La société civile doit exiger l’abolition de cet inutile ‘’symbole décoratif’’
— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
–Le torchon brûle, encore une fois, à l’Akademi kreyòl ayisyen (AKA). Dans le microcosme mutique de l’AKA, la nouvelle de la démission de l’anthropologue et académicienne Rachel Charlier Doucet n’a pas été suivie de commentaires analytiques publics de la part de ses destinataires sur les motifs allégués. Daté du 10 août 2024, le courriel par lequel Rachel Charlier Doucet a annoncé sa démission aux membres de l’Akademi kreyòl ayisyen a pour titre « Demisyon Akademysyen Rachelle Charlier Doucet » et le motif de démission évoqué est formulé comme suit : « Mwen pa kapab fonksyone nan yon estitisyon ki pa kapab rekonèt prensip, ni fè manm li yo respekte prensip sa yo ». Les « prensip » auxquels il est fait allusion ne sont ni identifiés ni explicités dans le courriel de la démissionnaire… Par courriel en date du 16 août 2024 adressé au Conseil d’administration de l’Akademi kreyòl ayisyen, nous avons sollicité sa version à propos des motifs allégués par l’académicienne démissionnaire : notre courriel est resté sans réponse…
Il y a lieu de souligner qu’en amont du présent article, une recherche documentaire ciblée n’a pas permis de retracer le moindre article scientifique publié par Rachel Charlier Doucet à titre de membre ou au nom de l’Akademi kreyòl ayisyen entre 2018 et 2024. Il faut toutefois rappeler qu’avant de rejoindre l’AKA en 2018, et au cours des années subséquentes, Rachel Charlier Doucet a publié des articles de premier plan qui n’ont aucun lien avec l’AKA. Dans ses domaines de compétence reconnus et en dehors de l’Akademi kreyòl ayisyen, Rachel Charlier Doucet est l’auteure de la remarquable étude « Les représentations sociales des langues chez les parents d’élèves, les élèves et les agents d’éducation » parue dans le livre « L’aménagement linguistique en salle de classe / Rapport de recherche » (ministère de l’Éducation nationale/Ateliers Grafopub, 2000), et de « Anthropologie, politique et engagement social. L’expérience du Bureau d’ethnologie d’Haïti » (Gradhiva, revue semestrielle d’anthropologie et de muséologie, nouvelle série numéro 1, mai 2005 – Dossier « Haïti et l’anthropologie », Paris, Musée du Quai Branly). Les « Actes du forum international sur les traces de nos ancêtres amérindiens » ont été publiés en 2015 sous la direction de Rachel Charlier Doucet (Fondation Odette Roy Fombrun pour l’éducation, Pétion-Ville, Haïti). Elle a également publié « Vulnérabilité. Pour une sociologie du risque en Haïti et en République dominicaine », article paru dans « Catastrophes et environnement » sous la direction de Laënnec Hurbon (Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, mai 2019).
Une nouvelle convulsion « implosive » à l’Akademi kreyòl ayisyen ou un fait divers ?
La démission de Rachel Charlier Doucet exprime sans doute la survenue d’une nouvelle convulsion « implosive » à l’Akademi kreyòl ayisyen ainsi qu’un malaise chronique repérable dès les débuts de cette micro-structure en 2014. Cette nouvelle démission à l’AKA interpelle des questions de fond par-delà un « fait divers » qui, comme tel, ne mériterait même pas que l’on s’y arrête. Mais sachant qu’il ne s’agit pas d’un « fait divers » mais bien d’un malaise chronique, il s’avère utile de fournir un éclairage analytique sur la démission de Rachel Charlier Doucet, une intellectuelle saluée pour ses compétences académiques mais qui est désormais démissionnaire d’une micro-structure en coma perpétuel, l’Akademi kreyòl ayisyen, alors même que celle-ci, depuis 2014, s’efforce infertilement d’exister. Nombre de questions se profilent dès lors. Est-il utile d’ausculter les motifs allégués ayant conduit à la démission de Rachel Charlier Doucet d’une micro-structure, l’AKA, dont l’action, on l’a maintes fois constaté, est nulle à l’échelle nationale ? Est-il nécessaire de s’interroger sur une nouvelle démission survenue dans le landerneau d’une micro-structure, l’AKA qui, depuis sa création prématurée en 2014, n’a publié –à l’exception de deux « Résolutions » fort controversées relatives à la graphie du créole–, aucun article scientifique, aucun ouvrage de référence dans l’un des domaines de recherche et d’intervention sur le créole haïtien (syntaxe, phonologie, morphologie, sémantique, lexicologe créole et lexicographie créole, dictionnairique, jurilinguistique, démolinguistique, didactique et didactisation du créole) ? Est-il fécond de réfléchir à haute voix sur le rachitisme avéré de la « pensée » linguistique et de l’action étroitement catéchétique de l’Akademi kreyòl ayisyen qui, on l’a constaté à plusieurs reprises, n’a apporté aucune contribution identifiable à l’élaboration d’une linguistique haïtienne de haute qualité scientifique, rassembleuse et citoyenne ? Est-il utile de fournir un éclairage analytique sur le fait avéré et mesurable que de 2014 à 2024 l’AKA n’a ni conceptualisé ni mis en œuvre, à l’échelle nationale, un vaste programme d’aménagement du créole dans l’Administration publique haïtienne, dans les écoles et les universités, dans les médias, dans les associations professionnelles telles que l’APKA (Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti, l’APB (Association professionnelle des banques), la FBH (Fédération des Barreaux d’Haïti), l’AHTH (Association hôtelière et touristique d’Haïti, l’APA (l’Association des producteurs agricoles), etc. ?
