— Par Jean-Marie Nol, économiste —
Depuis plus d’un an, la question du creusement des inégalités et donc de l’accélération de la pauvreté dans le monde est en première ligne de la pandémie de COVID-19. Ces problématiques sont en effet au cœur des débats en Europe, aux Etats-Unis et dans nombre d’économies émergentes.
Pour ce qui concerne la zone Caraïbe qui s’avère être notre environnement géographique naturel , l’on peut déjà noter des signaux alarmants en provenance de l’organisation internationale du travail (OIT) qui devraient nous inciter à la réflexion et à l’action. En effet, depuis la crise du coronavirus, la région d’Amérique latine et des Caraïbes a perdu 26 millions d’emplois à cause de la pandémie et a commencé l’année 2021 avec un paysage de l’emploi complexe, aggravé par de nouvelles vagues de contagion et des processus de vaccination lents qui rendent plus incertaines les perspectives de reprise des marchés du travail . La principale conclusion de l’OIT est que le capitalisme est une machine à produire de l’inégalité. Car, sur une longue période, le rendement du capital est durablement supérieur au taux de croissance économique , ce qui entraîne mécaniquement des inégalités croissantes.
En fait, nous commençons à réaliser que nous avons besoin de changer de monde pour sortir de l’impasse. Mais nul besoin de jeter le bébé avec l’eau du bain. Nous avons hérité d’un modèle social de qualité – la départementalisation- ne l’oublions pas – qui amortit le choc de la crise pour une grande partie de la population martiniquaise et guadeloupéenne , qui continue en effet d’être payée et recevoir des aides financières, des subventions et prestations sociales et ce malgré des cessations d’activité .C’est un système qui reste relativement protecteur, si on le compare au modèle des pays de la Caraïbe , par exemple, où l’impact de la Covid 19, en matière d’emploi sera sans nul doute beaucoup beaucoup plus grave. Mais notre système n’est pas immuablement destiné à perdurer en l’état, et c’est particulièrement évident en temps de crise.
Ce débat devrait s’accentuer en 2021, parce que plusieurs tendances vont s’affirmer :
– Une rupture sociétale de la société Antillaise du fait de l’accélération du numérique,
– l’envie très affirmée des guadeloupéens d’être acteurs de leurs choix de consommation.
– une prochaine réduction de la dépense publique.
– un profond besoin de donner du sens à nos vies dans un monde sans emplois ou emplois précaires.
En somme, nous sommes à ce fameux moment de l’histoire où un monde doit laisser la place à un autre ; le temps de l’individualisme doit laisser rapidement sa place à celui du collectif, car la difficulté risque de se poser au plan du timing pour ce qui concerne les conséquences de la baisse de la dépense publique pour la Martinique et la Guadeloupe . En ce sens, quel est le problème ?
Il résulte que Bercy vise une forte baisse du poids de la dépense publique jusqu’en 2027, et que l’exécutif espère ramener le déficit à 3 % et stabiliser la dette pour 2027, et ce au prix d’un effort inédit d’économies. Après le « quoi qu’il en coûte », le gouvernement français va-t-il opter pour le « sans qu’il en coûte » ? D’ailleurs selon le journal les échos dans son édition du 9 avril 2021 , le ministère de l’Economie et des Finances s’apprête à envoyer la semaine prochaine à la Commission européenne son programme de stabilité, qui balise la trajectoire budgétaire du pays pour le prochain quinquennat.
Dans les faits, Bercy vise l’horizon 2027 pour stabiliser la dette et ramener le déficit sous la barre des 3 % du PIB. Mais cela ne pourrait être envisageable et au surcroît ne serait possible que si le futur gouvernement parvenait à imposer un contrôle strict sur la dépense publique qui ne trouverait pas d’équivalent dans les quarante dernières années. » Les conséquences pour la Martinique et également la Guadeloupe peuvent être redoutables, car en l’absence d’un niveau élevé de dépenses publiques, le risque réside dans la destruction créatrice de pans entiers du secteur du commerce et des services ultra majoritaire dans la formation du PIB.
Ce bouleversement économique que nous entrevoyons à l’horizon 2025 aura des conséquences politiques et sociales graves en France et donc encore plus en Martinique et Guadeloupe, car compte tenu du contexte actuel, le bouleversement sera trop rapide, trop massif et trop systématique pour que les structures économiques s’adaptent et que la destruction créatrice ait le temps de faire son effet. En conséquence, un grand nombre de mécontents apparaîtra en un temps si court que les répercussions politiques et sociales seront plus rapides que l’adaptation du marché à la raréfaction des aides et subventions publiques.
