coll. Des 4 vents.
+ d’infos : www.josepliya.com

« MONSIEUR, BLANCHETTE et le LOUP »

Dates de tournée 2014

Scène Nationale de Guadeloupe : 14 au 18 janvier
SN de Martinique : 22 au 24 janvier
SN de Martigues : 30 Jan au 1er février
Théâtre nationale de La criée de Marseille : 6 au 10 février
SN la Rochelle : 12 au 14 février
SN la roche sur yon : 18 au 21 février
Le tarmac, scène francophone internationale de Paris : 4 au 8 mars
Centre Dramatique Nationale de Limoges : 20 au 22 mars
Scène conventionnée Bastia : 28 et 29 mars
Théâtre Nouvelle Génération de Lyon : 4 au 9 avril
SN chalon sur Saône : 14 et 15 avril
Theatre municipal de Frejus : 23 et 24 avril
Scène conventionnée de Macouria (Guyane)  : 5 au 10 mai
Scène conventionnée de Saint Laurent du Maroni : 10 au 16 mai
Centre Dramatique Nationale de l’Océan Indien de la Réunion : 4 au 7 juin

 

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