Sur le mode d’une synthèse analytique, le présent article présente un éclairage documenté sur cet ensemble de questions afin de mettre en perspective la démission de l’anthropologue Rachel Charlier Doucet. Il s’agit pour nous, loin de toute approche pavlovienne ou mimétique du débat d’idées, de donner à voir objectivement ce que signifie la nouvelle convulsion « implosive » qui affecte une micro-structure, l’AKA, déjà entachée de plusieurs scandales, entre autres les conflits d’intérêt, les dérives administratives, le népotisme et la corruption (voir l’article de Michel DeGraff, membre fondateur et « démissionné » manu militari de l’AKA, « Lèt tou louvri pou akademisyen nan Akademi kreyòl ayisyen » (Potomitan, 17 février 2018). Il y a lieu de rappeler qu’en réponse à ce réquisitoire de 17 pages de Michel DeGraff, l’AKA n’a publié qu’une sibylline « Note publique » d’une seule page. Datée du 8 mars 2018 et portant la signature de Pauris Jean Baptiste, président du Conseil d’administration de l’AKA, cette note consigne, sans apporter la moindre preuve, de graves accusations contre le controversé et conflictuel linguiste du MIT Haiti Initiative mis en cause pour de prétendus actes de forfaiture. Dans sa « Note publique », l’Akademi kreyòl ayisyen expose que les « accusations » de Michel DeGraff sont d’une extrême gravité et qu’elles « sont allées trop loin » ; en conséquence, le Conseil d’administration de l’AKA « a décidé d’entreprendre des démarches légales relatives aux menaces publiques que l’académicien Michel DeGraff a proférées dans ses publications en attendant qu’une assemblée générale se prononce sur cette situation »… Dans un pays où règne la corruption systémique et l’impunité, dans une société assautée par les « bandits légaux » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, cette ténébreuse affaire n’a pas eu de suite avérée, et l’AKA n’a publié, de mars 2018 à août 2024, aucun document attestant qu’elle aurait pris des mesures destinées à éradiquer les dérives administratives, le népotisme et la corruption en son sein… De même, au pays de la complaisance impunitaire et du « kase fèy kouvri sa », l’Akademi kreyòl n’a à aucun moment ouvertement contesté l’appui public de Michel DeGraff au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste via sa répétitive promotion du PSUGO (voir l’article de Michel DeGraff dans la Revue transatlantique d’études suisses, 6/7, 2016/17 : « La langue maternelle comme fondement du savoir : l’initiative MIT-Haïti : vers une éducation en créole efficace et inclusive ». Dans cet article, Michel DeGraff prétend qu’« Il existe déjà de louables efforts pour améliorer la situation en Haïti, où une éducation de qualité a traditionnellement été réservée au petit nombre. Un exemple récent est le Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (PSUGO) lancé par le gouvernement haïtien en 2011 dans le but de garantir à tous les enfants une scolarité libre et obligatoire. » Dans une vidéo mise en ligne sur YouTube au cours du mois de juin 2014, Michel Degraff soutient, sans révéler ses sources ni fournir de preuve irréfutable, que 88 % des enfants vont à l’école grâce au PSUGO : « Gras a program Psugo a 88 pousan timoun ale lekòl »…
Au chapitre du nécessaire diagnostic des dérives administratives, du népotisme et de la corruption repérables dans la gestion opaque et le mode de gouvernance de l’Akademi kreyòl ayisyen, l’ex-académicien Frenand Léger aurait pu fournir dès 2018 une analyse de premier plan. L’on observe toutefois qu’il ne l’a pas fait en 2018, qu’il a curieusement choisi à cette époque de taire les raisons pour lesquelles il a lui aussi démissionné de l’AKA en 2018. De 2018 à 2021, il s’est gardé de toute critique publique des dérives administratives, du népotisme et de la corruption à l’AKA alors même qu’il avait auparavant ardemment plaidé pour la création de l’Académie créole (voir son article « Création de l’Académie du créole haïtien : futilité ou utilité sociale ? », AlterPresse, 29 octobre 2011). Cet article mérite d’être lu avec la meilleure attention car il comprend quelques pertinentes séquences d’analyse de la situation linguistique haïtienne en dépit de plusieurs affirmations hasardeuses et douteuses qui, en raison d’un parti-pris essentiellement idéologique, contredisent et le « Préambule » et les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. Toutefois l’on observe qu’en 2021 Frenand Léger a publié un article courageux et fort détaillé dans lequel il a dénoncé « kèk konpòtman anti pwofesyonèl plizyè akademisyen manm komisyon syantifik AKA te afiche pandan travay sou dosye òtograf la » ainsi que les luttes fratricides de pouvoir entre le Conseil de l’Akademi kreyòl et le Secrétariat exécutif de l’AKA. Frenand Léger expose le constat que « Depi premye lane ouvèti ofisyèl AKA a, deriv enstitisyonèl grav te koumanse » ainsi que les magouilles ayant affecté les travaux de la ci-devant « Commission scientifique » de l’Akademi kreyòl… Publié en juin 2021 dans l’ouvrage collectif « Langues créoles : description, analyse didactisation et automatisation » (Presses universitaires de la Méditerranée, Université Paul Valéry, Montpellier, 2021), cet article a pour titre « Wòl ak kontribisyon Akademi kreyòl ayisyen nan « devlopman syantifik » lang kreyòl la ». En dépit de ses qualités analytiques, cette contribution de Frenand Léger sur les mécanismes de perduration du cul-de-sac systémique de l’AKA au plan scientifique ne parvient pas à dépasser l’horizon d’une approche partielle et lacunaire de la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyòl ayisyen an » (voir plus bas l’argumentaire du juriste Éric Sauray, « Observations critiques sur la proposition de loi relative à la création d’une Académie du créole haïtien »). Selon l’approche de Frenand Léger –qui évacue totalement la nature juridique essentiellement « déclarative » de l’AKA–, il suffirait d’une bonne « feuille de route » pour que l’Akademi kreyòl soit enfin, un jour prochain, en mesure d’assurer une production scientifique… Cette pieuse et œcuménique comptine, en sus d’être une douce illusion, évacue totalement la dimension épistémologique absente des prétentions scientifiques de l’AKA. NOTE — Sur l’épistémologie, voir Claudia Stancati (Faculté des lettres, Université de Lausanne), « Histoire et épistémologie des sciences du langage », Cahiers du Centre de linguistique et des sciences du langage, 26/2022 ; voir aussi François Gaudin (Université de Rouen), « Éléments d’épistémologie et d’éthique pour les sciences du langage », PDF du cours « Épistémologie et éthique pour les SHS, 2021-2022. Voir également les Dossiers d’HEL [supplément électronique de la revue HEL : Histoire/Épistémologie/Langage] n°5, 2012, « La disciplinarisation des savoirs linguistiques. Histoire et épistémologie », numéro dirigé par Jean-Louis Chiss, Dan Savatovsky, Danielle Candel et Jacqueline Léon.
