Entretien
Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire
Lauréat du prix Goncourt en 1992, l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau publie « Manifestes », un recueil de textes écrits avec son ami Edouard Glissant, disparu il y a 10 ans. Rencontre.
Romancier, poète et philosophe martiniquais, Edouard Glissant nous a quittés le 3 février 2011. Pourtant, le grand public ne fait que découvrir sa pensée riche. Un exemple récent en témoigne : la mise en avant de sa notion de « créolisation » par Jean-Luc Mélenchon et les débats qui ont suivi. Ecrivain et ami proche du poète, Patrick Chamoiseau revient avec nous sur ses « poécepts ».
Marianne : En quoi la pensée d’Edouard Glissant est-elle encore d’actualité ?
Patrick Chamoiseau :Son œuvre relève d’une « pensée du poème », d’une poétique, dans laquelle il articule une série impressionnante de »poécepts ». Le poécept est un précipité de concept et de feu poétique. Il se disait avant tout poète, alors qu’il aurait pu se revendiquer penseur, philosophe, anthropologue, essayiste, romancier, dramaturge… Sa référence au poète ne concernait pas seulement la pratique d’une écriture poétique. Elle le plaçait d’emblée en dehors de ce qu’il détestait le plus : les pensées de système ou les systèmes de pensée, ces vanités qui s’efforcent d’insérer la complexité inépuisable du monde dans une explication définitive. Avec le néolibéralisme qui triomphe aujourd’hui, nous sommes dans ce mode d’idéologie totalitaire.
Une poétique est un mode de connaissance des « états-du-monde » et des situation humaines qui ouvre, non pas à une explication ou à une vérité, mais à un esprit de création. C’est d’abord cela que les dominations enlèvent aux humains : leur esprit de création. La créativité est le mode de résistance le plus essentiel à tous les fascismes passés et à venir. La poétique glissantienne n’est pas simplement un savoir que l’on peut engranger sur le rayonnage d’une érudition stérile. Elle permet à celui qui sait la lire, d’accéder à un « état poétique » et par là-même à vivre avec un « esprit de création ». Glissant s’en est tenu aux opacités et aux indéfinitions stimulantes d’une poétique, obligeant chacun non pas à « penser avec » mais à se » construire avec », pas de vérité assénée, que du vivant à retrouver en soi et à vivre.
« Notre densité poétique a été réduite aux pulsions de la consommation et aux enchantements du pouvoir d’achat »
Quand il propose le poécept de « Tout-monde », il nous invite à regarder le monde autrement, pas dans l’évidence de la mondialisation économique, mais dans l’inattendu de cette globalisation : l’alchimie des phénomènes humains qu’il nomme la mondialité. Le simple fait d’ajuster la focale sur l’humain, et avec lui sur le vivant, est déjà infiniment précieux par les temps de deshumain et d’écocide que nous vivons. Mais cela va plus loin.
Le phénomène humain est articulé sur deux densités. La densité prosaïque du manger, boire survivre, attaquer, se défendre. Et la densité poétique qui est l’essence même de l’humain : amour, amitié, créativité, création, solidarité, folie, ouverture, danse, chant, émerveillement, extase, sentiment de la beauté, participation sensible au monde…. Notre monde est aujourd’hui livré à cette horreur économique dont a parlé Rimbaud. Notre densité poétique a été réduite aux pulsions de la consommation et aux enchantements du pouvoir d’achat. Remettre à flots notre densité poétique dans cette horreur économique est déjà une ligne de fuite précieuse.
Quel est le « poécept » le plus important de Glissant ?
Ce qu’il appelle « la Relation ». Dès les années 50, alors que le monde est manichéen, blanc-noir, colonisateur-colonisé, occident-orient, mon Etat-nation contre ton Etat-nation… etc., Glissant devine que le plus important n’est pas seulement l’indispensable décolonisation du monde mais la nécessité d’apprendre à vivre dans un surgissement inouï : la mise en contact massive, totale, constante, accélérée et définitive des civilisations, des cultures et des individus. Il voit que le monde est désormais une entité de flux relationnels imprévisibles, inarrêtables. Mélanges, entremêlements, ruptures, synthèses, hybridations ou mosaïques, instaurent un chaos relationnel auquel personne ne saurait échapper. Il appellera cela « la Relation », qui est le principe actif du Tout-monde, lequel désigne l’inextricable de la mondialisation économique et de la mondialité.
Que recouvre la notion de Relation ?
Le fait relationnel a libéré les individus de leurs assignations communautaires. Ils doivent désormais s’accomplir seuls à une échelle qui n’est plus celle d’un territoire, d’une nation, d’une identité fixe, mais sur la grand-scène du « Tout-monde ». Regardez le monde d’aujourd’hui. Les anciennes verticalités coloniales sont devenues multi-trans-culturelles. Les langues, les dieux, les phénotypes s’entremêlent et se touchent, et produisent du nouveau. L’individu se retrouve dans une obligation d’accomplissement en tant que « Personne », non plus dans les assignations de sa communauté d’origine, mais dans l’aventure de sa seule et irremplaçable expérience au monde.
« La « créolisation » n’est pas un simple métissage, c’est un précipité ouvert aux surgissements. »
C’est avec ces données-là que nous devons envisager notre lutte contre le règne totalitaire du néolibéralisme, pas avec du communautaire retrouvé, du collectif imposé, mais dans les complexités fluides des individuations précipitées dans la Relation. Cela change tous nos modes habituels de résistance aux dominations. Aborder nos défis non pas sous le mode économique, mais par le soin porté à l’accomplissement individuel, en restituant à chaque individu sa densité poétique, son esprit de création. Aborder tous les grands défis qui nous sont posés avec l’inestimable trésor de toutes ces densités poétiques mises ensemble. C’est en cela que le poétique devient une Politique au sens noble.
