Le Centre Pompidou présente l’œuvre peinte de l’inventeur des ready-made et de l’art conceptuel. Un contre-pied qui donne des clés pour comprendre l’artiste
Marcel Duchamp est surtout connu, en Europe, pour avoir, avec ses fameux readymades – objets déjà faits, choisis par l’artiste, et présentés comme œuvres –, remis en cause la peinture et la nature même de l’art. 1910-1923 : treize années, pourtant, au cours desquelles Duchamp investit le langage pictural, se dit peintre, expose dans les salons publics, tout en élaborant Le Grand Verre appelé aussi La Mariée mise à nu par ses célibataires, même.
À travers une centaine de dessins et peintures conservés pour la plupart au Philadelphia Museum of Art, auxquels s’ajoutent ses Notes autographes conservées au Centre Pompidou, l’exposition dévoile les recherches picturales de Duchamp, sa période fauve, ses emprunts symbolistes, ses explorations cubistes, mais aussi le non-sens et l’humour qui caractérisent son œuvre. Les sources livresques, picturales, scientifiques et techniques auxquelles il a puisé durant ces années cruciales – ouvrages rares de la Bibliothèque Sainte-Geneviève où il a travaillé avant son départ pour les États-Unis, objets techniques du Conservatoire national des arts et métiers, objets mathématiques de l’Institut Poincaré…– sont aussi présentées, témoignant de son intérêt pour la littérature et les mots comme pour les sciences optiques, physiques et mécaniques.
Des dessins humoristiques au thème de la Mariée dans la culture populaire, des ouvrages de perspective de Dürer aux films d’Étienne-Jules Marey ou de Georges Méliès, de Cranach l’Ancien à Édouard Manet ou Odilon Redon, de l’impressionnisme au cubisme en passant par Francis Picabia ou František Kupka, l’exposition invite à suivre, pas à pas, par des références souvent inattendues mais essentielles, la construction du Grand Verre, laissé « définitivement inachevé » en 1923.
L’œuvre peint de Duchamp s’impose à la fois par sa singularité et sa résonance avec son époque. Toutefois, précise Cécile Debray, commissaire de l’exposition, « Il ne s’agit pas ici de procéder à une réévaluation de la peinture de Duchamp, qui compte peu de tableaux, une petite cinquantaine, […] mais de révéler davantage la cohérence [de ce] parcours. »1
À la fin des années 1940, considéré comme un rénovateur de la pensée sur l’art, Marcel Duchamp a souvent été invité à donner des entretiens ou des conférences. Ce sont des témoignages auxquels sera fait, ici, référence, pour comprendre ses intentions et « la cohérence [de ce] parcours ».
En préambule, l’exposition présente deux de ses pièces emblématiques : L.H.O.O.Q., readymade de 1919, d’après La Joconde de Léonard de Vinci, et La Boîte-en-valise, conçue en 1936, dans laquelle Duchamp a lui-même rassemblé l’essentiel de son œuvre, réalisé au cours de ces treize années qui l’ont conduit au Grand Verre.
« En 1919, quand Dada battait son plein, et que nous démolissions beaucoup de choses, Mona Lisa est devenue la première victime […]. »
Marcel Duchamp. Duchamp du signe, 19942
« LHOOQ / Elle a chaud au cul comme des ciseaux ouverts / à jet continu / nage et continue. »
Marcel Duchamp, Notes autographes (1912-1968), 1919
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne – AM 1997-98(248)
Ce readymade corrigé3 transporte au cœur du processus de création chez Duchamp, où se tissent et se croisent idées, souvenirs, événements, œuvres passées ou à venir, où s’élabore toute une stratégie qui n’est pas sans rappeler celle du jeu d’échecs.
