Contre l’intégrisme, choississons la respiration laïque

penser_la_laiciteVoici plusieurs années que Catherine Kintzler tente d’élaborer une construction philosophique du concept de laïcité. Elle en a proposé en 2007 (Qu’est-ce que la laïcité?, éd. Vrin) une exposition raisonnée de type « académique ». Il s’agit ici pour elle d’exposer et de reprendre cette réflexion de manière plus ample, tout particulièrement en la jugeant à l’aune de l’actualité. En effet, on doit pouvoir attendre d’une théorie qu’elle soit capable d’élucider le plus grand nombre possible de phénomènes entrant dans son champ, et qu’elle soit en mesure soit de prévoir de manière détaillée des phénomènes inédits, soit d’y faire face de manière tout aussi détaillée s’ils se présentent.

Dans cet esprit, plusieurs « questions » et « fausses questions » laïques qui ont jalonné de manière décisive les deux dernières décennies sont abordées comme autant de défis où la pensée est mise en demeure et où la théorie est mise à l’épreuve. Qu’est-ce que l’extrémisme laïque ? Pourquoi ajouter un adjectif au substantif « laïcité » (ouverte, positive, raisonnable, plurielle..) ? Comment se justifie la laïcité scolaire, peut-on l’étendre à l’enseignement supérieur ? L’interdiction du voile intégral est-elle d’inspiration laïque ? La liberté des cultes requiert-elle un soutien public ? Une entreprise peut-elle revendiquer la laïcité, peut-elle l’imposer à son personnel ? La laïcité est-elle contraire à l’existence de communautés particulières ? L’appel à la distinction entre « public » et « privé » est-il pertinent et éclairant ? Y a-t-il une « spiritualité laïque » ? Que veut-on dire lorsqu’on parle de « morale laïque » ? Autant d’interrogations « de terrain » qui non seulement sont susceptibles de tester la construction théorique proposée, qui non seulement permettent de l’élargir et de la rendre plus fine, mais qui engagent, si l’on y pense bien, des questions majeures, par exemple et entre autres : la nature du lien politique, les rapports entre différentes formes et moments du concept de liberté, la notion de communauté, celle d’identité de la personne, les concepts d’adogmatisme et de position critique et avec eux le statut de la culture, celui de la morale et de la perfectibilité humaine. Elles sont soulevées ici à l’occasion de situations concrètes ; l’auteur prétend pas les « traiter » de manière exhaustive ; il s’agit de les faire surgir, de révéler leur pertinence et leur pouvoir de réflexion. En un mot, il s’agit de montrer que la pensée n’est jamais superflue, et qu’elle est toujours urgente.

Chemin faisant, quelques idées couramment admises concernant la laïcité sont examinées et récusées. – Le noyau philosophique de la différence entre régime de tolérance et régime de laïcité n’est pas la séparation des Églises et de l’État : c’est l’abandon de la modélisation religieuse pour penser le lien politique et l’affirmation de la liberté de conscience à un niveau plus élevé et plus général que celui de la liberté des cultes. – Ce qu’il y a de plus opposé à la laïcité, ce ne sont pas les religions, c’est la notion de religion civile, c’est conséquemment l’idée que le lien politique est un objet de foi et qu’il est requis d’y adhérer, c’est l’idée que pour être un bon citoyen il faut adopter des « valeurs ». – En régime laïque, la pensée du lien politique ne repose pas sur la primauté du « vivre-ensemble », mais sur celle de la possibilité du « vivre-séparément » comme condition du vivre-ensemble. La force de ce lien tient à la liberté de chacun de ses atomes qui y consentent. A quoi bon s’associer aux autres si ce n’est pour étendre sa liberté et la rendre plus sûre ?

La laïcité, montre Catherine Kintzler, est une idée à la fois simple et difficile – ce n’est pas incompatible. C’est paradoxalement sa pauvreté (ou son minimalisme) qui en fait la puissance et la richesse en conséquences. Il ne sert à rien de dire qu’elle est abstraite : son efficacité concrète s’apprécie à la quantité de liberté qu’elle rend possible.

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Dans Le Monde :

L’intégrisme ne peut pas souffrir les points de fuite par lesquels on peut échapper à son exigence d’uniformisation de la vie et des mœurs. Tout ce qui troue ce tissu qu’il veut intégral, ordonné à une parole unique, lui est odieux. Rien d’étonnant à ce qu’il s’en prenne à la liberté d’expression, et généralement à toute altérité.

Les États de droit sont naturellement dans le viseur de son tir ; on se souvient des caricatures au Danemark, de Theo van Gogh, de Rushdie, de Redeker, de Toulouse. Avec les assassinats de Paris, où un parcours sanglant des figures de la liberté a été tracé (le « blasphémateur » qui teste la liberté, le policier républicain qui la protège, le juif qui incarne l’altérité haïe), suivis par la démonstration sans précédent d’un peuple se réappropriant ses principes, on atteint une sorte de classicisme dans l’opposition épurée entre la violence intégriste meurtrière et les principes républicains libérateurs. Dans son éditorial du 14 janvier, Charlie-Hebdo, sous la plume de Gérard Biard, pointe le noyau intelligible de cette opposition absolue : le régime laïque, nec plus ultra de l’État de droit.

La laïcité comme régime politique est en effet une cible éminente pour les visées intégristes. Cette éminence la désigne comme le point de résistance le plus puissant pour s’en prémunir – à condition de ne pas renoncer à cette puissance par des « accommodements » qui la ruinent.

La laïcité va jusqu’aux racines de la disjonction entre foi et loi. Au-delà même de la séparation des églises et de l’État, elle rend le lien politique totalement indépendant de toute forme de croyance ou d’appartenance : il ne se forme pas sur le modèle d’un lien préexistant, religieux, coutumier, ethnique. L’appartenance préalable à une communauté n’est pas nécessairement contraire au lien politique, mais elle n’est jamais requise par lui. Et si une appartenance entend priver ses « membres » des droits ou les exempter des devoirs de chacun, l’association politique la combat.

On voit alors que, si l’intégrisme peut encore s’accommoder d’une association politique « moléculaire » où les communautés en tant que telles sont politiquement reconnues, il ne peut que haïr celle qui réunit des atomes individuels, qui accorde aux communautés un statut juridique jouissant d’une grande liberté mais leur refuse celui d’agent politique ès qualités.

UN STATUT D’INTOUCHABLE

En outre, le régime laïque installe une dualité qui traverse la vie de chacun et rend concrète une respiration redoutée par l’intégrisme. D’une part, le principe de laïcité proprement dit applique le minimalisme à la puissance publique et à ce qui participe d’elle : on s’y abstient de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances.

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