L’Akademi kreyòl ayisyen : naissance au forceps d’une « formidable machine à faire rêver » et d’un « symbole décoratif » (dixit Yves Dejean)
Il est attesté que l’Akademi kreyòl ayisyen bénéficie en Haïti et hors du pays d’un « prestige » aussi imaginaire que fictif, de l’ordre de l’illusoire, du factice et du conte des Mille et une nuits… Il est également attesté que l’AKA bénéficie d’une sorte d’« omertà passive » et d’une « myopie complaisante » à géométrie variable et répétitive –sur le mode du « kase fèy kouvri sa »–, dès lors que, au creux de la pensée critique, l’on entend inscrire au débat public les déclarations et les action de l’AKA. Au bavardeux musée de la sociologie haïtienne contemporaine qui collectionne aussi bien des objets perdus que des OVNIs virtuels, toute pensée critique est banalisée, stigmatisée ou diabolisée dès qu’il s’agit de faire le bilan critique documenté de l’AKA. S’il est vrai que cette « myopie complaisante » à géométrie variable et répétitive se donne à voir dans d’autres domaines que celui du créole, l’on observe que l’« omertà passive » fonctionne à plein régime en ce qui a trait à l’AKA, le créole étant aveuglément idéalisé sur le registre de l’identité nationale. Pour certains créolistes et opérateurs culturels, le créole EST l’identité nationale haïtienne, celle-ci ne se définit essentiellement que par rapport au créole. Et en raison de cette vision essentialiste de l’identité nationale haïtienne, celle-ci est par essence monolingue et elle évacue toute autre dimension exprimant la pluralité de l’identité nationale, notamment ses dimensions sociologique, anthropologique, culturelle, historique, etc. Cette vision monolingue de l’identité nationale a été critiquée par le romancier et philosophe martiniquais Édouard Glissant dans les termes suivants : « On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres » (voir Lise Gauvin, « L’imaginaire des langues – Entretien avec Édouard Glissant », revue Études françaises, volume 28, numéro 2-3, automne-hiver 1992, « L’Amérique entre les langues »).
La vision monolingue de l’identité nationale, qui génère le nationalisme identitaire, est une vision qui promeut l’exclusion et le sectarisme : elle diabolise et/ou exclut de l’identité nationale haïtienne tout ce qui n’est pas de l’ordre du monolinguisme et d’une vision monolingue du monde. Chez les créolistes fondamentalistes et les Ayatollahs du créole, cette vision monolingue du monde fonctionne sur le mode du nationalisme identitaire ordonnant l’émission d’une « fatwa » catéchétique qui exclut tout ce qui a rapport à la langue française en Haïti –y compris l’Acte de l’Indépendance de 1804, y compris les 23 Constitutions haïtiennes, toutes les lois, tous les codes de procédure civile ainsi que les traités et conventions, la totalité de la littérature haïtienne d’expression française, les essais, les manuels scolaires et les livres d’histoire rédigés en français, etc. Cette vision de l’identité haïtienne est du ressort de l’idéologie, elle essentialise et amalgame langue créole + identité nationale, et à travers l’histoire d’Haïti elle a donné lieu à diverses dérives identitaires et politiques, de l’indigénisme coloriste au noirisme duvaliérien (voir notre article « Le livre ‘’Ayisyanite ak kreyolite’’ de Jean-Robert Placide ressuscite-t-il l’indigénisme racialiste duvaliérien sous les habits artificieux du « nouvo endijenis an evolisyon » ? », Madinin’Art, 23 mars 2024). NOTE – Sur les rapports entre langue et identité, voir Patrick Charaudeau, « Langue, discours et identité culturelle » paru dans Éla – Études de linguistique appliquée 2001/3-4, no 123-124. Voir aussi Koukoutsaki-Monnier Angeliki (Université de Haute-Alsace), « Pour une approche pluridimensionnelle de l’identité nationale », revue « ¿Interrogations ? », n°16, « Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (II), juin 2013. Voir également Pierre Lauret, « Identité nationale, communauté, appartenance. L’identité nationale à l’épreuve des étrangers » paru dans Rue Descartes 2009/4, no 66.
Comment l’idée de la création de l’Akademi kreyòl s’est-elle exprimée en Haïti ? Comment, sur le plan historique, a-t-elle pris corps ?
L’idée de la création d’une « Académie haïtienne » a été débattue par l’Assemblée constituante chargée de la rédaction de la Constitution haïtienne de 1987. Il est attesté qu’elle a été discutée sans faire appel à l’expertise pourtant connue de nos meilleurs linguistes de l’époque, en particulier les enseignants-chercheurs de la Faculté de linguistique appliquée Pierre Vernet et Pradel Pompilus. Alors même qu’elle a mené ses travaux de manière exemplaire et démocratique, il est attesté que cette Assemblée constituante, nourrie de la mythologie du « prestige » de l’Académie française (fondée en 1634 par le cardinal de Richelieu), avait fait sienne une conception à la fois naïve et utopique du rôle d’une Académie en Haïti. En consignant à l’article 213 de notre Charte fondamentale l’idée de la création d’une Académie –« Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux »–, l’Assemblée constituante de 1987 a sanctuarisé sa vision mythologique du rôle d’une Académie en Haïti sans tenir compte de l’opposition des linguistes haïtiens et, surtout, sans fournir un cadre juridique explicite d’aménagement linguistique découlant de la co-officialisation, à l’article 5 du texte constitutionnel, du créole et du français L’opposition de plusieurs linguistes haïtiens de premier plan à la création d’une « Académie haïtienne » chargée de « fixer la langue créole » s’est donc exprimée au fil des ans et à plusieurs reprises. Ainsi, en marge de la Journée internationale du créole, Le Nouvelliste de Port-au-Prince daté du 27 octobre 2004 consignait la position de Yves Dejean en ces termes : « Le linguiste Yves Dejean a abondé dans le même sens que [feu Pierre Vernet] le Doyen de la Faculté de linguistique appliquée (FLA). Nous n’avons pas besoin d’Académie de langue créole. Il faut financer les institutions sérieuses qui s’occupent de la langue créole ».