En 1919, Duchamp a déjà délaissé la peinture, inventé le readymade. À New York où il s’est installé en 1915, il a, avec Francis Picabia et Man Ray, son nouvel ami américain, anticipé le mouvement dada et constitué sa section new-yorkaise4. Depuis 1912, il travaille à son projet du Grand Verre et consacre une partie de ses activités à jouer aux échecs. De retour à Paris, durant l’été 1919, il retrouve Picabia, fait la connaissance des membres français de Dada et de Tristan Tzara. L’air du temps, après quatre années de guerre, est à la provocation et à l’esprit de canular, prémices des années folles.
1919 est l’année du 400e anniversaire de la mort de Léonard, engendrant de multiples publications, reproductions et caricatures de ses œuvres.5 Huit années plus tôt, le vol de La Joconde au Louvre avait été vécu comme un drame national. Cartes postales et presse humoristique avaient alors jasé sur « la fuite » de la belle dame, évoquant même qu’elle pouvait avoir « chaud au cul ».6 En choisissant cette œuvre, sans doute la plus célèbre au monde, en tout cas à l’époque, Duchamp sait qu’il va heurter le bon goût. Et pour lui, le bon goût « n’a aucune importance. […] Qu’il soit bon ou mauvais, c’est toujours du goût », c’est-à-dire des habitudes culturelles dont il faut se déprendre.
Avec L.H.O.O.Q., Duchamp veut désacraliser l’icône en lui donnant un titre trivial et en lui collant, sur le visage, un bouc et une paire de moustaches, mais aussi, à travers ce portrait (supposé) de la belle épouse de Francesco del Giocondo, questionner l’image sage et idéale de la femme mariée. C’est sur ce thème qu’il travaille depuis plusieurs années, avec ses études préparatoires au Grand Verre. Derrière son aspect séduisant mais distant, Mona Lisa n’est-elle pas, comme sa Mariée, qu’effluves et gaz, inaccessible à ses célibataires ?
Mais les explications possibles à propos de ce readymade ne s’arrêtent pas là. Dès sa création par Vinci, certains ont imaginé que La Joconde masquait le visage d’un homme. Était-ce l’ami de Léonard ? Dans les années 1870, le soupçon fait à nouveau florès. « L’illustre Sapeck », figure éminente des Incohérents, mouvement auquel s’intéresse Duchamp depuis sa jeunesse, l’affuble d’une pipe, parfaite prothèse mâle, tandis que la presse la représente avec des moustaches, faisant d’elle un être hybride, masculin et féminin à la fois.7
Quand Duchamp choisit cette icône florentine dont il fait un « androgyne idéal »8, lui-même se cherche une autre identité, laquelle s’affirme l’année suivante avec Rrose Sélavy – Éros c’est la vie –, son double au féminin. Et c’est sous ce nom qu’il va signer pour la première fois cet autre readymade, Fresh Widow(1921),une fenêtre dont le châssis est peint en bleu et dont les carreaux, au lieu d’être en verre, sont recouverts de cuir noir.
Fresh Widow est un jeu de mots sur French Window, fenêtre à battants, dite à la française aux États-Unis et qui évoque en argot une guillotine, et Fresh Widow signifiant quelque chose comme « veuve joyeuse », un titre qui rappelle celui de La Joconde revisitée, L.H.O.O.Q.
Derrière la Mona Lisa de Vinci, tout en sfumato et joliment bleuté, un magnifique paysage donne à la toile une profondeur incomparable. Les vitres opaques et cirées de Fresh Widow en sont comme l’antithèse.
Ainsi, si L.H.O.O.Q. témoigne de l’esprit de dérision Dada, l’image laisse aussi affleurer les préoccupations de Duchamp au moment de sa réalisation : la recherche d’une autre identité, la construction du Grand Verre et de ses désirs érotiques, tout en étant un relais pour une œuvre à venir, et peut-être plus radicale, Fresh Widow.
Ce readymade a donné lieu à six autres versions, dont celle, en 1930, pour Louis Aragon. Cette version confiée au Parti communiste est actuellement en dépôt dans les collections du Musée national d’art moderne…
Lire Plus => http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Duchamp_peinture/#preambule
http://www.lejdd.fr/Culture/Expo/Dans-la-tete-de-Duchamp-au-Centre-Pompidou-690090