— Par Nicolas Truong —
Parce que le couple a pris une place centrale dans la vie affective, le philosophe Pierre Zaoui analyse, dans un entretien au « Monde », la puissance d’un lien qui ne peut subsister que si l’on peut s’en échapper.
Pierre Zaoui, né en 1968, enseigne la philosophie à l’université Paris-VII-Denis-Diderot. Auteur de La Traversée des catastrophes. Philosophie pour le meilleur et pour le pire (Seuil, 2010), il a publié en juillet « Théorie du couple » dans la Revue du crieur (160 pages, 15 €), analyse philosophique de la relation à deux qu’il prolonge dans un entretien au Monde.
Pourquoi l’homme est-il, selon vous, « cet animal qui vit en couple et ne rêve que d’y échapper » ?
Je ne parle évidemment que de l’homme et de la femme modernes. Car, pendant très longtemps, l’homme fut un animal d’un tout autre type – et il l’est encore dans maintes régions du monde, même en France : un animal qui vit en clan ou en famille, un animal politique qui vit dans une cité, voire un animal solitaire dans les périodes de haute spiritualité. Mais pour ce qui est d’aujourd’hui, il est curieux de constater combien le couple est presque devenu l’horizon transcendantal ou l’axe de structuration fondamental du désir humain.
Dans les faits comme dans les représentations, tout le monde, même les célibataires – car il y a aussi des couples de célibataires comme des célibataires en manque d’un autre –, ne pense qu’au couple, bien avant l’amour, les enfants, la gloire, même l’argent. C’est une économie (diminuer les coûts, augmenter les avantages), une esthétique (on parle de narcissisme et de mise en scène de soi, mais c’est très peu par rapport à la mise en scène de son couple), une fine politique (trouver un compromis acceptable entre les affres de la solitude et la tyrannie de la famille, ce qui ne va pas sans stratégie et rapport de forces), et même une théologie, ou au moins une science du salut (savoir « sauver » son couple).
Bref, le couple triomphe partout et dans les milieux les plus différents. Mais cela ne veut pas dire nécessairement que ce soit heureux. Si Dieu, dans la Genèse, dit à raison à Adam qu’il n’est pas bon pour l’homme de vivre seul et lui fabrique Eve, il oublie de dire à l’un et à l’autre : « Bon courage et surtout bonne chance. »
Le couple est une forme de vie si imparfaite, si dysfonctionnelle, si bancale, qui n’a ni la gloire de la solitude ni la dignité de la communauté familiale ou politique, qu’il semble voué soit à disparaître, soit à ne perdurer qu’en s’avachissant, c’est-à-dire en rabaissant toutes ses exigences vis-à-vis de l’autre et vis-à-vis de soi-même. C’est pourquoi chaque membre d’un couple rêve secrètement de s’en échapper et ce, sinon tout de suite et tout le temps, du moins très vite et de manière récurrente. S’en échapper ne veut donc pas nécessairement dire tout casser, cela veut dire simplement pouvoir vivre régulièrement dans des espaces à soi ou dans d’autres espaces.
Dans quelle mesure une catastrophe ou un événement comme une pandémie peut-il mettre à l’épreuve un couple ?
Cela dépend sans doute des couples. Il semble qu’il y ait des couples absolument mithridatisés contre le réel. Rien ne peut leur arriver tant ils semblent avoir ramené dès l’origine toutes leurs fonctions vitales et leurs contacts avec l’extérieur au minimum pour vivre le plus longtemps possible. En revanche, pour la plupart des couples standards, il est certain que la pandémie de Covid-19 et les confinements qu’elle a impliqués ont dû être de sacrées épreuves.
D’abord par la réalité même de la contagion. La question s’est posée bien plus tragiquement avec le sida, mais elle se pose encore avec l’épidémie de Covid : quand seulement l’un des deux est contaminé, que faut-il faire ? Il y a là un double bind terrible, une double impasse, car deux principes fondamentaux du couple entrent alors en contradiction frontale – d’une part le fait qu’être en couple c’est tout partager, d’autre part le fait que le premier devoir de chacun dans un couple est de prendre soin de l’autre. Evidemment, la raison commune comme la raison individuelle enjoignent de préserver à tout prix le membre non contaminé. Mais la raison du couple ne peut pas raisonner ainsi tant elle sait combien se protéger de l’autre est symboliquement et factuellement coûteux.
Tout cela dit, j’aime aussi penser que certains couples ont su aussi traverser cette pandémie et ces confinements dans la joie et avec classe, sachant au contraire en profiter pour se retrouver ou se renouveler, ou se réinventer des buts communs, ou plus simplement encore passer deux mois merveilleux au lit aux frais de l’Etat.
Pourquoi, selon vous, tout couple qui réussit est un couple qui commence à échouer ?
Cet adage est un peu une provocation, car évidemment qu’il existe des couples flamboyants, qui vont très bien – et tant mieux pour eux ! –, mais il me semble que, pour la plupart, le modèle dominant de la réussite qui caractérise nos sociétés est à la fois mensonger et toxique. Il est mensonger car si on se met en couple, c’est d’abord parce qu’on ne va pas très bien – on manque de quelque chose, on n’est pas tout à fait capable de tenir debout tout seul ou toute seule.