Dans un article très peu connu paru à Port-au-Prince dans Le Nouvelliste du 26 janvier 2005, « Créole, Constitution, Académie », Yves Dejean précise comme suit sa pensée au sujet de l’Académie créole : « L’exemple à ne pas suivre / Haïti n’a que faire de l’acquisition d’une « formidable machine à faire rêver » et d’un « symbole décoratif ». Dans le même article, il ajoute, au paragraphe « Mission impossible et absurde », que « L’article 213 de la Constitution de 1987 doit être aboli, parce qu’il assigne à une Académie créole, à créer de toute pièce, une tâche impossible et absurde, en s’inspirant d’un modèle archaïque, préscientifique, conçu près de 300 ans avant l’établissement d’une discipline scientifique nouvelle, la linguistique (…) On sait, à présent, qu’il est impossible de fixer une langue ; que les cinq à six mille langues connues constituent des systèmes d’une extrême complexité en dépendance de l’organisation même du cerveau humain et relèvent de principes universels communs propres à l’espèce ; que les changements dans la phonologie, la syntaxe, la morphologie, le vocabulaire ne sont pas à la merci des fantaisies et des diktats de quelques individus et d’organismes externes à la langue. » Au onzième paragraphe de son texte, « Non à l’article 213 », Yves Dejean écrit ceci : « Il faudra un amendement à la Constitution de 1987 pour supprimer l’article 213 qui voue le créole à une rigidité cadavérique et, donc, à la destruction et le remplacer par quelque chose d’utile au pays. Quoi par exemple ? Un service d’État doté de moyens financiers suffisants, afin de permettre à des chercheurs qualifiés de mener un programme de recherches, sans esprit normatif, sur tous les aspects du créole et aussi en relation avec son utilisation dans l’éducation, la communication, la diffusion et la vulgarisation des informations et de la science ».
Cette position de principe a été à nouveau signifiée par Yves Dejean en 2013 dans son livre-phare « Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2012) : « Ayiti bezwen tout kalite bon liv an kreyòl, bon pwofesè pou gaye konesans lasyans an kreyòl, bon pwogram radyo ak televizyon an kreyòl. Li pa bezwen okenn Akademi kreyòl pou sèvi l dekorasyon » (op. cit. p. 316). Il y a lieu de rappeler que l’opposition des linguistes Pierre Vernet et Yves Dejean au projet d’une Académie créole a non seulement été ignorée, mais elle a également fait l’objet de frauduleuses tentatives de détournement et de récupération… Cela s’est vérifié en particulier en ce qui a trait à la pensée de Yves Dejean. Ainsi, dans l’article publié le 25 juillet 2011 sur AlterPresse par le « Comité d’initiative pour la mise en place de l’Académie haïtienne » et annonçant la tenue prochaine d’un « Colloque sur la mise en place d’une Académie du créole haïtien », l’on retrouve à son insu le nom d’Yves Dejean parmi les signataires supportant le projet de ce « Comité d’initiative » alors même que ses prises de position publiques étaient connues…
Le bilan de l’action de l’Akademi kreyòl ayisyen (2014 – 2024), entre le rêve d’exister et l’allégorie d’un greffon avorté…
Au bilan des réalisations de l’Akademi kreyòl ayisyen, il y a au départ des malentendus et une ample confusion sur la nature et la mission de cette microstructure. Natif de Port-Salut, Éric Sauray, politologue, docteur en droit public et avocat au barreau du Val d’Oise en France, est l’auteur de l’article « Observations critiques sur la proposition de loi relative à la création d’une Académie du créole haïtien » paru sur son blog le 12 octobre 2012. Dans ce texte à large spectre et d’une grande portée analytique, ce juriste identifie les malentendus et les lacunes juridiques de la « Pwopozisyon lwa pou kreyasyon akademi ayisyen an », une « proposition » rédigée uniquement en créole. Cette « Proposition de loi » avait auparavant été élaborée par le « Comité d’initiative » pour la création d’une Académie baptisée « Académie du créole haïtien ». L’argumentaire d’Éric Sauray met en lumière les lacunes et les malentendus suivants : (1) « Une carence de l’État ne saurait justifier une initiative privée très peu modeste » ; (2) « Une proposition de loi ne peut être faite que par des parlementaires » ; (3) « La proposition est teintée de discrimination » ; (4) « Le comité d’initiative ne peut pas choisir les académiciens » ; (5) « L’Académie n’a pas d’ultimatum à fixer à l’État » ; (6) « La proposition de loi devrait être revue par des juristes de qualité ». (Pour mémoire : la « Lwa sou kreyasyon Akademi kreyòl ayisyen an » a été officiellement promulguée le 7 avril 2014.)
L’article d’Éric Sauray exemplifie la grande confusion établie dès le départ quant au rôle et au mandat de l’Académie créole, et cette grande confusion explique en partie le bilan parfaitement nul de cette microstructure qui, entre 2014 et 2024, n’a eu aucun véritable impact dans la société haïtienne et n’a mené aucune action mesurable et durable d’aménagement du créole dans l’espace public et/ou dans le système éducatif haïtien. Comme nous l’avons analysé dans notre article paru le 5 avril 2019 dans Le National, « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible », les termes mêmes de la mission de l’AKA, tels qu’ils figurent dans la « Lwa sou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » (Le Moniteur, 7 avril 2014), définissent son statut : l’AKA est une instance « déclarative » destinée à formuler des « propositions » et des « recommandations » sans pouvoir légal contraignant. Ainsi, dans la « Lwa sou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an », l’AKA a pour mandat de « faire tout le nécessaire », de « faire en sorte », de « soumettre des propositions ». Instance « déclarative » qui par nature ne peut faire que des « propositions » et des « recommandations », l’Académie du créole haïtien n’est pas une institution d’aménagement linguistique issue d’un énoncé de politique linguistique de l’État ciblant nos deux langues officielles, le créole et le français. À l’aune d’un bilan objectif de l’action menée par l’AKA depuis sa création, il est essentiel de prendre toute la mesure que la « Lwa sou kreyasyon Akademi kreyòl ayisyen an » consignée dans Le Moniteur du 7 avril 2014 est une loi déclarative, uniquement, qui n’accorde aucun pouvoir juridique d’aménagement linguistique à l’Académie créole (voir, là-dessus, notre article « Pour une académie créole régie par une loi fondatrice d’aménagement linguistique » (Potomitan, 26 novembre 2014).
