Crise de l’immobilier : Pourquoi le phénomène Tanguy se répand rapidement aux Antilles ?

— Par Jean-Marie Nol, économiste —

Le coût de l’immobilier aux Antilles françaises a atteint des sommets inédits, faisant de l’accès à la propriété, et même à la location, un véritable parcours du combattant pour les jeunes. La spirale inflationniste qui touche l’ensemble du territoire hexagonal n’épargne pas la Guadeloupe et la Martinique, où la tension immobilière est particulièrement forte. Ce phénomène s’inscrit dans un contexte économique déjà fragile, marqué par un chômage persistant et des salaires dans le secteur privé globalement inférieurs à ceux de l’Hexagone. La flambée des prix de l’immobilier, qui concerne autant les logements à vendre que ceux à louer, vient ainsi renforcer les inégalités sociales et marginaliser une génération z entière, contrainte de revoir à la baisse ses ambitions d’indépendance financière.

Dans les environs des centres urbains de connurbation urbaine comme Pointe-à-Pitre, Fort-de-France ou encore Le Gosier, les prix de l’immobilier atteignent des niveaux similaires à ceux des grandes villes métropolitaines. Acheter un appartement ou une maison est devenu un luxe inaccessible pour la majorité des jeunes actifs, dont les revenus ne permettent pas d’assumer des mensualités de crédit surévaluées par rapport à la qualité de l’offre. Les terrains constructibles, autrefois considérés comme une alternative, se font également rares, et les quelques parcelles disponibles dans les lotissements résidentiels sont vendues à prix d’or, attisant la spéculation foncière.Face à cette situation, beaucoup de jeunes préfèrent rester vivre chez leurs parents.En Guadeloupe, en Martinique comme en France métropolitaine, la tendance des jeunes adultes à rester vivre chez leurs parents se renforce. Selon le thème du phénomène Tanguy développé par le journal le figaro et popularisée par le film « Tanguy » en 2001, où un couple désespéré tente de pousser leur fils de 28 ans hors du nid familial, cette situation autrefois humoristique est devenue une réalité de plus en plus courante. Toujours d’après le figaro une étude récente de la Fondation Abbé Pierre sur la situation en France hexagonale révèle qu’entre 2013 et 2020, le nombre de jeunes vivant chez leurs parents est passé de 4,67 millions à environ 4,92 millions. Cette hausse de 250 000 personnes concerne principalement les 18-24 ans (74%), mais touche également les 25-34 ans (17%) et même les 35 ans et plus (7%).

Cette situation s’explique en partie par des raisons économiques. Les loyers exorbitants et l’accès difficile à la propriété, en particulier dans les grandes villes comme Paris, poussent ces jeunes à opter pour une cohabitation prolongée. Voilà quelques témoignages issus du Figaro et que nous avons retranscrits localement et transformés pour les besoins de l’analyse : Corinne, 26 ans, qui travaille en CDD dans la publicité, en Guadeloupe illustre bien ce phénomène. Vivre chez ses parents en région pointoise lui permet de profiter d’un confort sans frais : « Je profite du coucher, du frigo, du jardin… Tout est offert », dit-elle avec le sourire. Roland, 28 ans, étudiant en université de médecine en Guadeloupe, partage cette stratégie. Bien que ses stages à l’hôpital soient bien rémunérés, il préfère économiser en restant chez ses parents plutôt que de consacrer une grande partie de ses revenus à un loyer exorbitant à gosier. Les prix de l’immobilier, particulièrement en Martinique, ont explosé au fil des années ( à ce sujet relire notre ancien article sur l’éclatement de la bulle immobilière en Martinique ). En 2000, le prix au mètre carré dans les zones résidentielles de  Fort de France était de 12,50 euros. Aujourd’hui, il avoisine les 30 euros. Cette hausse met les jeunes dans une situation paradoxale : pour accéder à de meilleures opportunités professionnelles, ils doivent rester dans des villes où le coût de la vie est prohibitif. Pour ceux qui le peuvent, rester chez leurs parents devient alors la meilleure solution.

Le phénomène « Tanguy » présente aussi une dynamique genrée : les hommes sont plus nombreux à rester chez leurs parents. Cette différence s’explique par le fait que les femmes poursuivent aux Antilles plus souvent des études supérieures, ce qui les éloigne du foyer familial. Elles se mettent aussi en couple plus tôt, souvent de façon récente avec des hommes plus âgés, facilitant ainsi leur départ de la maison parentale.L’impact des années Covid a également joué un rôle dans cette tendance. La pandémie a exacerbé l’isolement des jeunes, les poussant à rechercher un environnement plus sécurisant et socialement riche. Solenne, 26 ans, cadre commercial dans la zone industrielle de Ducos en Martinique, avoue préférer rester chez ses parents plutôt que de se retrouver seule dans un appartement. Elle met aussi de l’argent de côté pour acheter son propre logement sans passer par la location. De son côté, Julie, une kiné de 26 ans, a instauré une organisation stricte avec ses parents pour que la cohabitation se passe au mieux. « On se répartit les tâches, et je dois prévenir quand je rentre tard ou quand je ne dîne pas à la maison », explique-t-elle. Malgré ces avantages, vivre chez ses parents à un âge avancé peut être perçu comme un signe d’immaturité.

