Les temps sont difficiles, chantait Léo Ferré… alors évadons-nous en compagnie des chanteurs et des poètes, rêvons un peu, avec Jean-Louis Aubert et le groupe Téléphone, d’un autre monde où la Terre à nouveau tournerait rond… où des polémiques – tantôt enflammées jusqu’au ridicule – n’auraient plus pour sujet le port ou non du masque, la crédibilité ou non d’un Professeur Raoult, la légitimité de Madame ou Monsieur le Ministre “de”…, toutes questions suscitant autant de commentaires qu’une nouvelle affaire Dreyfus ! Le débat dans la presse est aujourd’hui lancé sur le sort qu’il serait bon de réserver aux tristes mais célèbres cendres d’un couple éphémère, à tort ou à raison mythique, à deux icônes de nos manuels scolaires en vigueur : qui n’a pas autrefois frémi d’émotion, ou transpiré à en retenir les vers pour ce qui était la traditionnelle heure de récitation, sur Le dormeur du Val de l’un, Le ciel est par-dessus le toit de l’autre ? Et si c’était là tout bonnement l’occasion pour chacun d’aller découvrir ou relire, débarrassé de toute injonction pédagogique, les merveilles engendrées par Verlaine et Rimbaud – les poètes, pas les hommes dont peu nous importe la vie intime ?
Une pétition lancée par une poignée d’intellectuels demande en effet à faire entrer ensemble – côte à côte, toute querelle entre eux éteinte ? – au Panthéon, Verlaine et Rimbaud, qui sont parmi les plus grands poètes français du XIXe siècle. Madame La Ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, a apporté son soutien à cette requête en faveur du transfert des cendres “au mausolée des gloires françaises ». Mais l’idée fait polémique ! C’est pourquoi une tribune en direction d’Emmanuel Macron, dont on connaît certes les intérêts littéraires, s’élève à son tour contre la suggestion ! (Janine Bailly)
À l’origine de l’idée, par Raphaëlle Bacqué dans le Journal Le Monde
La tombe est entourée d’une petite grille, au cœur du cimetière de Charleville-Mézières (Ardennes). « Arthur Rimbaud, 37 ans, 10 novembre 1891 », peut-on lire sur le marbre blanc. Puis, en lettres d’or, un « Priez pour lui » que voulut absolument inscrire à l’époque Paterne Berrichon, ce beau-frère du poète qui s’acharna toute sa vie à en présenter un portrait angélique, gommant sa relation homosexuelle avec Verlaine et assurant que l’auteur d’Une saison en enfer avait retrouvé la foi catholique sur son lit de mort.
C’est en découvrant, un jour de printemps 2019, cette tombe où le poète repose au côté de « son ennemi et usurpateur Berrichon », comme ils l’appellent, que Jean-Luc Barré, l’éditeur d’une biographie de Rimbaud signée Jean-Jacques Lefrère, le journaliste Frédéric Martel et l’écrivain Nicolas Idier (aujourd’hui plume du premier ministre, Jean Castex) se sont fait une promesse : obtenir le transfert des cendres de Rimbaud au Panthéon. Mieux, y faire entrer aussi Verlaine, dont les cendres reposent sous de vilaines fleurs en plastique, à Paris au cimetière des Batignolles, dans la poussière et le bruit du périphérique. « Pas une entrée en couple, ni dans une tombe commune, mais en même temps », précise Frédéric Martel, qui écrivit Le Rose et le noir. Les homosexuels en France depuis 1968 (Seuil, 2008).
Le « débat » proposé dans le journal Le Monde, par Robin Richardot
L’argument amoureux
Le Panthéon aurait bien besoin d’un peu de diversité. Quoi de mieux que d’y faire entrer un illustre couple homosexuel ? Les initiateurs de la pétition comparent les amants à des « Oscar Wilde français ». Quand Paul Verlaine est arrêté en 1873, son homosexualité aggrave son cas. En 2012, Najat Vallaud-Belkacem, Ministre des Droits des Femmes, militait pour que les manuels scolaires ne passent plus sous silence l’homosexualité de grands artistes, et citait Arthur Rimbaud en exemple.
L’argument exemplaire
Verlaine et Rimbaud comptent parmi les plus grands poètes français. Et puisque le Panthéon n’en a jamais honoré (Victor Hugo y est entré pour son engagement politique et son statut d’écrivain), ces deux références pourraient être des précurseurs. Leurs noms sont aussi associés à des événements marquants. Ce sont « Les sanglots longs » de Verlaine, extraits de Chanson d’automne, qui lancent le débarquement de 1944 en Normandie, et la figure de Rimbaud est érigée en modèle par les étudiants de Mai 68.
