— Par Aurélien Rouquet, Professeur de logistique à la Neoma Business School —
Le manque actuel de masques révèle une véritable faillite et une faute de la part de l’Etat, déplore, dans une tribune au « Monde », Aurélien Rouquet, professeur de logistique à la Neoma Business School.
Tribune. Pour lutter contre le coronavirus, il faut des masques. Mais la France est en pénurie. Leur distribution est rationnée, et leur usage limité aux acteurs exposés. Du fait de cette pénurie, nous sommes moins efficaces dans notre lutte face au virus. Le confinement sera plus long. L’économie française sera plus durement touchée. Mais, plus grave, la pénurie conduira à ce que plus de Français soient contaminés, donc au fait, statistique, qu’il y aura plus de morts.
Les graves insuffisances françaises
La pénurie de masques va donc tuer. Qui est le responsable de ces morts ? Le gestionnaire du stock, l’Etat français. Quelle est sa faute ? L’incroyable incompétence logistique qui a entouré la décision prise au sujet des stocks stratégiques de masques.
Petit rappel des faits. Face aux risques de propagation du virus H1N1, Roselyne Bachelot, alors ministre de la santé, stocke massivement des masques. Fin 2009, la France dispose ainsi de 723 millions de masques FFP2, et de 1 milliard de masques chirurgicaux, stockés dans les plates-formes logistiques de l’Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus). Mais l’impact du H1N1 en France reste modéré. Roselyne Bachelot est moquée pour avoir gaspillé de l’argent public dans des stocks inutiles.
Décision aberrante
Dans un contexte budgétaire serré, il faut les baisser. Le 16 mai 2013, un changement de doctrine intervient, à la suite d’une recommandation du secrétariat général de la défense et de la sûreté nationale (SGDSN). Alors que le rapport note « qu’une maladie infectieuse hautement contagieuse à transmission respiratoire sort du strict cadre de la santé et sécurité au travail dans la mesure où l’on a affaire à une menace sanitaire majeure » et qu’il « revient aux pouvoirs publics d’apporter une réponse globale », le SGDSN prend la décision aberrante de transférer la responsabilité d’une partie du stock de masques aux employeurs. Ainsi, c’est « aux employeurs de déterminer l’opportunité de constituer des stocks de masques pour protéger leur personnel ». La décision est confirmée en 2015 dans un rapport remis au Sénat.
Au milieu des années 2010, la décision est donc prise d’enlever à un organisme spécialisé (l’Eprus) la gestion centralisée d’un stock stratégique, et d’externaliser pour partie les stocks à des milliers d’acteurs. Cette décision est excellente sur le plan financier, et permet à l’Etat de transférer les coûts de stockage « aux employeurs ». Avec d’autres mesures, elle va, selon ce rapport du Sénat, permettre de ramener le montant des stocks de l’Eprus de 992 millions en 2010 à 472 millions en 2014. Mais, évidemment, cette décision est une aberration logistique.
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La centralisation possède tous les avantages
Pour pouvoir réagir vite à un événement imprévisible, tout logisticien sait que centraliser les stocks est en effet la meilleure stratégie ! Bien sûr. Si tout stocker dans un entrepôt est cependant bien trop risqué, il faut répartir dans un nombre limité de plates-formes des stocks de masques dont on ne sait ni si on en aura besoin un jour, ni quand on en aura besoin, ni où on en aura besoin.
La centralisation possède tous les avantages : elle permet de garder la visibilité sur le niveau du stock ; elle repose sur un professionnel dont c’est le métier ; elle garantit des conditions d’entreposage optimales ; elle réduit le risque d’obsolescence, en facilitant le renouvellement tournant des stocks ; si la pandémie survient, elle permet d’ajuster les expéditions de masques, selon les besoins précis des régions ; toujours en cas de pandémie, elle facilite un réapprovisionnement massif des masques, du fait des relations de long terme qui ont été construites avec les fournisseurs.
La décision de se défaire du stock de l’Eprus est d’autant plus incompréhensible que, si l’on suit une telle stratégie, il faut s’assurer au moins que l’on pourra se réapprovisionner rapidement si besoin. C’est ce que préconise d’ailleurs le rapport du Sénat en 2015, à travers l’idée de réserver des « capacités de production et d’acquisition ». Mais il semble, ici, que la stratégie de l’Etat se soit fondée simplement sur l’idée qu’il existait dans le monde des capacités suffisantes de production de masques.
Cependant, lorsque survient une pandémie, la demande de masques explose… et les capacités de production ne peuvent suivre à court terme ! Chaque pays joue alors sa carte et préempte les stocks produits par ses industriels. Alors que les capacités françaises ne sont que de 6 millions de masques par semaine pour des besoins estimés à 24 millions, l’Etat en est donc réduit à demander à des industriels français de s’inventer producteurs de masques.
A côté de nous, l’Allemagne, avec ses laboratoires, peut réaliser 12 000 tests par jour et, avec ses 25 000 lits, a pu mettre en place une stratégie de dépistage précoce
Si l’urgence est de gérer cette pénurie, une fois la pandémie passée, l’Etat devra analyser cette faillite logistique. D’autant que la pénurie de masques n’est pas le seul problème logistique que nous rencontrons ! Ne pouvant réaliser que 2 500 tests par jour, n’ayant que 7 000 lits de soins intensifs avec assistance respiratoire, la France n’a eu au fond d’autre choix que d’adopter la stratégie du confinement pour éviter d’engorger ses hôpitaux. A côté de nous, l’Allemagne, avec ses laboratoires pouvant réaliser 12 000 tests par jour, ses 25 000 lits, a pu mettre en place une stratégie de dépistage précoce dont la Corée du Sud a démontré l’efficacité, et dispose de plus de latitude face au pic épidémique. Ainsi, alors que nos voisins ont les moyens logistiques d’une stratégie, nous adaptons notre stratégie à nos faibles moyens logistiques.
Finalement, cette gestion sanitaire française ne fait que confirmer le déficit structurel de vision logistique qui existe au sommet de l’Etat. On rappellera ainsi que l’indice de performance logistique de la Banque mondiale place l’Allemagne au 1er rang et la France au 15e. Que l’Allemagne a mis en place une stratégie dès 2010, alors que la France commence à peine à la déployer. Espérons que cette faillite, et l’héroïsme actuel de tous les acteurs, fasse enfin comprendre aux politiques le rôle stratégique de la logistique.
Source : LeMonde.fr