Cette vulnérabilité et cette déficience sont la première vérité du couple, son honnêteté et sa modestie : on n’est pas tout-puissant, on ne les aura pas tous ou toutes, on ne sait pas s’en sortir sans demandes adressées à un autre. Donc, tenter au contraire de vivre et de donner à voir son couple comme une success story sans ombres et sans fausse note est toujours un sacré mensonge.
De surcroît, ce mensonge est toxique, car on fige ainsi son couple dans une image qui n’est ni sa vérité ni son moteur : au premier accroc à l’image, il va voler en éclats et il n’aura rien pour le rattraper. C’est pourquoi les couples qui me semblent les plus vivants et les plus pérennes sont souvent dans les faits les plus boiteux, les plus visiblement dysfonctionnels, mais qui ont appris à faire avec. Car c’est grâce à un tel apprentissage qu’ils pourront traverser sans faillir les pires épreuves. Tout couple n’est peut-être en son fond qu’une noce contre-nature qui ne peut perdurer qu’à se connaître et à s’assumer comme tel.
Un couple est constitué par « deux esprits qui se parlent sans relâche ». Pourquoi le couple est-il avant tout structuré par le langage ?
Quand on est deux, on ne fait jamais un ; il n’y a pas d’âme sœur, pas de moitié parfaite qui nous complète. Ce n’est pas pour rien que Platon place le mythe de l’androgyne dans la bouche d’Aristophane, à maints égards son plus redoutable adversaire. Et c’est cette impossibilité de faire un avec deux qui fait parler et qui doit faire parler. Un couple vivant, c’est-à-dire un couple qui n’est ni en guerre perpétuelle ni en fusion silencieuse, l’est parce qu’il est capable de parler et de se parler, sans jamais trop craindre incompréhensions et malentendus. Parler les désaccords, les impasses, les frustrations. Parler l’éternelle difficulté à parler. Mais aussi parler les joies et les espérances, car il n’est jamais sûr d’avance qu’elles soient aussi claires pour l’un que pour l’autre.
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Donc pas seulement la parole négociante, ni seulement la parole pleine, riche de significations, mais aussi la parole poétique ouvrant des chemins imprévus, et encore la parole vaine, celle qui n’est faite que pour passer le temps et un peu d’affect. A l’opposé, le couple en crise, c’est toujours le couple qui ne sait plus se parler du tout, même pas bavarder : Marguerite et Emile dans Le Chat, de Simenon, ou le narrateur de La Prisonnière, de Proust, qui ne parvient plus à communiquer avec Albertine qu’en lui glissant des billets sous la porte. On sait d’avance que cela va mal finir, même quand ça ne finit pas : il existe tant de couples de taiseux où l’un ou l’autre ne sait toujours pas au bout de cinquante ans avec qui il vit, ni si seulement ils ont bien vécu ensemble. Autrement dit, le vrai ciment du couple ne me semble ni l’amour, ni le sexe, ni l’intérêt ou l’avantage commun, mais la parole.
Et l’on ne se met peut-être en couple que pour réaliser cet être de parole que nous sommes, ce « parlêtre », dirait Lacan, qui ne se survit qu’à échapper à deux régimes mortifères : le silence, la mort de la parole, et le radotage, c’est-à-dire une parole mécanisée, vide, qui n’est plus que la grimace de ce qu’elle fut. En philosophie, le plus grave, c’est de dire le faux en croyant que c’est vrai ; en morale, le plus grave, c’est de mentir. Mais rien de tout cela dans le couple, car ce n’est pas grave de dire des sottises, ou des méchancetés, ou des demi-vérités, ce qui est grave, c’est de se taire ou de se répéter.
C’est pourquoi parler sans relâche ne signifie surtout pas tout dire et tout se dire. Souvent on parle pour ne rien dire ou pour ne pas dire, et c’est très bien ainsi. Un couple n’est pas un sanctuaire de la vérité, mais un sanctuaire de la parole qui n’est ni discours ni silence, mais liberté de s’exprimer avec son ton, son rythme et ses stridences qui sont toujours propres à chaque couple.
Y a-t-il un art de la discrétion dans le couple ?
Non seulement il y en a un, mais il y en a au moins deux. Il y en a un à l’extérieur, c’est l’extrême tact que mettent certains couples à ne jamais exposer en public leur entente et leur complicité. Prenez Samuel Beckett et sa compagne, Suzanne Dechevaux-Dumesnil. Deirdre Bair, leur biographe, raconte que lorsqu’ils se retrouvaient en soirée, ils s’asseyaient chacun aux coins opposés d’une pièce et s’échangeaient des petits clins d’œil en seule guise de communication. Un sommet de discrétion salutaire. Car il faut se souvenir de ce qu’on vient de dire : un couple qui a besoin de s’exhiber et d’exhiber son entente pour tenir debout est déjà un couple en mauvaise posture. De surcroît, il ne faut jamais oublier que tout couple complice est toujours une violence pour toutes celles et ceux qui sont seuls, ou qui vivent dans un couple malheureux.