De manière objective, c’est précisément dans les termes mêmes d’une contradiction de fait que résident les fondements de la nullité de l’action de l’Académie créole dans la société haïtienne : être une microstructure juridiquement définie comme une instance déclarative, qui ne dispose que d’un mandat déclaratif et, en même temps –« en vue de fixer la langue créole » (article 213 de la Constitution de 1987)–, vouloir poser des actions exécutives comme si l’AKA était une instance exécutive d’aménagement linguistique. De la sorte, l’Académie créole, de 2014 à 2024, a fonctionné sur le mode d’un petit lobby politico-linguistique, d’un microgroupe de pression quasi-privé dont l’action n’émane pas de l’État et n’est pas assumée par l’État. L’AKA se perçoit et se vit comme une institution d’État, mais par ses « recommandations » et ses « avis » déclaratifs, elle s’adresse –de l’extérieur du périmètre de l’État–, à un État qui lui fait la sourde oreille, car il n’est pas contraint par la loi d’appliquer les « recommandations » et les « avis » qui lui sont adressés par l’AKA (voir l’article « L’Académie du créole haïtien réclame le support de l’État », Le Nouvelliste, 1er mars 2018). Sur le plan juridique, les « recommandations » et les « avis » de l’Académie créole n’ont donc aucun pouvoir contraignant pour l’État. Cela se donne à voir, en termes de bilan, par l’analyse objective de l’action de l’Académie créole dans l’espace public et dans le système éducatif national.
L’Académie créole dans l’espace public
Dans l’espace public, l’Académie créole s’est donné pour mission, selon la « Lwa sou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » (7 avril 2014), de faire respecter les « droits linguistiques » des locuteurs haïtiens. Il en est ainsi de l’article 4 : « Li la pou garanti dwa lengwistik tout Ayisyen sou tout sa ki konsène lang kreyòl la ». Alors même que nulle part dans la « Lwa sou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an », les « droits linguistiques » ne sont définis, l’article 6-c de cette loi dispose que l’AKA « Pran tout dispozisyon pou ede popilasyon ayisyen an jwenn tout sèvis li bezwen nan lang kreyòl la ».
De manière liée, l’article 11-e stipule que l’AKA « Travay pou enstitisyon leta yo aplike Konstitisyon an nan piblikasyon tout dokiman ofisyèl yo nan lang kreyòl ». On l’aura noté, « Travay pou », « Faire en sorte que » : la régression obligataire est patente et elle tient à la nature uniquement déclarative de l’Académie créole qui se cantonne à des vœux là où le texte constitutionnel parle d’obligation de l’État à l’article 40. Autrement dit, l’AKA est dans l’impossibilité de promouvoir un processus de « légifération » afin de faire appliquer l’article 40 de la Constitution de 1987 qui, elle, en dehors de la sphère déclarative dans laquelle se cantonne l’AKA, pose une obligation explicite : « Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale (…) ».
Sur le plan juridique, en termes de bilan pour la période 2014 – 2024, l’Académie créole affiche des résultats tout à fait nuls puisqu’elle n’a pris aucune mesure juridiquement encadrée (elle n’en a pas le pouvoir légal), elle n’a mis en œuvre aucun programme connu visant « à garantir les droits linguistiques sur toutes les questions touchant la langue créole haïtienne » (article 4 de la « Lwa » de l’AKA). Il en est de même en ce qui a trait à l’application de l’article 11-e de la « Lwa » de l’AKA : cet article traite de la diffusion de tous les documents de l’État dans l’une des deux langues officielles du pays conformément à une interprétation amputée de l’article 40 de la Constitution de 1987 qui consigne l’obligation impartie à l’État de publier tous ses documents dans les deux langues officielles du pays. Ce sont là deux échecs majeurs de l’Académie créole que ne parviennent pas à éluder ni à masquer ses mini-actions rituelles, entre autres la célébration de la Journée internationale de la langue créole. Au plan institutionnel, ces deux échecs majeurs s’expriment notamment dans la réalité que les locuteurs haïtiens n’ont toujours pas droit à des services gouvernementaux en langue créole. C’est le cas par exemple des tribunaux, à tous les niveaux à travers le pays, qui instruisent leurs dossiers en français, en ayant recours à des textes de loi rédigés uniquement en français, et qui rendent des décisions légales consignées dans des documents rédigés uniquement en français. C’est également le cas de la totalité de l’Administration publique haïtienne qui, sauf de rares exceptions (un avis d’une direction, une note de presse…), produit la quasi-totalité de ses documents en français. Dans cette dynamique de l’usage dominant du français couplé à la minorisation institutionnelle du créole, le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti, fer de lance du processus de création de l’Académie créole et membre de l’AKA, continue de produire et de diffuser la quasi-totalité de ses documents administratifs uniquement en français et, à notre connaissance, aucun diplôme émis par l’Université d’État d’Haïti n’est rédigé en créole, l’une de nos deux langues officielles. Il est d’ailleurs fort révélateur que, dans le bilan consigné sur le site officiel de l’Académie créole, au chapitre « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 », aucune mention n’est faite des réalisations visant « à garantir les droits linguistiques sur toutes les questions touchant la langue créole haïtienne » (article 4 de la « Lwa » de l’AKA). Aucune mention n’est faite non plus des réalisations relatives à l’application de l’article 11-e de la « Lwa » de l’AKA en ce qui a trait à l’obligation de la diffusion de tous les documents de l’État dans l’une des deux langues officielles du pays selon une vision amputée de l’article 40 de la Constitution de 1987. S’il est vrai que le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » consigné sur le site officiel de l’AKA mentionne une abondante récolte de « réalisations » du type « Caravane de l’AKA », « campagnes de sensibilisation », « conférences débats » dans des institutions scolaires, « émissions radio-télé », il est avéré que ces présumées « réalisations », aussi virtuelles que cosmétiques, n’ont à aucun moment permis d’atteindre de manière mesurable et durable les objectifs ciblés par les articles 4 et 11-e de la « Lwa » de l’AKA.
