— Par Roland Sabra —
Un talent prometteur
Daniely Francisque présentait à l’occasion du 160ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage une nouvelle version de Nèg Pa Ka Mo, pièce dont elle est l’auteure et qu’elle a créée en 1995 en région parisienne. On peut résumer le propos comme étant : de la capture en Afrique à la mise à mort, sous le fouet, d’un nègre insoumis, figure identificatoire proposée comme miroir valorisant dans l’espace de l’habitation où l’honneur, le respect, la dignité n’avaient droit de citer que pour la caste esclavagiste. Une mamie raconte à sa petite fille ce que ça a été et son récit est entrecoupé de représentations du dire. Disons le tout de suite, il s’agit d’un théâtre porteur d’une parole, d’une affirmation, d’une volonté d’exister, d’un désir de vivre debout tout à fait honorable. Et ce d’autant plus qu’il évite de tomber, de verser dans le théâtre militant réducteur. Si quelques passages pourraient être affinés, les enjeux politiques sous-jacents, les problématiques historiques sont assez bien restituées pour nous inviter à une véritable réflexion. On sort du spectacle non seulement envahi par l’émotion mais aussi habité par des questionnements qui travaillent encore le spectateur longtemps après. Il faut dire qu’il s’agit là de thématiques universelles. Le mot est employé à dessein. Le héros, Eliodor, est-il plus utile mort ou vivant? Sa mort est-elle nécessaire à sa construction comme héros? Devait-il refuser la vie sauve contre une demande de pardon adressée au maître? N’était-ce pas par là reconnaître et valoriser la place d’énonciation du discours esclavagiste? Ou bien ce refus , ce non était-il la seule façon de survivre par delà la mort, au béké pour qui la parole n’a aucune importance en dehors du pur rapport de force, de la pure domination? Quel sens y-a-t-il à opposer la valeur d’une parole à celui qui pervertit tous les discours? Quand sa compagne, Léonide, invoque l’impérieuse nécessité de la vie, le besoin d’un père pour sa fille, le héros regarde au delà de lui-même et pense à faire école. Au-delà du débat sur la place du héros, de sa nécessité, de sa fonction historique, un autre débat tout aussi essentiel surgit dans la pièce. Quel peuple pour quelle terre? Ce débat là semble moins clair. L’absolue nécessité de revendiquer sa part africaine est parfois confondue avec un discours de retour vers l’Afrique, au sens premier du terme. Comme s’il existait une unité africaine! Et cette ambiguïté ne sera levée qu’à la fin du spectacle, encore que… La pièce peut donc être lue comme un des temps de la négritude. Le tout premier temps, celui d’une lecture rapide, qui laisserait accroire qu’il pourrait exister une dimension substantialiste dans le propos, mais elle n’apparaît que comme un passage obligé vers un ailleurs, une recherche d’appuis, un pas en arrière nécessaire à une prise d’élan vers un devenir à construire.
Le texte qui s’appuie, par moment, sur de magnifiques poèmes de Serge Restog est joliment mis en espace par Daniely Francisque. Joli, mais aussi avec un certaine beauté plastique. Il y a de vrais tableaux, de vraies compositions avec un sens certain de la nécessité d’imprégner la rétine du spectateur d’images fortes. On notera aussi une belle occupation de l’espace alors même que l’étroitesse du plateau ne rendait pas la chose aisée. Daniely Francisque, avec un sens de la dramaturgie pas si fréquent en Martinique, et s’il n’y avait qu’une chose à retenir c’est peut-être celle-là, a su mobiliser, faire converger, synthétiser des forces venues de la chorégraphie, avec l’Ecole de Fabienne Marajo, de la musique avec les percussionnistes David-Alexandre Fatna, Eric Godard, Marco Séraline, de la poésie, du conte, de la couture avec olivier Couturier (encore une « victime » du signifiant!) et d’autres lieux, j’en oublie. Ils sont une vingtaine sur scène. Tous amateurs, ça se sent, ça saute aux yeux, ça crisse à l’oreille, les imperfections sont évidentes, les approximations criantes, les placements incertains, les déclarations un peu emphatiques, les outils techniques sont parfois défaillants, mais il serait mal venu de ne voir que cela et d’oublier la folle énergie convoquée sur le plateau et le plaisir indubitable de cette troupe hétéroclite qui s’est produite à Rivière Salée dans des conditions, (plein air, cris d’enfants, parlottes intempestives, etc.) pour le moins difficiles.
