— Par Jean-Marie Nol, économiste —
Depuis quelques jours, la Nouvelle-Calédonie est secouée par une flambée de violence, laissant derrière elle un bilan tragique de six morts et des centaines de blessés. Cette spirale de chaos, marquée par des pillages et des affrontements, est alimentée par une réforme législative technique qui a ravivé les tensions au sein de la population. Le dégel du corps électoral, en apparence anodin, a exacerbé les divisions et surtout les fractures entre les autochtones kanaks pour la plupart indépendantistes et d’autres habitants de l’île appelés caldoches ou encore loyalistes farouches défenseurs du maintien de l’île au sein de la France. Il est patent que depuis plusieurs années, la Nouvelle-Calédonie traverse une crise sans précédent, mettant en lumière les limites de son modèle d’autonomie politique. Malgré des compétences très étendues dans des domaines clés tels que l’éducation, le secteur social, la fiscalité et le développement économique, le gouvernement local semble impuissant face aux défis économiques et sociaux qui plongent l’île dans la tourmente.La crise actuelle, exacerbée par les émeutes récentes et la dégradation de l’économie dû pour l’essentiel à la crise du nickel, remet en question le concept même d’autonomie politique. Fragilisée par la chute du cours du nickel, sa principale ressource, l’économie calédonienne est au bord du gouffre. De plus pour ne rien arranger les violences actuellement en cours ont déjà détruit des milliers d’emplois et anéanti une grande partie de la chaîne de distribution commerciale. Les conséquences sont désastreuses : plus de 80% des commerces endommagés, des difficultés d’approvisionnement alimentaire et médical, et des milliers de Calédoniens confrontés à une précarité croissante. Malgré les importantes compétences dévolues au gouvernement local, celui-ci semble incapable de faire face à cette crise multidimensionnelle.
L’autonomie politique, censée permettre à l’île de prendre un jour en main son destin, se révèle être un mirage face à des défis aussi complexes. La gestion des compétences locales, pourtant cruciales pour le développement de l’île, n’a pas permis d’anticiper ni de résoudre les problèmes économiques et sociaux qui minent la société calédonienne. Selon les chiffres de l’Insee, 20% des Calédoniens vivent sous le seuil de pauvreté contre un peu moins de 15% à l’échelle nationale. Derrière ce chiffre, se cachent en plus des disparités entre Kanaks, le peuple autochtone et les non-Kanaks. Moins de 5% des Kanaks actifs sont cadres Le niveau de vie médian des Kanaks est deux fois plus faible que celui des non-Kanaks. Cela s’explique, entre autres, par le fait que les Kanaks occupent des professions moins bien payées et qu’ils souffrent aussi plus du chômage. En effet, c’est une autre inégalité observée en Nouvelle-Calédonie, l’accès à l’emploi. D’abord, le taux de chômage est particulièrement important chez les Kanaks par rapport à l’ensemble de la population calédonienne. Ils sont près de 20% sans emploi et 35% chez les jeunes, alors que la moyenne sur l’archipel est à 12%. Mais le plus criant, ce sont les différences d’accès aux emplois les mieux rémunérés : moins de 5% des Kanaks actifs sont des cadres. C’est le triple pour les non-Kanaks. Près de 15% des Kanaks qui travaillent, occupent des professions intermédiaires. C’est presque le double pour les non-Kanaks. Enfin, 80% des Kanaks occupent les professions les moins rémunératrices, comme employés ou ouvriers contre 45% pour le reste de la population. Un inégal accès au logement Et cela s’explique, notamment, par une autre inégalité, celle concernant le niveau d’études. Là, l’écart est très important entre Kanaks et Caldoches, spécifiquement. Les Caldoches, ce sont les descendants des colons blancs arrivés au 19e siècle. Ils sont la deuxième communauté de l’archipel. Et bien près d’un Kanak sur deux n’a aucun diplôme ou le brevet des collèges seulement, contre 11% seulement des Caldoches. La disparité est tout aussi importante chez les diplômés. Seul un Kanak sur quatre a le bac ou plus contre près des trois quarts des Caldoches.Les inégalités sont aussi criantes quant à l’accès au logement.
