— Par Robert Berrouët-Oriol —
À la suite de la publication le 17 février 2018, sur le site Potomitan, de la lettre ouverte du linguiste Michel Degraff (« Lèt tou louvri pou akademisyen nan Akademi kreyòl ayisyen »), l’Akademi kreyòl ayisyen (AKA) a fait paraître à Port-au-Prince, le 8 mars 2018, une « Note publique » rédigée en créole et portant la signature du pasteur Pauris Jean Baptiste président du Conseil d’administration de l’AKA. Cette « Note publique » d’une seule page, loin de répondre au long réquisitoire de 17 pages de Michel Degraff, n’apporte aucun éclairage sur la crise majeure que traverse l’AKA ; elle sème la confusion et écarte la possibilité d’un débat serein et rigoureux au sein de cette instance para-étatique en lourd déficit de crédibilité. Quels sont donc les principaux points contenus dans le réquisitoire de Michel Degraff ? Et que cible en réponse la « Note publique » de l’AKA ?
Plagiat, conflits d’intérêt, népotisme, corruption, etc.
Dans le texte « Crise majeure à l’Académie du créole haïtien » que nous avons publié le 2 mars 2018, à Port-au-Prince, dans le quotidien Le National, nous avons présenté les principaux sujets du réquisitoire de 17 pages de Michel Degraff :
–des publications sans consultation de la « Commission scientifique » de l’AKA ;
— un article dans Le Nouvelliste au nom de l’AKA et qui comprend un plagiat ;
— une demande de l’AKA, sur Facebook, de voter pour un concours de beauté…;
— des contrats accordés à des firmes où travaillent des académiciens : conflits d’intérêt, népotisme et corruption ;
— des « djòbs » au secrétariat de l’AKA pour la parenté des académiciens ;
— d’inquiétantes menaces qu’aurait reçu Michel Degraff relatives à sa sécurité et à celle de sa famille en raison de la publication de sa lettre ouverte à l’AKA.
La « Note publique » de l’AKA
Dans sa « Note publique » l’AKA :
–condamne le « comportement » de l’académicien Michel Degraff auteur de la lettre ouverte dans laquelle il « accuse » l’AKA ; les « accusations » de Michel Degraff sont reprises dans l’entrevue qu’il a accordée au National le 22 février 2018 ;
–soutient que Michel Degraff a utilisé le logo de l’AKA sur le site Potomitan lors de la publication de sa lettre ouverte ; l’AKA reproche à Michel Degraff d’avoir adressé sa lettre ouverte en copie conforme aux membres de l’AKA ainsi qu’au personnel n’ayant rien à voir avec la crise ;
–précise qu’il n’y a « aucune obligation scientifique [sic] ni de transparence » pouvant expliquer le « comportement extrémiste » de Michel Degraff qui a décidé d’exposer publiquement des dossiers ayant préalablement été discutés au sein de l’AKA ;
–soutient que Michel Degraff a déjà obtenu toutes les preuves et toutes les explications qu’il réclamait et qu’il n’avait pas à renchérir avec sa lettre ouverte ; ce faisant, Michel Degraff a décidé de « violer les principes administratifs ainsi que les principes de l’éthique élémentaire » [sic] ;
–reconnaît que les « accusations » de Michel Degraff sont d’une extrême gravité et qu’elles « sont allées trop loin »; en conséquence, le Conseil d’administration de l’AKA « a décidé d’entreprendre des démarches légales relatives aux menaces publiques que l’académicien Michel Degraff a proférées dans ses publications en attendant qu’une assemblée générale se prononce sur cette situation » ;
–expose que l’Académie n’a pas à soutenir une polémique, mais que « pour la vérité et pour l’histoire », elle tiendra prochainement un point de presse sur le conflit qui la traverse.
En évacuant le débat de fond sur le réquisitoire amplement documenté de Michel Degraff, l’AKA sème la confusion et accrédite ses dérives
Le lecteur attentif de la « Note publique » de l’AKA demeure dubitatif car celle-ci n’a apporté aucun argument crédible et vérifiable en réponse au réquisitoire amplement documenté de Michel Degraff.
L’expression d’une « condamnation » du « comportement extrémiste » de Michel Degraff n’est pas en soi une preuve établie et recevable. En amont comme en aval, il s’agit plutôt d’une tentative maladroite et obtuse de l’AKA d’évacuer en les banalisant les questions de fond que soulève Michel Degraff dans son réquisitoire. Faut-il le rappeler, Michel Degraff, qui affirme avoir en vain tenté depuis 2016 de trouver des réponses crédibles aux pratiques opaques de l’AKA, a ciblé des volets majeurs d’une crise exemplaire. Parmi ces volets, plusieurs sont d’une extrême gravité : –des publications sans consultation de la « Commission scientifique » de l’AKA ; –des contrats accordés à des firmes où travaillent des académiciens induisant des conflits d’intérêt, le népotisme et la corruption ; –des « djòbs » au secrétariat de l’AKA pour la parenté des académiciens, ainsi que les inquiétantes menaces qu’aurait reçu Michel Degraff relatives à sa sécurité et à celle de sa famille en raison de la publication de sa lettre ouverte à l’AKA.
