Entretien avec Lyonel Trouillot. Propos recueillis par Faubert Bolivar pour Madinin-Art
Bien souvent déterminé par le marché éditorial des pays occidentaux, notre regard sur la littérature haïtienne contemporaine ne porte pas toujours aussi loin qu’il le devrait. Quand nous savons que ce qui vaut pour la littérature vaut aussi pour tout le reste, nous pensons qu’il est important que nous prenions l’habitude d’aller à la rencontre d’Haïti, en Haïti. C’est dans cette optique nous avons rencontré l’écrivain Lyonel Trouillot, qui vient de signer son accession à la direction éditoriale de C3 avec sept (7) nouveaux titres et deux (2) rééditions1.
Lyonel Trouillot, bonjour. Vous êtes écrivain. En France, vos romans sont publiés chez Actes Sud. Mais vous êtes aussi connu comme un intellectuel engagé et, les deux vont de pair, activiste culturel. Vous avez créé les Vendredis littéraires qui existent depuis plus de vingt ans, et il y a une dizaine d’années, les Ateliers du jeudi soir. Vous venez de prendre la direction éditoriale d’une jeune maison d’édition haïtienne, C3. A ce titre, vous venez de lancer les premiers ouvrages choisis par vos soins. L’on y retrouve des auteurs de première importance comme René Depestre, René Philoctète, Syto Cavé…Dites-nous ce qui vous a poussé à endosser cette nouvelle responsabilité.
Le réel nous interpelle de telle sorte en Haïti qu’il convient de fédérer les « énergies positives ». Je n’aime pas cette expression quelque peu galvaudée. Mais il y a, dans tous les domaines, des choses à faire. Et je n’ai ni le temps ni l’envie de me chercher des raisons de ne pas agir. Spécifiquement, dans le domaine de l’édition, un secteur actif, si l’on peut venir en soutien à une initiative comme C3, pourquoi ne pas le faire ? Des maisons d’édition offrant un travail de qualité, dans le choix des œuvres et leur présentation, cela fait partie d’un enjeu plus global : Créer et pérenniser des instances de valorisation et de légitimation en Haïti.
Depuis quelques années nous assistons à la création tous azimuts de maisons d’édition en Haïti. Elles sont dans beaucoup de cas créées et dirigées par des jeunes, souvent dynamiques. Pensez-vous qu’Haïti avait besoin d’un éditeur tel que vous ?
J’ai grandi sous la dictature des Duvalier, et mes amis et moi ne savions pas que nous étions des jeunes. Nous pensions à la survie quotidienne, à trouver des moyens de ruser avec la dictature, pour exister, s’exprimer, agir, rire. Notre vision du lendemain ne s’étalait pas sur des années. J’avoue avoir du mal avec cette catégorisation. Dieudonné Fardin, les Tardieu, Fred Brutus (le créateur et PDG de C3), Jocelyne Trouillot-Lévy, Claude C. Pierre et d’autres que j’oublie, ont tous passé la cinquantaine. Les maisons qu’ils dirigent, à l’exception des éditions Fardin, sont récentes. C’est un secteur actif, avec des éditeurs de différentes classes d’âge. Cela fait une variété dans les approches et les choix. Et je crois que ce n’est pas une mauvaise chose si se dessinent des lignes éditoriales. Cela ne peut que servir auteurs et lecteurs par la libre circulation d’œuvres différentes dans les choix esthétiques et les visions du réel.
Vous avez réédité « Hadriana dans tous mes rêves », de René Depestre. Vous avez expliqué qu’il était important pour vous de rapatrier les classiques « haïtiens » édités ailleurs. Nous avons pensé à Jacques-Stephen Alexis, dont les ouvrages ont été publiés chez Gallimard. L’idée, bien compréhensible, de ramener en Haïti les ouvrages d’auteurs haïtiens ou d’origine haïtienne, voudrait-elle dire que la scène de la littérature haïtienne n’est pas en Haïti, ou que la littérature haïtienne évolue sur plusieurs scènes ?