L’échec de l’autonomie politique en place dans l’archipel depuis plus de 20 ans se manifeste également par l’incapacité du gouvernement local, dirigé aujourd’hui par les kanaks, à apaiser les tensions sociales et ethniques qui traversent l’île. Les inégalités socio-économiques entre les Kanaks et le reste de la population sont criantes, alimentant un sentiment d’injustice et de marginalisation propice à la révolte. Malgré les compétences en matière d’éducation et de développement économique, le gouvernement local n’a pas su réduire ces écarts ni garantir l’accès équitable aux opportunités pour tous les Calédoniens.Face à cette crise profonde, l’urgence est à la reconstruction de la cohésion sociale et à la relance économique, mais dans quelles conditions et sous l’égide de quels responsabilités politiques ?
Cependant, les ressources limitées du gouvernement local, combinées à sa faible capacité à mobiliser des solutions efficaces, soulignent les lacunes de l’autonomie politique dans un contexte de crise aiguë. Les appels à l’aide à l’État lancés par les autorités locales témoignent de leur impuissance à agir seules pour surmonter ces défis majeurs.
Toutefois, il convient donc d’aller plus loin et d’approfondir l’analyse car la crise politique et économique qui frappe actuellement le territoire de la Nouvelle-Calédonie ébranle les fondements même de son autonomie politique pour plusieurs raisons.Tout d’abord, l’autonomie politique d’un territoire repose généralement sur sa capacité à assurer son développement économique de manière autonome. Cependant, lorsque le territoire subit une crise économique prolongée, caractérisée par des difficultés telles que le chômage, la pauvreté et la détérioration des conditions de vie, cette capacité est compromise. La crise économique affaiblit les infrastructures économiques et sociales de l’île, rendant difficile la mise en œuvre des politiques autonomes et la garantie du bien-être de la population. De plus, la crise économique peut également conduire à une dépendance financière accrue vis-à-vis de l’État central ou d’acteurs économiques extérieurs. Lorsque les ressources financières locales sont insuffisantes pour répondre aux besoins de la population ou pour maintenir le fonctionnement des services publics, l’île peut être contrainte de faire appel à l’aide extérieure et donc se mettre en position de sujétion. Dans ce cadre précis, c’est incontestablement sombrer dans un système néocolonial. Et de fait cette dépendance va limiter la marge de manœuvre politique et nuire à l’autonomie décisionnelle de l’île.
En outre, la crise économique peut exacerber les tensions sociales et politiques au sein de la population, jusqu’à servir de prétexte à l’État central pour reprendre la main sur les compétences octroyés antérieurement au moment des accords de Matignon. Ainsi, les difficultés économiques, telles que le chômage et la précarité, alimentent les frustrations et les revendications sociales, pouvant conduire à des manifestations, des troubles civils, une situation insurrectionnelle et même des conflits politiques quasi insolubles. Dans un tel contexte, la stabilité politique et la capacité à exercer une gouvernance autonome sont compromises, car les autorités locales doivent faire face à des défis économiques et sociaux croissants.Enfin, la crise économique peut remettre en question la viabilité même du modèle d’autonomie politique de l’île. Si les difficultés économiques persistent et que les tentatives de relance échouent, les habitants peuvent remettre en question l’efficacité du système d’autonomie politique et réclamer un changement de statut par exemple en mode de rechange l’indépendance avec vraisemblablement à la clé une main mise étrangère ou une intervention plus directe de l’État central, donc un processus de recentralisation voire de recolonisation. Cette remise en question peut affaiblir la légitimité des institutions autonomes et fragiliser davantage leur capacité à exercer un pouvoir politique indépendant.
