— Par Jean-Pierre Han —
La Résistible Ascension d’Arturo Ui, de Bertolt Brecht. Mise en scène de Katharina Thalbach. Comédie-Française, Place Colette, Paris 1er, à 20 h 30, en alternance. Jusqu’au 30 juin. Tél. : 01 44 58 15 15.
En décidant de faire entrer la Résistible Ascension d’Arturo Ui au répertoire de la Comédie-Française, Éric Ruf se doutait-il que les représentations commenceraient à peine un mois avant les élections présidentielles qui voient la menace de ce que dénonce Brecht (la peste brune) se faire de plus en plus précise ? Si hasard il y a, il est forcément objectif ! La pièce écrite par Brecht en 1941 faisait directement référence au nazisme qui l’avait contraint à s’exiler, en Finlande d’abord où il rédigea son texte en trois semaines, aux États-Unis ensuite. La fable qu’il invente décalque très exactement les faits et gestes qui menèrent Hitler et ses sbires au pouvoir. En France, c’est Jean Vilar qui créa Arturo Ui au TNP, en 1960. Voilà qui tom-bait fort à propos si on veut bien se rappeler ce qui s’y passait alors au plan politique. C’est-à-dire, en vrac et très rapidement, les problèmes soulevés par la guerre d’Algérie avec Michel Debré, le premier ministre du général de Gaulle, investi des pleins pouvoirs, la création du SAC (service d’action civique) de triste mémoire, mêlant dans ses rangs militants, gaullistes, policiers et truands… Avec en face, tout de même, le manifeste des 121 défendant le droit à l’insoumission, etc. La période, on le voit, n’était pas des plus réjouissantes, celle d’aujourd’hui ne l’est pas plus. Et l’apparition sur scène du gangster Ui dans sa très résistible ascension survenait alors et survient encore en ce mois d’avril on ne peut mieux.
À l’époque, en 1960, quelques mois seulement avant le travail de Jean Vilar (et de Georges Wilson), le Berliner Ensemble avait présenté sa propre version de la pièce, dans sa langue d’origine, dans la mise en scène de Peter Palitzsch au Théâtre Sarah Bernhard (devenu le Théâtre de la Ville). Aujourd’hui, c’est Katharina Thalbach, fille de Benno Besson, l’un des metteurs en scène les plus marquants du Berliner Ensemble fondé par Brecht et Hélène Weigel, et de la comédienne Sabine Thalbach, qui nous offre sa propre version de la Résistible Ascension d’Arturo Ui à la Comédie-Française, une version qui se veut la plus fidèle possible à l’esprit de Brecht et refuse toute actualisation et transposition comme l’ont fait Dominique Pitoiset avec Philippe Torreton cette saison même. Nourrie au lait du Berliner dès son plus jeune âge, formée par Hélène Weigel elle-même, interprète rendue célèbre dans un rôle important (Polly) dans l’Opéra de quat’sous, Katharina Thalbach, devenue une metteuse en scène aguerrie et reconnue aussi bien en RDA qu’ensuite en RFA, est ferme sur ses positions. Le résultat sur scène lui donne entièrement raison. Avec éclat.
C’est un spectacle qui affirme son identité brechtienne qu’il nous est donné de voir. On pourra toujours arguer le fait que, du coup, il est plutôt daté. C’est oublier que les comédiens du Français, qui se sont coulés dans le moule avec aisance, lui redonnent avec grande justesse une formidable vie. En même temps que l’occasion est belle de vérifier la pertinence toujours actuelle des propositions de Brecht. Pour la fidélité au travail du Berliner Ensemble, tout y est : de l’apparition du bonimenteur (Bakary Sangaré) annonçant ce qui va suivre à l’épilogue-mise en garde :
« Vous, apprenez à voir, au lieu de regarder,
Bêtement. Agissez au lieu de bavarder. (…)
… nul ne doit chanter victoire hors de saison ;
Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la chose immonde »…
(traduction initiale d’Armand Jacob, celle de la représentation au Français est signée Hélène Mauler et René Zahnd), et à la régulière apparition d’écriteaux rappelant la réalité des faits historiques en contrepoint de la fable inventée par l’auteur. Surtout à la manière qu’a la metteuse en scène Katharina Thalbach d’orchestrer sa partition au couteau, en ne laissant absolument rien au hasard et en dirigeant les comédiens aux visages ma-quillés et blafards à la perfection dans une chorégraphie (signée Glysleïn Lefever) élaborée avec intelligence. Car ce sont bien des marionnettes ou des acteurs de cirque ou de foire qui sont jetés sur une scène admirablement pensée par le scénographe Ezio Toffolutti (également créateur des costumes) avec lequel elle a souvent travaillé, tout comme son père, Benno Besson.
Soit une énorme toile d’araignée sur et dans laquelle les comédiens vont évoluer, pris au piège ou mis en danger en son centre névralgique. Ce n’est pas tant cette idée de la toile d’araignée (qui aurait pu n’être qu’une idée) qui est remarquable que sa continuelle utilisation tout au long du spectacle. C’est dans cette toile, verticale ou horizontale selon les plans-séquences, que se débattent avec une énergie communicative les comédiens, tous réunis autour de la présence extraordinaire de Laurent Stocker, Arturo Ui, petit gangster à l’allure chaplinesque, mèche et petite moustache à la Hitler, avec ses tics et ses contorsions d’enfant gâté jusqu’à l’hystérie. Sa composition fera date alors qu’il entraîne dans son lugubre et dérisoire sillage tout le reste de la distribution, garde rapprochée en tête (Thierry Hancisse en Ernesto Roma/Röhm, Serge Bagdassarian en Manuele Gori/Göring, Giuseppe Gobbola/Goebbels – Jérémy Lopez –… face au vieil Hindsborough/Hindenburg – Bruno Raffaelli), mais c’est bien l’ensemble de la distribution qu’il faut saluer pour ce travail d’une rare cohérence et d’une redoutable efficacité.
Jean-Pierre Han dans les Lettres françaises du 12/04/2017