L’Académie créole dans le système éducatif national
Dans l’espace public et dans le champ éducatif, les rectifications orthographiques proposées par l’Académie du créole haïtien le 1er juin 2017 ont été contestées à l’interne et à l’externe. Ainsi, dans un virulent réquisitoire paru sur le site Potomitan le 17 février 2018, « Lèt tou louvri pou akademisyen nan Akademi kreyòl ayisyen », le linguiste Michel Degraff, membre fondateur de l’AKA, s’insurge contre l’« entèdiksyon kont fòm kout nan premye vèsyon bilten Aka (oktòb 2016) selon desizyon inilateral pastè Pauris Jean-Baptiste (prezidan AKA) ». Auteur de deux lettres ouvertes à l’Académie créole, Michel Degraff a été dans un premier temps « suspendu » et par la suite brutalement (« macoutiquement ») exclu de l’AKA. En dehors de l’Académie créole, le linguiste « Lemète Zéphyr dénonce les lacunes de la résolution de l’Aka sur l’orthographe du créole » (Montray kreyòl, 19 juin 2017), tandis que le linguiste Renauld Govain analyse la position officielle de l’AKA dans son texte « Konprann ‘’Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen’’ an » (AlterPresse, 28 juin 2017). Il éclaire cette « Première résolution », précisant, entre autres, que l’Académie créole confond orthographe, alphabet et graphie : « Rezolisyon an manke jistès nan chwa tèminolojik li yo. Sanble li konfonn òtograf, alfabè, grafi yon pa, epi yon lòt pa, li konpòte tèt li tankou yon trete òtograf, jan nou kapab verifye sa nan dispozisyon 2, 4, 5, 8, 9. » Pour sa part, Christophe Charles, poète, éditeur et enseignant, membre de l’Académie créole, prend le contre-pied de la position officielle de l’AKA sur la graphie du créole dans un texte publié dans Le Nouvelliste du 26 octobre 2020, « Propositions pour améliorer la graphie du créole haïtien ». Au bilan de l’action de l’Académie créole destinée à « fixer » l’orthographe du créole, l’échec est là aussi de notoriété publique, et l’on ne retrouve nulle trace d’une analyse critique de cet échec sur le site officiel de l’AKA, en particulier dans le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » mis en ligne par l’AKA.
De manière plus essentielle, c’est à travers de « grands accords stratégiques » conclus entre l’AKA et le ministère de l’Éducation nationale que l’échec de l’Akademi kreyòl est le plus évident. Diverses sources documentaires (UNICEF, UNESCO) estiment de 3 à 4 millions d’élèves le nombre d’apprenants évoluant dans le système éducatif national : ce terrain représente donc tout « naturellement » un champ à investir pour une Académie qui, quoique dénuée d’un quelconque mandat exécutif, entend intervenir pour y… aménager le créole. C’est le sens de l’« Accord du 8 juillet 2015 » signé entre l’AKA et le ministère de l’Éducation nationale.
L’objectif principal de cet accord est ainsi libellé : « Atik 1. Dokiman sa a se yon Pwotokòl akò ki angaje ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (MENFP) ak Akademi kreyòl ayisyen an (AKA) sou fason pou yo kalobore pou pèmèt lang kreyòl la sèvi nan tout nivo anndan sistèm edikatif ayisyen an ak nan administrasyon MENFP. » À bien comprendre cet objectif, on constate qu’il y a ici encore confusion entre la nature essentiellement déclarative de l’Académie et ses prétentions exécutives : il s’agit de « permettre » l’utilisation de la langue créole à tous les niveaux du système éducatif et dans l’administration du ministère de l’Éducation –et non pas de rendre son usage obligatoire et d’encadrer pareil usage au plan didactique et juridique. La mesure annoncée n’est nullement contraignante ni mesurable, aucun règlement d’application n’ayant prévu les mécanismes de sa mise en œuvre pour laquelle d’ailleurs l’Académie créole n’a aucune ressource professionnelle permanente et de haute qualité, aucune infrastructure logistique destinée à en asseoir la mise en oeuvre et à en mesurer l’effectivité. Manifestement il s’est agi d’un accord cosmétique qui n’a produit aucun résultat mesurable, ce qui a donné lieu à la foudre colérique de l’Académie créole dirigée contre le ministère de l’Éducation nationale alors même qu’il est le partenaire de l’AKA : « Leurs flèches se sont aussi dirigées contre le ministère de l’Éducation nationale. Le problème linguistique en milieu scolaire, en abordant ce point avec un peu d’énervement, les académiciens estiment que le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) méprise et néglige l’apprentissage dans la langue créole. Pour eux, le MENFP devrait prendre des mesures adéquates pour que l’apprentissage soit effectif dans la langue maternelle. » (« L’Académie du créole haïtien réclame le support de l’État », Le Nouvelliste, 1er mars 2018.) Il faut surtout retenir, en termes de bilan de l’action de l’AKA, que celle-ci entendait agir, avec l’Accord du 8 juillet 2015, au titre d’une institution d’aménagement linguistique –ce qui n’est nullement prévu dans la « Lwa pou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » du 7 avril 2014. La confusion des genres –et surtout de mandat— est ici de première évidence : l’Accord du 8 juillet 2015 entre l’AKA et le ministère de l’Éducation a été l’occasion pour l’Académie créole de se draper de certaines attributions d’aménagement linguistique alors même que la « Lwa sou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » ne le lui permet pas (voir, là-dessus, notre texte « Accord du 8 juillet 2015 – Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale », Potomitan, 15 juillet 2015 ; voir aussi notre article « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible », Le National, 5 avril 2019) ; voir également notre article « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) », Le National, 18 janvier 2022). Encore une fois, le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » consigné sur le site officiel de l’AKA ne présente aucune évaluation analytique d’un si « grand accord stratégique » dont l’échec n’a pu qu’accentuer la solitude et l’inutilité d’une Académie absente du débat d’idées et isolée à l’échelle nationale. La vaine et volontariste prétention de l’AKA quant à son présumé leadership et à son virtuel et imaginaire rôle-phare de « référence » nationale n’a à aucun moment été démontrée alors même que, à l’article 5 de sa charte constitutive, il est stipulé que « Akademi Kreyòl Ayisyen an se referans pou lang kreyòl la nan peyi dAyiti, kit nan pale, kit nan ekri, nan enstitisyon leta kou prive ». Et tel que nous l’avons exposé au début de cet article, il est hautement significatif de constater qu’à l’exception de deux « Résolutions » fort controversées relatives à la graphie du créole, l’AKA n’a produit entre 2014 et 2014 aucun article scientifique, aucun ouvrage de référence dans l’un des domaines de recherche et d’intervention sur le créole haïtien (syntaxe, phonologie, morphologie, sémantique, lexicologe créole et lexicographie créole, dictionnairique, jurilinguistique, démolinguistique, didactique et didactisation du créole). Dans les domaines linguistique, didactique et pédagogique, l’Académie créole n’a produit aucun document scientifique connu du public et qui pourrait justifier sa prétention à un quelconque rôle-phare de « référence » nationale.