Daniely Francique propose un théâtre qui pour dire quelque chose d’essentiel n’hésite pas à se situer au croisement de divers arts de la scène, mais elle le fait sans tomber dans les travers d’un théâtre instrumentalisé à des fins militantes. Elle semble suffisamment respecter cet art, comme on l’a déjà constaté dans son travail de comédienne, pour ne pas l’utiliser comme, un simple artéfact, un marche pied, voire un paillasson, comme si elle faisait sien cet adage de Mac Luhan qui affirme : « Le medium, c’est le message ». Sans pour autant s’y réduire semble-t-elle ajouter. La voie est étroite. Seuls les grands s’y tiennent encore debout.
A l’heure où la question de la relève en matière de mise en en scène se pose avec une certaine urgence en Martinique, il est rassurant de constater qu’une trentenaire, dotée d’un potentiel qu’il serait dommage de sous-estimer, répond présente à l’appel du métier. On lui souhaite de finir de déployer ses ailes, de quitter le nid, d’aller voir ailleurs dans l’espace théâtral du monde et de revenir, riche de sa diversité formelle, à nouveau nidifier, autour de thématiques somme toute pas aussi vastes qu’on se l’imagine et assez universelles. Le danger pour les metteurs en scène caribéens est de se laisser engloutir par le tropisme insulaire, de n’accomplir que la moitié de la recommandation d’Edouard Glissant : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde ». Pour terminer il faut relever que ce travail n’a bénéficié d’aucune subvention, et qu’il ne tient que par la volonté de la metteuse en scène qui a puisé dans ses propres moyens et les ressources matérielles mises à sa disposition par les réseaux de solidarités artistiques qu’elle a su mobiliser. Il faut sortir d’une situation dans laquelle de jeunes talents s’épuisent et renoncent faute de disposer des outils nécessaires à leur expression, sauf à être le tenant d’un darwinisme social appliqué aux arts de la scène. Sait-on jamais le mythe de l’artiste maudit est indéfiniment recyclable! Mais s’il existe des décideurs politiques dotés d’un tant soit peu de sens artistique dans ce pays, ce dont on ne peut douter, cet état de fait ne saurait durer bien longtemps.
Fort-de-France, 23/05/08
Roland Sabra
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AUTEUR/METTEUR EN SCÈNE : Daniely FRANCISQUE d’après la mise en scène originale de Luc ST-ELOY * POÈMES : Serge RESTOG * CONTE : Igo DRANÉ * CHORÉGRAPHIE : Fabienne MARAJO * COSTUMES : Olivier COUTURIER * DÉCORS : B. BÉROSE, KAKO * LUMIÈRES : LA SERVANTE * BANDE SON : STUDIO COUP DE FORCE
Voix off : Hervé DELUGE, D. FRANCISQUE
Comédiens : L’HOMME-MÉMOIRE Bertrand Bérose * NANOU GD-MÈRE Arlette Crater /Rose-Eliane Landes * TITINE Kérane Gillot/Anne-Laure Tibo * LAVANDIÈRES Marie-Benoît Dulac, Martine Mafoula, Marie-Lyne Colombo, Ericka Larrieux/ Bibiane Lupon * LÉONIDE Ketty Varacavoudin * LE MAÎTRE Nicolas Guioubly * ELIODOR David Bardoux * NANOU 16 ANS Gloriah Bonheur * LE GÉREUR Fred Norbert * LE CONTEUR David-Alexandre Fatna * Danseurs : Ecole Fabienne MARAJO * Percussionnistes : David-Alexandre FATNA, Eric GODARD, Marco SÉRALINE
Remerciements : Théâtre de l’Air Nouveau, Luc Saint-Eloy, Serge Restog, Les anciens membres de la troupe MAWON, Ecole de Danse Fabienne Marajo, Association poétique Les Griots de la Martinique, Téyat Otonom Mawon, Jocelyn Régina, CVD Productions, Les ateliers du Théâtre du Flamboyant, Lucette Salibur, Olivier Couturier, Studio Coup de force, Ballets Balisier, ASPRO.