La scène principale de la littérature haïtienne est Haïti. Il y a des auteurs haïtiens qui ont vécu et publié à l’étranger, ou qui vivent et publient à l’étranger. Il y en a qui vivent en Haïti et publient (aussi) à l’étranger. La littérature haïtienne, littérature ici au sens large, est vieille de plus de deux cents ans. Il y a beaucoup de textes publiés à l’étranger ou publiés en Haïti mais aujourd’hui épuisés auxquels le lecteur vivant en Haïti n’a pas accès. On les trouve dans les bibliothèques publiques, mais c’est une grosse partie du patrimoine littéraire intellectuel que le lecteur qui le voudrait n’a pas immédiatement sous la main. Il s’agit simplement de lui offrir cette part de son patrimoine à un prix abordable. Cela n’a pas grand-chose à voir avec la condition littéraire, les enjeux de la production intellectuelle, la réception des œuvres, les rapports de l’écrivain à la cité, toutes choses qui constituent la scène littéraire haïtienne. Dans ma modeste carrière d’écrivain, de critique et d’éditeur, j’ai pu voir comment Haïti décide pour elle-même et combien les questions littéraires sont dans la vie haïtienne. Il y a sans doute une scène parallèle en dehors d’Haïti et des stratégies de positionnement. Mais ceci ne trouble pas plus que ça la vie littéraire en Haïti. Je crois que, pour l’écrivain haïtien, c’est à Port-au-Prince que ça se joue. Il ne faut pas prendre les quelques noms que l’on connaît à l’étranger pour la littérature haïtienne. Tous genres confondus, Haïti publie trois cents titres par an…
Vous avez, au nombre de vos premières publications, une perle rare, une œuvre à la fois inédite et posthume, « Entre les Saints des Saints », de René Philoctète. Ce grand poète et écrivain haïtien qui nous a quittés en 1995, compagnon de route de Frankétienne qui se passe désormais de présentation, n’est pas très connu en dehors d’Haïti et même de moins en moins connu en Haïti où semble triompher une écriture sans mémoire, davantage axée sur le vedettariat, l’urgence du paraître que sur le travail de réflexion critique. Voudriez-vous prendre le temps de nous parler de René Philoctète, de ce qu’il représent…ait ou devrait représenter pour les Haïtiens ?
Laissez-moi dire que, contrairement à votre affirmation, Philoctète, Ti René pour les intimes, est bien présent dans la vie littéraire haïtienne. Voilà qui illustre bien la différence entre la scène haïtienne et la vision qu’on peut en faire quand on ne connaît que le peu qui se passe dans le milieu éditorial français. Quelle soirée littéraire sans au moins une référence à Philoctète, la lecture d’extraits de Margha, de Les tambours du soleil ou de Ces îles qui marchent ! La création, l’année dernière du prix René Philoctète de la poésie, une anthologie de sa poésie, aujourd’hui ce roman attendu par un large public.C’est le travail de militants et d’activistes qui ont multiplié les événements. Mais c’est aussi la nature et la portée de l’œuvre. Philoctète est l’écrivain de la condition des humbles en étant aussi l’écrivain et le poète du rêve haïtien d’une condition plus humaine pour tous. Critique et généreuse, l’œuvre de Philoctète nous accompagne dans nos souffrances imposées par l’histoire et des formes abjectes de domination de quelques uns sur le grand nombre tout en gardant confiance dans l’avenir. Son œuvre, c’est notre épopée des humbles. Il y a aussi qu’il a tant donné comme lecteur, conseiller, ami de ceux qu’il a vus entrer en écriture. Michel Soukar, Robert Manuel, moi-même ; tant d’autres, nous avons eu droit à son attention, à sa lecture critique et généreuse de nos premiers écrits.
Comment ou qu’avez-vous fait pour retrouver le roman de René Philoctète que vous avez publié ?