Nous le répétons à nouveau, pauvreté en hausse, misère et désespoir des exclus de la société, chômage de masse des jeunes, violence, désagrégation sociale, avenir non pensé, que nenni pour ces citoyens martiniquais et guadeloupéens trop optimistes, et plus que jamais tourné vers le refus de l’autorité, de la quête individualiste du bonheur personnel par excellence au détriment du collectif !
Or, nous savons tous que la société Antillaise est imprégné d’une culture française de la contestation qui fait une large place à l’esprit râleur : réagir de façon émotionnelle et manifester son mécontentement dans la rue en Martinique ou par des grèves dures et longues comme on le voit encore dans la sphère des collectivités locales en Guadeloupe , contre l’injustice ou supposé telle, fait presque partie des devoirs civiques et moraux en Martinique et Guadeloupe . Mais cette posture du désespoir et de la tentation de la terre brûlée aurait-t-elle été possible si elle n’avait pas été précédé par un autre effondrement, passé inaperçu, celui de l’effondrement intellectuel, politique, économique et moral de la société Antillaise ?… Qui diffuse ou est responsable de ce sentiment d’inconscience et ce manque de lucidité diffus au sein de la population plus apte à jouir du présent que préparer l’avenir ? Comment surmonter cette crainte de regarder les difficultés à venir en face avant que les périls, la peur, la frilosité, la violence et le repli ne s’installent dans nos pays ou tout le monde risque d’y perdre à ce jeu mortifère de la politique de l’autruche ?
Pour nous, c’est incontestablement « l’intelligentsia politique ou l’élite du syndicalisme » qui porte la plus grande part de responsabilité dans ce déni de réalité et qui a renoncé à comprendre le fonctionnement de l’économie et les nouveaux enjeux de la société et préférer se focaliser sur le culturel et l’histoire, alors même que toutes ces interrogations flétrissent à travers l’actualité des médias, mais de manière forcément stérile, car non suffisamment analysée en amont en lien avec l’économique. C’est le manque de sens, de vision d’avenir, de clarté stratégique qui en constitue un facteur-clé, et dans ce cas pour nous, il paraît encore plus essentiel, dans ce monde incertain, de sensibiliser les citoyens conscients et leurs dirigeants à leur métier d’entraîneurs de la société civile et de développer leur intelligence relationnelle, situationnelle, émotionnelle.
Continuer à s’intéresser avec obstination à des questions qui ne sont pas la priorité des jeunes martiniquais et guadeloupéens pourrait entraîner des révoltes de plus en plus fortes avec une perte de confiance envers les élus et l’autoréalisation de ce qu’il faut redouter : l’apparition d’une grande crise financière, puis économique et sociale sur fond d’hyper-inflation, et l’on appelle cela une spirale de l’échec !
La crise économique et sociale créera un tel choc sur la consommation que les gens devenus chômeurs ne consommeront plus, les entreprises exsangues financièrement ne paieront plus d’impôt, les collectivités même celles ayant opté pour un nouveau statut ne percevront plus de recettes tangibles et enchaîneront les plans d’austérité avec une hausse des impôts locaux et une baisse des interventions sociales pour réduire les déficits. C’est là dans ce contexte délétère que j’appelle à nouveau à éviter pour la Martinique et la Guadeloupe un repli identitaire aux lourdes conséquences.
Le risque est de continuer de donner de la force aux discours de repli identitaire, de repli xénophobe, car selon nous, ce sont des récits nihilistes extrêmement dangereux pour nos sociétés qui s’alimentent du refus de débattre de solutions économique justes, équitables de réorganisation du système. Avec la crise du Covid 19 : l’étau des inégalités va bientôt se resserrer sur les Antilles. Mais il serait trop simple de se contenter de pointer du doigt la départementalisation et marteler les vertus supposées magiques d’un changement institutionnel .Qui ne dit rien ne se trompe pas, mais qui ne fait rien peut se tromper ; mais vu les circonstances actuelles de la crise, nous n’avons pas le droit de nous tromper de voie sur le plan des institutions et surtout de minimiser les réformes économiques et sociales pourtant indispensables à horizon 2025.
En foi de quoi, nous tous et toutes, nos politiques et nos élites avons le devoir d’agir pour installer au plus vite en Guadeloupe ce nouveau modèle économique et social dont nous avons déjà tracé les contours dans nos précédentes tribunes.
Le piège du renoncement à investir l’avenir se refermera sur nous si nous n’y prenons garde !
Jean marie Nol économiste