Mais il y a un autre art de la discrétion propre aux couples : celui qui se joue à l’intérieur de la relation. C’est un art de l’éclipse, du retrait, de la suspension de soi. Et c’est un art essentiel, car même dans les couples les plus heureux, le conjoint est toujours potentiellement un intrus, un juge et un boulet. Il est donc extrêmement important de savoir laisser l’autre respirer. Cela commence par les choses les plus simples : savoir quitter l’appartement ou la chambre d’hôtel quand on est en vacances pour laisser l’autre vivre ; ne pas poser inquisitorialement trop de questions, ne pas fouiller, ne pas vouloir tout savoir ; savoir réintroduire sans cesse du discontinu dans le lien. Et cela s’achève dans le grand miracle des plus hauts couples : quand on comprend enfin que l’autre est le plus grand et le meilleur protecteur de sa propre solitude.
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Pierre Zaoui, philosophe des catastrophes
Né en 1968, Pierre Zaoui est un enfant de l’ère de « la fin des horizons ». Dans les années 1990, en effet, les espoirs issus de la chute du communisme en Europe s’effondrent presque aussi vite que le mur de Berlin. C’est l’heure de la « fin de l’histoire », écrit le politologue Francis Fukuyama à la veille des années « TINA », l’acronyme de « There’s no alternative » (« Nous n’avons pas le choix ») lancé par Margaret Thatcher au cœur de la révolution conservatrice. Le jeune normalien, un temps tenté par le trotskisme, se réjouit de la mort du stalinisme et célèbre ce moment où l’histoire « casse la prison des peuples », mais se désole d’un monde débarrassé de tous ses possibles, de toutes les utopies.
C’est l’épidémie de VIH qui sera son grand combat ces années-là, ainsi qu’« une école politique incroyable », résume-t-il. Le sida ravage toute une génération qui lutte pour sa survie et Pierre Zaoui devient, par l’entremise d’un ami contaminé, Philippe Mangeot, un militant d’Act Up. « Ce groupe avait une gravité mais aussi une gaieté merveilleuses, se souvient-il. Les gens mobilisés n’étaient pas des petits intellectuels tournés vers l’entre-soi, mais des gens qui pensaient et agissaient rapidement parce que leur vie en dépendait. » A l’image de Didier Lestrade ou encore de Cleews Vellay (1964-1994), un autodidacte doté d’un CAP en pâtisserie qui sera « l’un des militants les plus inventifs du mouvement ».
Pierre Zaoui lutte auprès de ses amis et côtoie la maladie. Le fond de l’air est rose, et il apprend à ne pas voir le monde en noir et blanc. Et se souvient notamment comment Philippe Douste-Blazy prit fait et cause pour le mouvement. Engagé dans une thèse sur la notion d’espace, il erre quelque temps après son agrégation, sans projet déterminé, foudroyé par la mort d’une femme qu’il aimait, Nathalie. De ces années sida et de cette douleur naîtra un grand livre de philosophie : La Traversée des catastrophes (Seuil, 2010). Parce que, « si l’on se veut philosophe, il faut y aller, il faut descendre dans ces expériences sombres, impudiques, brûlantes », écrit-il.
Parce qu’il « faut continuer »
De Spinoza, il a retenu qu’« un concept qui ne s’articule pas à une vérité affective ne vaut rien ». De Gilles Deleuze, que la philosophie ne doit pas être doctrinaire, mais « un système ouvert ». Ainsi La Traversée des catastrophes est un « livre de survie » qu’il a écrit « pour ne pas s’effondrer ». Parce qu’« il faut continuer », comme dit Beckett à la fin de L’Innommable, qu’il aime à citer, Pierre Zaoui continue. Homme de collectif, il participe à la revue Vacarme et a été membre du Collège international de philosophie de 2004 à 2010. Après deux études sur Spinoza et sur Hume, il écrit une réflexion philosophique sur la portée politique de la discrétion, qu’il envisage comme une « résistance » au règne de la mise en scène de soi (La discrétion. Ou l’art de disparaître, Autrement, 2013).
Est-il lui-même un homme discret ? « Pas du tout, d’ailleurs on n’a jamais vu un juif sépharade l’être ! », répond-il avec humour. Mais il « admire celles et ceux qui le sont », car « on écrit aussi pour devenir ce que l’on n’est pas ». Pierre Zaoui continue donc, avec au moins trois livres à présent en chantier. Une « théorie du couple », une rêverie autour des bulles de savon et un livre sur l’athéisme, intitulé « La Nef des insensés », car la question de la spiritualité ne sera pas réglée selon lui par « une focalisation stérile » sur les principes de la laïcité. Mais aussi parce que « la philosophie est la religion de ceux qui n’ont pas de religion », déclare celui qui « aime être un pont » et a été sauvé du pire par cet art de la réflexion dont il a fait profession.
Source : LeMonde.fr