—Par Patrick Camoiseau —
L’Humanité : Partons du début. Quelle a été votre réaction, à l’annonce fracassante de la dissolution de l’Assemblée nationale ?
Patrick CHAMOISEAU : Surtout, l’incompréhension. Puis, je me suis dis qu’il y avait peut-être une stratégie de chaos soudain pour susciter une désorganisation générale qui éliminerait tout débat et faciliterait le fameux « front républicain », lequel bien sûr se serait organisé autour de la figure présidentielle. Une manière de demeurer au centre de la vie politique malgré la fin toujours désenchantée d’un mandat non renouvelable.
Passée une probable stupéfaction, avez-vous vite mesuré les dangers consécutifs à cette décision plus qu’intempestive, qui peut placer l’extrême-droite au seuil du pouvoir ?
PC : Bien sur, mais je regarde tout cela en tant que martiniquais, c’est à dire comme membre d’un peuple-nation nié dans ce qu’il est et encore enfoui dans un vestige colonial archaïque, un syndrome systémique appelé « Outremer ». N’oublions pas que l’esprit colonial et l’esprit de l’extrême-droite sont quasi identiques. Les premiers camps de concentration et les génocides qui les accompagnent ont été expérimentés dans les colonies, avec les Hereros et les Nama, en Namibie. Les colonialistes ont ouvert la voie du déshumain à Hitler et aux fascistes. Avec l’extrême-droite triomphante en France, cela voudrait dire que toute sortie pour nous de ce cadre « outremer » est impossible. Cela signifie aussi une sorte de débondage de l’esprit colonial dans le rapport de la France aux humanités du Sud, mais aussi plus largement aux humains et au vivant. L’extrême-droite est hostile au principe républicain. Elle l’est aussi à tout ce qui est de l’ordre de la décence et de la dignité humaine. La seule chose qu’elle respectera sera le règne capitaliste qui, lui, peut s’accommoder de toutes les abominations. On voit bien qu’en France le Medef s’en inquiète bien moins que d’une arrivée de la Gauche.
Aujourd’hui même, quel recours est-il possible, à vos yeux, pour renverser le cours d’échéances politiques généralement présentées, à dessein, comme étant fatales ?
PC : Le Front populaire qui s’est constitué en France est la bonne réponse. Dans l’histoire sociale française, le Front populaire et le Conseil national de la résistance ont été des surgissements improbables. Ils ont déterminé des avancées humaines considérables, même si les colonies sont restées largement pour eux dans cet hors-monde qu’avait créé l’empire colonial français. C’est pourquoi le nouveau Front populaire et sa sixième République devraient refuser que la France tolère encore des « Outremer » dans son rapport au monde. De plus, il faudrait, à mon sens, augmenter ce Front populaire d’une sublimation poétique. On entend bien dans le combat qui est actuellement mené à quel point l’économie demeure solaire. Cela revient à demeurer dans l’imaginaire capitaliste qui a placé l’économie au-dessus de toutes les considérations concernant l’humain. Or, la Gauche se définit par souci de l’humain, par son transnationalisme, par son désir du bien-vivre et du mieux-vivre pour chacun, c’est pourquoi elle devrait resituer l’économie à sa juste place.
Qu’entendez-vous par Front Poétique ?
PC : Le monde a fait « Tout-monde », comme l’a écrit Glissant. C’est désormais une entité qui est présente qu’on le veuille ou non dans chacune de nos consciences. Cela inquiète les plus fragiles de se retrouver en face de ce vertige, cette présence continuelle de l’Autre, humain ou non-humain ; cette irruption de cultures et civilisations différentes qui s’interpénètrent dans des mégalopoles urbaines ; ces accélérations technologiques ahurissantes ; ces individuations qui bousculent les vieilles communautés; cette mobilité ardente… Cela est difficile à vivre. L’extrême-droite et les fascistes séduisent car ils brandissent les recettes du passé : l’enfermement, le repli sur soi, les absolus verticaux, les boucs émissaires et les passions tristes. On ne répond pas à cette fascination avec seulement de l’économie ou des économistes.
Apprendre à vivre à l’échelle du monde ouvert demande la mobilisation intense de ce mode de connaissance sensible qu’est l’Art. Tous les grands arts contemporains vivent déjà le vertige du Tout-monde. Ce qu’ils en savent est puissant parce que les stimulations esthétiques qu’ils produisent proviennent toujours des inconnus du réel, de la complexité du monde, et elles viennent informer, même renouveler, la totalité de nos perceptions. Les œuvres de l’Art sont à même de réoxygéner très vite notre imaginaire du monde que le capitalisme a desséché, ouvrant ainsi la voie aux monstres. Les Arts sont à même de nous aider à trouver des voies post-capitalistes, post-minorations, post-réification du vivant, post-hégémonie occidentale… La montée de l’extrême-droite coïncide avec la domination d’une culture de consommation : théâtre, cinéma, littératures, danses, arts plastiques et numériques le plus souvent insignifiants dans leurs minutieuses équations mercantiles. Il nous faut valoriser, dans tous les lieux politiques, les pratiques artistiques indomptées qui ne cessent de faire des bonds dans l’inconnu du réel et du monde. C’est ce mode de renouvellement profond de la connaissance que j’appelle « poétique ». Il faudra véritablement activer cette dimension-là dans les politiques publiques pour diminuer la prolifération cancéreuse de l’extrême-droite. La Gauche française aujourd’hui ne peut être que joyeusement poétique.