En résumé, le bilan analytique de l’action de l’Académie créole (2014 – 2024) est fort instructif. Il atteste l’existence d’une béante contradiction entre les termes de la « Lwa sou kreyasyon Akademi kreyol ayisyen an » (Le Moniteur, 7 avril 2014) et l’ensemble des initiatives prises par l’AKA qui, en dehors de son mandat légal déclaratif, a en vain tenté d’agir à titre d’une instance exécutive d’aménagement linguistique. L’« Accord du 8 juillet 2015 » signé entre l’AKA et le ministère de l’Éducation nationale n’a produit aucun résultat mesurable et il n’a pas donné lieu à une quelconque contribution à une politique linguistique éducative : c’est à ce niveau que se situe certainement l’un des plus amples échecs de l’Akademi kreyòl, à savoir son impuissance et son incapacité à contribuer à l’élaboration de la première Loi de politique linguistique éducative d’Haïti. Et l’usage normalisé et encadré du créole langue maternelle dans l’apprentissage scolaire demeure encore peu répandu dans le système éducatif national (voir notre article « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? », Le National, 11 novembre 2021 ; sur le même sujet, voir le remarquable article du linguiste Renauld Govain, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », revue Contextes et didactiques, 4/2014).
Le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » de l’Akademi kreyòl annonce la création d’un « Espas refleksyon akademisyen sou dokiman « Plan décennal d’éducation et de formation 2017-2027 » et il mentionne l’existence d’un document intitulé « Pozisyon AKA sou Plan desenal edikasyon ak fòmasyon 2017-2027 ». Sur le site officiel de l’AKA, à la section « Dokiman / Dokiman ofisyèl», nous n’avons trouvé nulle trace du présumé « Espas refleksyon » et encore moins celle d’un soi-disant document intitulé « Pozisyon AKA sou Plan desenal edikasyon ak fòmasyon 2017-2027 ». Toujours au chapitre du « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019, le site officiel de l’AKA annonce, en page d’accueil, être à l’étape de la « Preparasyon zouti referans tankou gramè, diksyonè jeneral, diksyonè jiridik ». Cette annonce volontariste, imaginaire et fictionnelle, qui est donc de l’ordre de l’illusoire, du factice et du conte des Mille et une nuits, n’a pas été suivie de résultats identifiables et mesurables consignés sur le site officiel de l’AKA. Sur le registre de telles « annonces » qui tendent à accréditer, frauduleusement, l’idée que l’AKA aurait lancé de vastes chantiers dans des domaines aussi spécialisés destinés à produire des « zouti referans tankou gramè, diksyonè jeneral, diksyonè jiridik », il est nécessaire et utile de rappeler le propos consigné dans le courriel de Rachel Charlier Doucet daté du 10 août 2024 : « Mwen pa kapab fonksyone nan yon estitisyon ki pa kapab rekonèt prensip, ni fè manm li yo respekte prensip sa yo ». À cet égard, l’hypothèse de la critique et du rejet par Rachel Charlier Doucet d’une fraude intellectuelle généralisée à l’AKA semble crédible et cohérente. Toutefois nous n’avons pas pu en confirmer la prégnance puisque le Conseil d’administration de l’Akademi kreyòl n’a pas donné suite à notre demande de renseignements. Il subsiste toutefois une incontournable question : une microstructure telle que l’Académie créole, dépourvue d’expertise connue en lexicographie, en didactique des langues, en dictionnairique et en terminologie juridique, est-elle en mesure de s’engager dans de si vastes chantiers et de produire des « outils de référence » alors même que sa Directrice scientifique a.i. et ses rares linguistes bénévoles n’ont aucune compétence connue dans l’un de ces champs et n’ont publié aucune étude scientifique, aucun livre de référence dans ces domaines de haute spécialisation ?
Le cheminement analytique consigné dans le présent article illustre bien le fait que la démission de Rachel Charlier Doucet témoigne de la survenue d’une nouvelle convulsion « implosive » à l’Akademi kreyòl ayisyen ainsi que d’un malaise chronique repérable dès les débuts de cette micro-structure en 2014. Cette nouvelle démission survenue à l’AKA est loin d’être un « fait divers » et elle interpelle une réflexion de fond sur les dérives administratives, le népotisme et la corruption repérables dans la gouvernance de l’AKA de 2014 à 2024. Il faut prendre toute la mesure que l’Akademi kreyòl ayisyen est absente des grands débats d’idées aujourd’hui en Haïti : à tous les étages de l’édifice social, sa présumée « pensée » linguistique et les actions qu’elle mène demeurent aussi volontaristes que fictives, factices et illusoires. Et hormis les rituels annuels du type « célébration de la Journée internationale de la langue maternelle », la contribution de l’AKA à l’aménagement du créole s’avère aussi déficiente que futile et intellectuellement rachitique. Le linguiste Yves Dejean avait déjà alerté sur l’inutilité d’une « formidable machine à faire rêver » et d’un « symbole décoratif »…
L’idée défendue par le linguiste Yves Dejean –l’abolition de l’article 213 de la Constitution de 1987–, est cohérente et crédible. Cette abolition devra toutefois être mise en œuvre avec la plus grande rigueur lors d’un amendement constitutionnel dont le processus est prévu dans notre Charte fondamentale, loin des magouilles et des tripatouillages trafiqués ces dernières années par des politiciens de tous bords en mal de légitimité. Cet amendement constitutionnel pourra être élaboré lorsque notre pays, une fois débarrassé des « bandits légaux » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, sera dirigé par un Exécutif légitime issu d’élections transparentes.