En somme, la crise économique peut détruire les bases conceptuelles de l’autonomie politique de la Nouvelle-Calédonie en affaiblissant son développement économique, en renforçant sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur, en exacerbant les tensions sociales et politiques, et en remettant en question la viabilité de son modèle d’autonomie politique. Par ailleurs, cette situation kafkaïenne peut occasionner une dérive vers le retour du concept de la violence légitime de l’État. Cette violence qui déjà traverse la société française, désormais endémique, soulève déjà des questions profondes sur la nature de l’État et son rôle dans la société. Dans un contexte où la violence devient de plus en plus banalisée, les autorités se trouvent confrontées à une nouvelle réalité sociale. Comme l’exprime le politologue et sociologue Maurice Berger, cette évolution s’inscrit dans un cadre plus large de transformation de la perception de la violence, passant de l’horreur du meurtre à une désensibilisation alarmante.Le récent déploiement massif des forces de sécurité en Nouvelle-Calédonie témoigne de la gravité de la situation ainsi que la tentation de recourir à une répression accrue comme règlement des problèmes. Cependant, l’efficacité de telles mesures reste sujette à débat. La violence qui sévit dans les quartiers défavorisés de l’île met en lumière les liens complexes entre précarité sociale et radicalisation. Les jeunes Kanaks, marginalisés et exposés à des discours extrémistes, représentent un terreau fertile pour l’agitation et la révolte. C’est là le leg d’une mauvaise appréciation des rapports de force par les partis indépendantistes kanaks. Dans ce contexte, le concept de la violence légitime de l’État resurgira sans crier garde, remettant en question sa signification et son application. Le célèbre sociologue Max Weber, dans ses travaux sociologiques, a élaboré une théorie sur le monopole de la violence physique comme fondement de l’État moderne. Cependant, cette notion a évolué au fil du temps, perdant son sens initial pour devenir une justification de l’usage de la force.
L’ambiguïté du terme « légitime » soulève des interrogations sur la légitimité du pouvoir et sur la manière dont il est perçu par la population. Si, à l’origine, la légitimité renvoyait à une reconnaissance factuelle du pouvoir, elle est aujourd’hui souvent invoquée comme un prétexte pour justifier l’autorité de l’État, quelles que soient ses actions. En fin de compte, la crise en Nouvelle-Calédonie met en lumière les défis auxquels sont confrontées les démocraties modernes. Face à une violence en mutation et à des revendications sociales de plus en plus pressantes, les gouvernements doivent repenser leur approche en matière de maintien de l’ordre et de justice sociale. Loin de se limiter à une simple répression, une réponse efficace nécessite une compréhension approfondie des causes sous-jacentes de la violence et un engagement résolu en faveur du dialogue et de l’inclusion. Alors que la Nouvelle-Calédonie lutte pour retrouver la stabilité, cette crise offre une opportunité de réflexion sur les fondements mêmes de notre société et sur la manière dont nous envisageons le rôle de l’État et la légitimité de son pouvoir ainsi que le rôle dévolu aux élus locaux.
En somme, force est de constater que la crise en Nouvelle-Calédonie met en lumière les limites de l’autonomie politique et les défis auxquels sont confrontés les gouvernements locaux en outre-mer dans un contexte de crise économique et sociale. Malgré des compétences très étendues, le gouvernement calédonien semble impuissant à résoudre les problèmes qui affligent l’île, soulignant ainsi la nécessité d’une réévaluation du modèle d’autonomie politique et de l’engagement accru de l’État central pour soutenir la Nouvelle-Calédonie dans sa quête de stabilité économique et d’un nouvel équilibre politique.
« Sa ki an bèk ou pa ta’w, sa ki an fal ou sé ta’w. »
– traduction littérale : Ce qui est dans ton bec n’est pas à toi, ce qui est dans ton ventre est à toi.
– moralité : Il faut savoir attendre avant de crier victoire.
Jean-Marie Nol, économiste