Le mot « créolisation » fait actuellement débat. Que recouvre ce processus ?
C’est le premier stade de la poétique glissantienne. Il désigne, à l’exemple de ce qui s’est passé dans les Amériques, Antilles comprises, une « mise-sous-relation » brutale, massive et accélérée de presque toutes les cultures, civilisations, imaginaires, conceptions du monde … etc. Le phénomène de « créolisation » est une situation anthropologique inédite qui produit sans cesse du nouveau, de l’imprévisible, de l’inattendu. Ce n’est pas un simple métissage, c’est un précipité ouvert aux surgissements. Son principe actif est « la Relation ».
Si le fait relationnel n’est pas pensé, il est subi, et on reste simplement sous-relation sur le mode intégriste, identitaire énervé, ou simplement passif. S’il est pensé, surtout vécu comme le veut la poétique glissantienne, il permet d’accéder à « l’imaginaire de la Relation », qui est un « état créatif » dans la complexité irréductible du Tout-monde. L’imaginaire de la Relation est une manière d’exister en création, dans les fluidités du Tout-monde. « Relation » recouvre donc à la fois la désignation du fait relationnel et celle d’une manière de le vivre en création.
En quoi la Relation se distingue-t-elle de l’identitarisme ?
Les colonialistes occidentaux ont exacerbé la notion identitaire. Avec eux, ma peau, ma cuture, ma civilisation, ma langue, ma religion, mes valeurs… sont devenues des armes de destructions massive et de domination. Les colonisés ont résisté à cette agression en utilisant ces mêmes exacerbations identitaires, et ces pratiques nous fatiguent encore aujourd’hui. Néanmoins, le fait relationnel est en œuvre. L’Europe n’est plus au centre du monde. Les anciens empires sont effilochés. Ce qui domine encore les imaginaires, c’est « l’intention occidentale », ses valeurs capitalistes, sa religion néolibérale. Les rebelles ne savent pas lutter contre cette domination par l’imaginaire, ils ne connaissent que les anciennes formes de lutte.
« Le capitalisme et son hystérie néolibérale ont réduit la politique à l’économie »
Seul un imaginaire de la Relation peut le faire, c’est pourquoi il faut lire Glissant comme on lirait un « Guerrier de l’imaginaire ». On sort du « fait relationnel » et on accède à la Relation lorsque l’accomplissement individuel ou collectif se soucie de l’accomplissement de l’Autre, tout l’Autre, humain et non-humain, tout le vivant. Se construire un imaginaire de la Relation demande que nous délaissions tous les « devenirs dominants » auxquels nous assigne l’intention capitaliste occidentale, et que nous assumions les « devenirs minoritaires », condition-nègre, condition-femme, animaux, nature, tout ce qui est offusqué par la gloire dominante. Ces devenirs minoritaires sont la condition d’un vrai accomplissement.
En quoi se distingue-t-elle du multiculturalisme ?
Le multiculturalisme juxtapose des absolus. La créolisation emporte tous les absolus dans un précipité imprévisible. La Relation ouvre un rapport imprévisible entre des entités individuelles ou collectives, qui deviennent avec elle évolutives et changeantes. Dans la Relation, la diversité, les richesses nationales, linguistiques, religieuses, sont des biens communs pour tous les humains de cette planète, et se doivent d’être préservées par tous. Si mes richesses culturelles sont le bien de tous, alors on peut être certain qu’elles seront protégées par tous, et au nom de tous, Si je me referme dessus, en devenant l’unique gardien, alors je m’asphyxie tandis que le fait relationnel progresse. On peut se proclamer « multiculturel » et se refermer sur une mosaïque de petits absolus, cela est impossible avec un imaginaire de la Relation.
En quoi le poétique est-elle indispensable à la politique ?
Le capitalisme et son hystérie néolibérale ont réduit la politique à l’économie. La « valeur-économie » est devenue centrale. Tout est traité dans la logique des horreurs économique. Les politiques mises en œuvre ne sont plus destinées au « mieux-être » ou au « mieux vivre » humain. Elles sont sinon inhumaines, mais « deshumaines ». Tout le vivant est réifié. Le poétique ramène l’humain au centre de l’affaire, mais un humain restitué humblement au vivant. Dans ce nouvel humanisme, la densité prosaïque est au service de la densité poétique. Cette approche est infiniment « Politique », elle supprime tout oxygène aux « devenirs dominants » qui nous sont imposés.
Vous évoquez également l’avenir des DOM. Une indépendance de la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane est-elle possible ?
Les politiciens et les intellectuels français s’accommodent de cet archaïsme colonial que sont les conditions-DOM-TOM. Ces peuples sans Etat sont déresponsabilisés, administrés depuis des milliers de kilomètres par des technocrates froids, des colonialistes attardés ou des paternalistes à bonne conscience. C’est effrayant. Une poétique de la Relation libère les peuples ! Elle se soucie de leurs accomplissements, de leurs capacités à création et à initiatives. Elle répare systématiquement ce que le colonialisme a abimé durant des siècles.
Quelles seraient les conditions de cette libération ?
La Constitution française est obsolète à plusieurs titres, mais il lui reste à admettre que la France est désormais une entité multi-trans-culturelle, c’est à dire relationnelle. Admettre que la « République une et indivisible » est une absurdité parce que le Tout-monde est multiple et protéiformes. Que les éclatements, les imprévisibles, les agglutinations, les incertains et les mélanges, demandent une fluidité de « République unie ». L’union seule est capable de mettre en musique des multi-trans-diversités. Une nation-Relation n’a pas d’Outre-mer, mais des réseaux de partenaires responsables et d’alliances souveraines..