La complicité et la confiance de son fils, le peintre Richard Philoctète.
Parlons un peu d’Haïti autrement qu’à travers le prisme de la création littéraire, monsieur Trouillot. En rééditant « Les racines historiques de l’Etat duvaliérien » de feu votre frère, Michel Rolph-Trouillot, anthropologue aux travaux réputés, chercheriez-vous à démontrer l’insolite ou l’insolente actualité de cet ouvrage paru pour la première fois en 1987. Cela voudrait-il dire que le réel haïtien gagne encore à être pensé ? Est-ce le message que vous entendez faire passer en créant la collection « Pensée critique » ?
Ni moi ni la maison ne cherchons à démontrer quoi que ce soit en rééditant ce classique. L’œuvre parle d’elle-même. Et tout réel gagne toujours à être pensé. Ou plus exactement, plus les gens comprennent le réel, plus ils se forgent des outils pour le transformer. Dans la collection « pensée critique », il s’agit pour nous de publier des œuvres qui, sans concessions, contribuent à une lecture critique des conditions de production des problèmes haïtiens. Il y en a. Certaines sont connues comme « Les racines… », d’autres moins connues. Et d’autres n’ont pas encore été publiées. Nous comptons donc dans cette collection publier des classiques et des inédits.
« Il n’est pays que de bonté ». Quel beau titre ! C’est un des livres de poésie que vous publiez. Il est de Paul-Harry Laurent. Dans certains cercles, on dit que c’est un grand poète. Ou un vrai poète. Je ne sais pas le qualificatif que vous utiliseriez. Ce que je sais, c’est que ce poète n’est connu que parmi les « initiés ». C’est étrange, non ?
Injuste plus qu’étrange. Paul-Harry Laurent n’est pas dans cette culture aujourd’hui très active de la mise en scène de l’auteur dans le cadre de stratégies de représentation. Il écrit et il vit. Dans la collection « poésie », nous ne comptons pas publier des images ou des légendes qui font qu’on va vers l’œuvre parce que l’auteur est devenu une sorte de vedette. Nous publions des textes. De préférence d’auteurs exigeants. La poésie est un genre majeur en Haïti. Nous devons ce respect à la tradition de l’exigence, loin de toute « poétisation » aux fins de promotion personnelle.
Lyonel Trouillot, la dernière fois que nous vous avons vu en Martinique, c’était en 2013, pour recevoir le Prix Carbet. Je sais que vous vous rendez plus souvent en Guadeloupe où a lieu le Congrès international des écrivains de la Caraïbe. Espérons-nous vous revoir bientôt au pays de Xavier Orville ? Je dis Orville car il a été reçu aux Vendredis littéraires. Vous savez que la Martinique c’est aussi le pays de Syto Cavé dont vous venez de publier une pièce inédite, Songe que fait Sarah…
Oui, Syto et la Martinique, c’est une vieille histoire d’amour. En tant que personne et éditeur, je plaide pour le resserrement des liens entre Haïti, la Martinique et la Guadeloupe. Nous avons des choses à nous dire et nous devons créer des structures, instances, activités autonomes nous permettant d’échanger. Nous devons mettre en place des stratégies de connexion.
Propos recueillis par Faubert BOLIVAR pour Madinin-art
1René Philoctète, Entre les Saints des Saints (roman) ; Michel-Rolph Trouillot, Les racines historiques de l’état duvaliérien (essai, réédition) ; René Depestre, Hadriana dans tous mes rêves (roman, réédition) ; Lyonel Trouillot, Agase Lesperans et Histoires simples II (roman et récit) ; Syto Cavé, Songe que fait Sarah (Théâtre) ; Faubert Bolivar, Une pierre est tombée, un homme est passé par là (Poésie) ; Paul-Harry Laurent, Il n’est pays que de bonté (Poésie) ; Mélissa Béralus, Alarive lavi (Poésie).