En vous, le citoyen et l’écrivain, si ancré dans sa Martinique natale et dans l’espace caraïbe, comment envisage-t-il la montée des périls dans le monde, xénophobie, racisme, dénaturation de la démocratie… ?
PC : Nous explorons ce que Glissant a appelé un imaginaire de la Relation. Cet imaginaire est la plus radicale des armes à opposer aux différents fascismes ou aux involutions de toutes sortes qui fermentent dans les métamorphoses du règne capitaliste. Cet imaginaire place la totalité du monde comme référence majeure pour l’épanouissement de nos individuations. Vivre à cette échelle signifie vivre dans des flux relationnels intenses entre cultures, civilisations, langues, religions, et individuations extrêmement mobiles. Il n’y a plus de fixités ni de certitudes possibles. Il n’y a que de l’imprévisible qui nous précipite dans des devenirs permanents. C’est cela, la Relation. Sous la mondialisation économique triomphante, elle a généré un autre monde d’entremêlement des individus, des cultures, des imaginaires, que Glissant a nommé la Mondialité.
Vous pouvez définir cette Mondialité ?
PC : Restons dans l’indéfinition car les définitions fixent les choses. La mondialité est déjà là, mais nous devons la penser, l’amplifier, lui imprimer un imaginaire qui ne sera pas celui des capitalistes et de ses monstres. Elle nous offre un autre monde où les États-nations deviendraient des Nations-relation, où l’identité ne saurait se construire que dans la rencontre avec l’Autre qui m’ouvre et qui m’augmente, et avec lequel j’assume un devenir. Un autre monde où les territoires clos et leurs frontières meurtrières laisseraient la place à des « lieux » multi-trans-culturels, multi-trans-linguistiques, multi-trans-religieux, post-coloniaux, post-capitalistes… des lieux ouverts ! C’est vrai que c’est vertigineux. Le vieil esprit humain qui s’est longtemps déployé dans des territoires exclusifs et des communautés totalitaires, a tendance à s’effrayer de cette perspective-là. La peur de l’Autre, la peur du monde, la peur de l’inconfort d’une mise-en-devenir dans les imprévisibles du monde, témoigne paradoxalement de la montée du phénomène relationnel. Il est là, il s’amplifie. Il constitue déjà la base de tous les arts déterminants, de toutes les esthétiques contemporaines décisives. Un grand écrivain, un poète vertigineux, un plasticien inouï ou un homme de théâtre fabuleux, relèvent aujourd’hui de la Relation.
Je me rappelle que vous avez écrit : « De plus en plus d’enfants naissent entre plusieurs cultures, entre plusieurs territoires, entre plusieurs langues ». Toute votre vie, toute votre pensée, votre œuvre en son entier s’insurgent contre le racisme …
PC : Je ne suis jamais « contre ». Je ne suis pas un rebelle. Dans mes livres, j’essaye plutôt d’être un Guerrier. C’est à dire que j’essaye de ne pas dépendre de ce que je combats. J’essaye d’emblée d’être « ailleurs ». L’imaginaire de la Relation tire la leçon du colonialisme, du capitalisme, de toutes les minorations que nous avons à combattre, pour deviner d’emblée un autre monde. Oser un autre imaginaire. C’est un écart déterminant. Il ne s’agit pas de proposer du « décolonial » face au colonialisme ou d’opposer un autre économisme au tout-économique capitaliste. Il s’agit de déployer (au-dessus de notre souci d’un nouvel humanisme respectueux du vivant), une arche de forces éclatantes, des principes, une éthique, une sensibilité poétique ouverte à des accomplissements créateurs de mondes et de possibles… On peut résumer tout cela par l’idée d’une Beauté — une sorte de méduse que les colonialistes, les capitalistes ou les fascistes ne sauront pas dévisager.
En 2017 vous avez publié “Frères migrants”1, un essai-manifeste où éclatait votre colère face à un monde en état de repli sur soi et à un océan “à vocation de cimetière”. Un mot sur ce livre à l’heure où la fermeture des frontières semble de plus en plus à l’ordre du jour…
PC : Dans ce livre, j’ai développé une vision du monde qui ne serait pas celle des capitalistes, des économistes ou des experts qui se nourrissent de l’imaginaire néolibéral. Une vision qui serait celle des poètes. Imaginez tous les poètes du monde, de tous les peuples, de toutes les origines, qui ensemble regarderaient notre époque, et qui découvriraient ces centaines de morts réguliers en méditerranée, qui verraient toutes ces misères qui s’amassent aux frontières des opulences, et qui nous livreraient une Déclaration.
Nous devons devenir ces poètes, imaginer ce que pourraient être leurs regards, et regarder nous-mêmes notre monde avec la joie de Spinoza, celle qui surpasse les tristesses et les désespoirs, pour ouvrir de nouveaux possibles, à la fois au plus profond nous-mêmes mais aussi dans tous les pixels verrouillés de nos horizons sombres.
1 Éditions du Seuil.
In L’Humanité Dimanche du 28 6 2024
Propos recueillis par Muriel Steinmetz.
Patrick Chamoiseau, poète, romancier, essayiste, a construit une œuvre protéiforme couronnée de nombreuses distinctions (Prix Carbet de la Caraïbe, Prix Goncourt, Gallimard,1992, Prix marguerite Yourcenar en 2023…) et traduite dans le monde entier. Son esthétique explore la créolisation et les poétiques relationnelles d’aujourd’hui.
Il est aujourd’hui une des présences littéraires les plus importantes de la Caraïbe.