Cette stigmatisation est renforcée par ceux qui, faute de choix, ont dû financer un logement dès le début de leurs études.En somme, si le « syndrome Tanguy » était autrefois un sujet de moquerie, il est aujourd’hui aux Antilles symptomatique d’une réalité économique et sociale. La hausse des prix de l’immobilier, le coût élevé du crédit, les choix professionnels et l’impact de la crise poussent de plus en plus de jeunes adultes à retarder leur indépendance, au risque de voir cette cohabitation familiale se prolonger au-delà de l’âge habituellement attendu. Cette cohabitation prolongée est moins un choix de confort qu’une nécessité imposée par les circonstances. Nombre d’entre eux travaillent pourtant, parfois avec des emplois stables, mais les salaires restent insuffisants pour espérer louer un appartement décent. À titre d’exemple, le loyer moyen d’un studio ou d’un deux-pièces dans les zones les plus demandées proche de la zone industrielle et commerciale de Jarry peut facilement avoisiner les 800 à 1 000 euros, des montants disproportionnés par rapport aux revenus moyens sur ces territoires déjà paupérisés par la vie chère. Ce phénomène est amplifié par une offre locative de plus en plus rare, les propriétaires étant tentés par des mises en location saisonnière via des plateformes comme Airbnb, qui leur garantissent des rendements bien plus élevés.

La situation est d’autant plus problématique que les aides au logement, telles que les APL, ne suivent pas l’évolution des prix. Ces aides, censées soulager une partie des charges locatives, sont calculées sur des barèmes qui ne tiennent pas suffisamment compte de la réalité insulaire. Par ailleurs, les banques locales, déjà frileuses à accorder des crédits, exigent désormais des apports personnels de plus en plus importants, souvent inaccessibles aux primo-accédants. Ces conditions bancaires restrictives achèvent de bloquer l’ascension sociale de nombreux jeunes antillais, d’où l’initiative de la collectivité territoriale de Martinique en partenariat avec action logement et les banques de la place d’accorder des prêts à taux zéro d’un montant de 50 000 euros maximum pour les jeunes actifs. L’inflation galopante qui touche les matériaux de construction aggrave encore la situation. Le coût du ciment, du bois, du cuivre, de l’aluminium, et des équipements de base a explosé, rendant les projets de construction ou de rénovation de plus en plus onéreux, d’où le triplement de maisons vides en Guadeloupe et Martinique faute de financement pour la rénovation. Cette hausse est en partie due à la dépendance des Antilles françaises vis-à-vis des importations, les matériaux devant traverser l’Atlantique avant d’atteindre ces territoires insulaires. En dépit d’une mesure récente du gouvernement de permettre l’importation des produits et matériaux de construction dans la zone géographique la plus proche des Antilles Guyane, force est de constater que le processus de cherté de l’immobilier n’est aucunement enrayé à ce jour.

La conséquence directe est la multiplication des projets immobiliers abandonnés ou retardés, ce qui pèse lourdement sur l’offre de nouveaux logements.Cette crise du logement engendre des tensions sociales croissantes et participe à l’accentuation des fractures territoriales. Aux jeunes déjà pénalisés s’ajoutent des familles entières reléguées dans des habitats précaires ou surpeuplés dans certaines campagnes. Dans certains quartiers populaires, la densité de population atteint des seuils critiques, alimentant des phénomènes de promiscuité et de violence nuisibles à la qualité de vie. Cette situation alimente également une fuite des cerveaux : nombreux sont ceux qui choisissent de quitter les Antilles pour tenter leur chance en métropole ou à l’étranger, où les perspectives d’accès au travail et au logement sont perçues comme plus abordables.Les pouvoirs publics se retrouvent face à un défi de taille. Les dispositifs actuels, qu’ils soient fiscaux ou sociaux, semblent insuffisants pour juguler cette crise. Des initiatives locales, comme le soutien à la construction de logements sociaux ou la rénovation de quartiers dégradés, peinent à répondre à la demande. Les jeunes antillais, pourtant au cœur de la vitalité économique et culturelle de leurs îles, se sentent de plus en plus exclus des projets de développement.

Le marché immobilier aux Antilles françaises illustre avec acuité les contradictions d’un modèle économique où l’inflation, la spéculation et l’insuffisance de l’offre de logement se combinent pour créer une véritable impasse sociale. Pour beaucoup de jeunes, accéder à un logement devient une utopie, une aspiration sans cesse repoussée à demain. Cette réalité, qui fragilise la cohésion sociale, pose également la question de l’avenir des territoires ultramarins à l’heure de l’intelligence artificielle où les nouvelles générations notamment Alpha et Béta, faute de solutions adaptées, risquent de perdre leur ancrage et leur espoir de bâtir une vie stable et indépendante aux Antilles. Le choix de fait ne serait autre que de choisir in fine la solution de l’exil.

Jean-Marie Nol, économiste