La « Note publique » de l’AKA, en évacuant/banalisant les questions de fond que soulève Michel Degraff dans son réquisitoire, confirme l’existence d’une sous culture de l’opacité et de l’impunité au sein de l’AKA, sorte de « kase fèy kouvri sa » : l’omertà sicilienne à l’haïtienne… Cette sous culture de l’opacité et de l’impunité au sein de l’AKA a été sévèrement dénoncée par l’académicien Frenand Léger qui a démissionné de l’AKA le 18 décembre 2017 en raison, selon Michel Degraff, d’une situation explosive à l’AKA décrite par Frenand Léger dans sa lettre de démission en termes de « biznis prive”, “deriv”, “koken”, “magouy”, “malonèt”, “medyòk”, “gwo ponyèt”, “tonton makout”, “malvèsasyon”.
Dans sa « Note publique » datée du 8 mars 2018, l’AKA soutient que Michel Degraff a déjà obtenu toutes les preuves et toutes les explications qu’il attendait et qu’il n’avait pas à renchérir avec sa lettre ouverte. Lapidaire et nullement documentée, cette « Note publique » n’apporte aucun éclairage argumenté relatif aux « preuves » et « explications » qui auraient été fournies à Michel Degraff. De quelles « preuves » et « explications » s’agit-il ? Sur quels documents consultables ces « preuves » et « explications » s’appuient-elles pour faire pièce au réquisitoire de Michel Degraff ? Le public haïtien ainsi que l’assemblée des académiciens et la presse n’ont-ils pas le droit de consulter ces « preuves » et « explications » ? Pourquoi l’AKA fait-elle l’impasse sur ces présumées « preuves » et « explications » ?
En soutenant qu’il n’y a « aucune obligation scientifique [sic] ni de transparence » pouvant expliquer le « comportement extrémiste » de Michel Degraff qui a décidé d’exposer publiquement des dossiers ayant préalablement été discutés au sein de l’AKA, celle-ci va à l’encontre de l’exigence de transparence. Pire : elle s’accorde le bénéfice ex cathedra d’une totale transparence alors même qu’elle dénie à Michel Degraff son droit de réclamer à la fois clarté, transparence et explications documentées. C’est précisément la sous culture de l’opacité et de l’impunité au sein de l’AKA qui est au fondement du déni de transparence assumé par l’Académie dans sa « Note publique » datée du 8 mars 2018.
En effet, tous ceux qui ont pu lire la « Note publique » de l’AKA chercheront en vain, dans ce document officiel, une quelconque volonté de transparence quant aux questions de fond consignées dans la « Lèt tou louvri pou Akademisyen nan Akademi Kreyòl Ayisyen » de Michel Degraff. Ces questions de fond, il faut encore le rappeler, concernent le fonctionnement opaque de l’AKA, notamment à propos de contrats accordés à des firmes où travaillent des académiciens : conflits d’intérêt, népotisme et corruption, ainsi que des « djòbs » au secrétariat de l’AKA pour la parenté des académiciens.
L’absence de transparence que cultive l’AKA dans le droit fil d’une sous culture de l’opacité et de l’impunité, est encore à l’œuvre lorsque l’Académie esquive le débat et oblitère les questions de fond soulevées par Michel Degraff au motif qu’il aurait décidé de « violer les principes administratifs ainsi que les principes de l’éthique élémentaire » [sic]. Quels sont donc ces « principes administratifs » et cette « éthique élémentaire » ? La « Note publique » de l’AKA ne les identifie pas et, surtout, n’en fait pas la démonstration argumentée. Est-ce la liberté de parole de Michel Degraff face à des pratiques opaques caracolant à l’AKA qui doit être niée sinon révoquée ? L’esquive –sous le masque des « principes administratifs » et de l’« éthique élémentaire » qui auraient été « violés » par Michel Degraff–, ne sert-elle pas à gommer l’absence d’une culture de la transparence à l’AKA dont il est précisément question lorsque Michel Degraff expose la mécanique d’un conflit majeur à l’aune des conflits d’intérêt, du népotisme et de la corruption ?
Somme toute, il n’échappera pas à l’observateur attentif que l’Akademi kreyòl ayisyen –qui n’est pas une institution d’aménagement linguistique issue d’un énoncé de politique linguistique nationale ciblant les deux langues officielles du pays–, n’en est pas à ses premières dérives : elle les cultive dans le brouillard de la méconnaissance des sciences du langage et des principes directeurs de l’aménagement linguistique. Nous en avons déjà fait la démonstration, notamment dans le texte « Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale » (par Robert Berrouët-Oriol, 15 juillet 2015), ainsi que dans l’article « Les ‘’droits linguistiques des enfants’’ en Haïti : mal-vision et aberration conceptuelle à l’Akademi kreyòl ayisyen » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 18 septembre 2016).
En définitive, il y a lieu de constater que dans sa « Note publique » du 8 mars 2018 l’AKA ne répond pas du tout au réquisitoire longuement argumenté de Michel Degraff daté du 17 février 2018. Il faut également noter qu’aucune des parties à la crise n’a pris l’engagement de solliciter un audit administratif et financier de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif…
Robert Berrouët-Oriol
Paru à Port-au-Prince dans Le National du 13 mars 2018