— Par Antoine Reverchon —
DÉCRYPTAGES
L’économiste français et l’historien américain ont débattu, le 16 mai à Paris, des ressorts complexes qui relient la richesse économique, les modalités de sa répartition et l’histoire des conflits politiques et sociaux. Compte rendu.
La fulgurante croissance économique qu’a connue à partir du milieu du XVIIIe siècle l’Europe de l’Ouest est-elle indissociable de sa domination coloniale sur les autres continents, et de l’esclavage des Africains en particulier ? Esclavage et colonialisme sont-ils les facteurs d’explication des inégalités actuelles entre nations et, au sein des nations les plus riches, entre des classes sociales de plus en plus « racisées » par l’héritage de l’esclavage et l’immigration depuis les anciennes colonies ?
Ces sujets lourds d’enjeux idéologiques et politiques méritaient d’être débattus entre l’économiste qui a su mettre la question des inégalités au sommet de l’agenda de sa discipline, Thomas Piketty, et l’historien qui a lancé le débat sur les origines de la « grande divergence » entre l’Europe et le reste du monde au XIXe siècle, Kenneth Pomeranz.
Pour Thomas Piketty, Une grande divergence, le livre-phare de Kenneth Pomeranz, paru en 2000, et son propre livre Une brève histoire de l’égalité, paru en 2021 – « celui qui résume le mieux le message que je veux porter », précise-t-il –, ne racontent pas deux histoires différentes ou contradictoires, mais complémentaires.
Dans Une grande divergence, observe-t-il, l’historien américain donne bien « un rôle très important » à l’esclavage et à la colonisation dans l’émergence de la puissance européenne et les débuts de la révolution industrielle : 75 % du coton transformé en Europe proviennent, dans la première moitié du XIXe siècle, des plantations esclavagistes du sud des Etats-Unis.
Mais, ajoute Thomas Piketty, Kenneth Pomeranz a aussi montré le rôle-clé de la contrainte écologique. La déforestation massive à partir du XIVe siècle pousse les Européens – et en premier lieu les Britanniques, qui ont dévasté leurs forêts pour construire leur marine – à alléger la contrainte écologique en mondialisant leur commerce pour capter d’autres ressources, d’autres terres, avant de les accaparer purement et simplement dans un second temps par la conquête coloniale. En 1830, le Royaume-Uni importe la production équivalente à 1,5 à 2 fois plus de terres arables qu’il n’en existe sur son propre territoire…