— par Janine Bailly —
Dix ans après le séisme qui ébranla Haïti, Tropiques-Atrium nous propose de porter notre attention sur l’île voisine. De l’appréhender non seulement par le cinéma, mais aussi par la danse et la musique.
Cri des Nago, présenté par le chorégraphe Jeanguy Saintus, nous invite à suivre une heure durant dix-neuf danseurs et musiciens présents sur scène, à décentrer notre regard, à oublier un instant notre culture et nos préjugés, bref à ouvrir notre esprit sur une conception autre du monde. Entre danse et cérémonie, entre profane et sacré, entre ombre et lumière, ce qui nous est donné à voir et à entendre — à comprendre peut-être —, parce qu’il est fait appel à l’irrationnel, que « les chorégraphies explorent aussi le vaudou », garde une aura de mystère qui déstabilise et remet en cause les certitudes. Les Nago, ethnie africaine installée au Bénin, proche des Yoruba, sont à l’origine de religions pratiquées en Haïti et au Brésil, où vit une diaspora importante. Ainsi les orishas peuvent se comparer aux loas haïtiens, esprits priés, honorés et servis au moyen de chansons, de danses et d’offrandes diverses, chacun ayant droit à ses rythmes particuliers.
C’est bien une représentation dansée symbolique de ces rites qui constitue le spectacle Cri des Nago. Pour ce faire, toutes les combinaisons sont ici exploitées, qui vont de l’ensemble au solo en passant par le duo, le trio, etc. Les moments les plus forts, les plus empreints d’énergie, les plus aptes à donner l’idée d’un peuple uni, solidaire dans sa culture et ses croyances sont ceux où le groupe s’exprime en un accord parfait, créant des tableaux d’une grande beauté. Les longs vêtements tourbillonnant ne sont pas sans évoquer par instants la grâce des derviches tourneurs ! Une semi-obscurité, lavée de lumière bleue, rouge ou blanche, exalte la perfection des corps, plus encore s’ils sont partiellement dénudés. Une lumière qui vient délimiter des espaces de jeu dans le sombre du plateau, comme aussi en fond de scène un rideau noir s’ouvre ou se ferme pour plus ou moins dénuder une surface blanche tendue à la verticale.
Bien que ne possédant pas tous les codes nécessaires à une juste appréciation de ce qui s’apparente à une cérémonie religieuse, et ne connaissant pas le panthéon dans son ensemble, il m’a néanmoins été possible d’identifier quelques scènes et, ayant lu la brochure de présentation, de mettre un nom sur les divinités évoquées… Les costumes, noirs tout d’abord, prendront des couleurs au fil du temps, les robes et coiffes blanches évoquant Obatala, père de l’humanité créateur du monde, dont le blanc est la couleur. Le violet apparaîtra incidemment dans le costume masculin pour les Guédé, esprits de la mort dans le vaudou. Le rouge sera pour « Ogoun ! Nèg fè, qui préside au feu et au fer », et à la guerre. Le rouge encore se verra associé au noir pour Papa Legba, les deux couleurs se faisant plus présentes quand le spectacle s’acheminera vers une cérémonie de transe et de possession, le loa ainsi nommé étant celui qui permet le passage entre le monde des humains et le monde des esprits, celui qui ouvre et ferme les chemins du rite vaudou. Et puisqu’aussi il préside aux bains, la scène dernière déployée autour et sur le haut tambour, que l’on aura d’abord vu porté en majesté sur le plateau, sera sous le signe de l’eau versée en jets jaillissant d’une cuvette ronde — elle aussi portée précédemment par les danseurs. D’autres objets, assiettes blanches par exemple, ont pu symboliser des offrandes faites en nourriture pour se rendre les esprits favorables, ou pour les appeler à descendre vers les hommes.
Enfin, soutenant et magnifiant l’ensemble, une partition musicale faite de voix en solo sur scène ou en chœur enregistré, de percussions et de bruits mystérieux, parchemin sonore sur lequel viendraient s’inscrire les mouvements et les gestes en incantations, gestes du corps et des membres et l’on peut remarquer à quel point les bras et les jambes sont sollicités, souvent tendus vers le ciel, éventails de doigts et orteils bien ouverts. Il ressort de l’ensemble, outre le sentiment de la dévotion, voix féminine et masculine, de Renette Désir et Hadler Chery, se complétant modulées lancées comme en un cri de douleur et de plainte, corps en distorsion sauts et cabrioles, il ressort une impression de souffrance, de révolte et de saine — ou sainte — colère.
Et si l’assemblage construit entre danse traditionnelle, danse contemporaine et figures du vaudou peut déconcerter, en ce sens que le « message » s’en voit quelque peu brouillé, il est indéniable que ce spectacle, « invocation aux divinités du pouvoir et de la force… danse pour les loas, éternels compagnons des moments difficiles », a su provoquer l’émotion et l’adhésion de la salle !
Fort-de-France, le 10 janvier 2020
Photo Paul Chéneau