L’argument familial
Rimbaud n’aurait pas aimé être enterré à Charleville-Mézières (Ardennes). Il détestait sa ville d’origine, « supérieurement idiote entre les petites villes de province », écrivait-il. “L’homme aux semelles de vent” est enterré aux côtés de Paterne Berrichon, son « beau-frère posthume » (…)
Le contre-argument amoureux
A-t-on vraiment envie d’être enterré avec son ex ? Inutile de rappeler que la relation entre les deux poètes s’est plutôt mal finie. Le 10 juillet 1873, Arthur Rimbaud annonce à Paul Verlaine qu’il veut le quitter et ce dernier lui tire dans le bras avec un revolver. Les deux amants ont connu un concubinage tumultueux et n’ont jamais vraiment été un couple solide. D’autant qu’ils n’ont vécu que quatre années ensemble et que Rimbaud n’avait que 17 ans lorsqu’il s’est installé chez son compagnon, alors âgé de 27 ans.
Le contre-argument exemplaire
Des poètes rebelles comme Rimbaud et Verlaine ne sont pas faits pour une institution républicaine comme le Panthéon. Et pas sûr qu’ils apprécieraient de reposer pour toujours aux côtés d’hommes politiques et de militaires. D’autant que les deux génies ne sont pas non plus si exemplaires. Rimbaud vendait des armes en Afrique à la fin de sa vie. Verlaine, lui, souvent saoulé à l’absinthe, battait sa femme et maltraitait son bébé. Il a également été incarcéré en 1873 après avoir tiré sur son amant à Bruxelles.
Le contre-argument familial
Rimbaud doit rester dans le caveau familial. C’est du moins le souhait de Jacqueline Teissier-Rimbaud, l’arrière-petite-nièce du poète, et de sa famille. L’association Les Amis de Rimbaud a elle aussi manifesté son opposition au transfert de l’artiste. Le caveau familial, où le poète repose aussi en compagnie de son grand-père, sa mère et ses sœurs, est devenu un lieu de pèlerinage faisant de Rimbaud une sorte de Jim Morrison de la poésie. Même Patti Smith est venue déposer son médiator sur la tombe du génie. L’aurait-elle fait au Panthéon ?
La Tribune au « Monde » du 17 septembre
Des artistes, écrivains, poètes et rimbaldiens demandent au Président de la République de refuser ce qu’ils considèrent comme « une démarche sociétale et non mémoriale. »
Selon les signataires – parmi lesquels Denis Podalydès, Muriel Barbery, Frédéric Boyer, Anouk Grinberg ou Erri de Luca -, cette «entrée forcée» serait une «erreur». Ironie du sort, Paul Verlaine demandait à ses amis Communards de « retourner leurs canons contre le Panthéon ». Et la “panthéonisation” de Rimbaud et Verlaine relèverait d’une « idéologie bien-pensante et communautariste. »(Le Figaro)
Extrait : « … nous tenons à vous aviser de l’erreur que constituerait, à notre avis, l’entrée forcée au Panthéon d’Arthur Rimbaud (si jamais ces termes ne sonnaient pas immédiatement comme un oxymoron) et de Paul Verlaine, pour peu que vous voudrez bien examiner ces cinq raisons de bon sens.
Faut-il rappeler quelles provocations retentissantes de l’adolescent rebelle s’entendraient au fronton de “la patrie reconnaissante” ? « Ma patrie se lève ! Moi, j’aime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes, c’est mon principe. » Pourquoi ne pas respecter les vociférations grandioses d’Une saison en enfer, refuser d’entendre à quel point elles ne se destinent pas aux cryptes de notre Panthéon : « Je suis de race inférieure », « Je ne suis pas de ce peuple-ci… »
Telles sont quelques-unes des citations que rappelaient déjà, en 1927, André Breton et Louis Aragon, dans le tract intitulé Permettez ! , qu’ils distribuèrent à Charleville lors de l’inauguration d’un buste de Rimbaud, avec les signatures de Robert Desnos, Paul Éluard, Max Ernst, Michel Leiris, Jacques Prévert, Raymond Queneau, beaucoup d’autres encore, tous indignés par cette ridicule tentative de récupération bien-pensante, celle-là même qui prendrait aujourd’hui une dimension nationale et irréversible !… »
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Une autre approche du débat : J’ai un trou dans mon panthéon, de Lucien Rabouille. LGBT : Bas les pattes sur Verlaine et Rimbaud !
Vouloir faire entrer Verlaine et Rimbaud au Panthéon relève du contresens le plus total… Les saisons en enfer sont pavées de confusions… Rimbaud, dont « l’auberge était à la grande ourse» (dans Ma Bohême), va-t-il enfin déménager au Panthéon pour un caveau familial avec son (ex) ami Verlaine ?