Il ressort de l’analyse amplement documentée dans le présent article que l’Akademi kreyòl n’a à aucun moment rempli la mission consignée à l’article 12 de la « Lwa sou kreyasyon Akademi kreyòl ayisyen an » qui devrait consister notamment à :
« a) Bay rekonesans piblik, rezilta rechech ak tout travay ki fèt sou lang kreyòl la tankou envantè, diksyonè, travay ou sentaks, tèminoloji, leksik, fonoloji, règleman sou òtograf ak lòt zouti enpotan pou lang nan » ;
« b) Bay rekomandasyon sou ankèt ak travay ki dwe fèt sou lang kreyol la tankou envantè, diksyonè, travay ou sentaks, tèminoloji, leksik, fonoloji, règleman sou òtograf lang nan, ak lot zouti enpotan pou lang nan ».
En toute rigueur, l’on observe qu’il serait vain, irréaliste et futile de vouloir « faire du neuf avec du vieux » ou de recycler de vieilles recettes, autrement dit de rendre l’Akademi kreyòl « présentable » sinon « vertueuse », voire « récupérable » et « fonctionnelle » en procédant au simple remplacement de ses actuels dirigeants. C’est le projet d’Académie créole lui-même qui est irréaliste et dénué d’emprise sur la situation linguistique haïtienne. C’est l’article 213 lui-même, comme l’a amplement exposé le linguiste Yves Dejean dans ses articles et dans ses livres, qui alimente l’illusion que le pays a besoin d’un « symbole décoratif » et d’une « machine à faire rêver ». L’expérience mesurable et documentée a bien montré que, de 2014 à 2024, l’Akademi kreyòl est une micro-structure tout à fait futile et inutile et qu’elle n’a même pas su remplir sa mission conformément à la « Lwa sou kreyasyon Akademi kreyòl ayisyen an ». Maintenir en vie l’AKA, même sous respiration artificielle, reviendrait à consacrer le culte myope de la futilité, de la complaisance politique et de l’impunité, ainsi que la perduration d’une micro-structure qui n’a pas su fournir des solutions constitutionnelles et durables à la société haïtienne dans le domaine linguistique.
Il ressort également de notre analyse-bilan que l’échec de l’Akademi kreyòl est total, multifacette et irréversible dans les conditions actuelles. La société civile organisée doit en tirer les conséquences et exiger sans délai :
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la démission immédiate du Conseil d’administration de l’Akademi kreyòl ;
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la démission immédiate du Secrétariat exécutif de l’Akademi kreyòl ;
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la démission immédiate du Conseil consultatif de l’AKA ;
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la démission immédiate de la totalité des membres constituant l’Assemblée des académiciens.
Dans le respect des articles 14, 15 et 17 de la « Lwa sou kreyasyon Akademi kreyòl ayisyen an » du 7 avril 2014, le Conseil d’administration de l’Akademi kreyòl devra, lors de la séance consacrée à sa dissolution, formuler une ultime recommandation formelle aux académiciens membres de l’AKA relative à la dissolution définitive de l’Akademi kreyòl.
Dans l’article que nous avons publié en Haïti le 23 septembre 2021 dans Le National, « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti », nous avons exposé l’idée centrale de la création, dans le cadre d’un État de droit restauré, d’une Secrétairerie d’État dédiée à l’aménagement linguistique, dirigée par un Secrétaire d’État avec rang de ministre et rattachée au bureau du Premier ministre.
Nous réitérons aujourd’hui ce plaidoyer afin que cette Secrétairerie d’État aux droits linguistiques soit fondée À L’INITIATIVE DES ORGANISATIONS HAÏTIENNES DES DROITS HUMAINS et dans la concertation avec plusieurs institutions haïtiennes, notamment la Faculté de linguistique appliquée, la Faculté de droit de l’Université d’État d’Haïti, la Faculté de droit de l’Université Notre-Dame d’Haïti, les associations d’enseignants, etc. En conformité avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, la future Secrétairerie d’État aux droits linguistiques, INSTANCE DOTÉE D’UN RÉEL POUVOIR EXECUTIF ET RÉGLEMENTAIRE, devra disposer d’un mandat explicite et sa mission consistera à mettre en œuvre, à veiller à l’application et à garantir l’effectivité de la première politique linguistique de l’État haïtien et de la première législation linguistique contraignante qui sera adoptée par le Parlement. Placée sous la tutelle administrative du Premier ministre, porte-parole de l’État et interlocuteur exclusif de toutes les institutions du pays dans son champ de compétence, cette Secrétairerie d’État aura la responsabilité de la coordination interinstitutionnelle, de la concertation, de la promotion et de la mise en oeuvre de la politique linguistique de l’État haïtien. Responsable de la cohérence des interventions gouvernementales en matière linguistique, elle devra également conseiller les autres ministères coresponsables de l’application de la future loi d’aménagement linguistique d’Haïti sur toute question relative à la politique linguistique de l’État.
Travailler à mettre sur pied la future Secrétairerie d’État aux droits linguistiques revient dès maintenant à INSTITUER UNE DYNAMIQUE qui, entre autres, permettra de contribuer à
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formuler les orientations générales de la politique d’aménagement linguistique de la République d’Haïti dans l’Administration publique et dans le système éducatif national ;
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définir le cadre législatif de l’aménagement des deux langues officielles du pays conformément à la Constitution de 1987 et circonscrire le cadre institutionnel de l’aménagement linguistique en Haïti ;
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définir les droits linguistiques de tous les Haïtiens ainsi que les obligations de l’État en matière de droits linguistiques, notamment en ce qui a trait au droit à la langue maternelle créole et à son emploi obligatoire dans la totalité du système d’éducation nationale.
Montréal, le 19 août 2024