Un texte de Patrick Chamoiseau, écrit pour être lu lors de la Nuit des libertés publiques, lu par Anaïs de Courson von Sothen , comédienne
Republié à l’occasion des 50 ans du Syndicat de la magistrature.
L’idée de justice assume l’idée de liberté. L’idée de liberté suppose une conscience responsable, alimentée par la raison, et qui, dans un contexte difficile ou pas, mais toujours en connaissance de cause, effectue une violation de la loi, une atteinte à des valeurs communes, une offuscation de quelque précieux principe.
Après une violation de la loi, ce qui met en branle la justice ce n‘est ni la peur ni la revanche ni la vengeance ni la sûreté, c’est la reconnaissance rigoureuse, et individualisée, d’une amplitude de libre-arbitre sur un fondement de responsabilité. Car la justice est une intelligence qui ne craint pas les aventures du libre, ses risques et ses dangers
La conscience responsable suppose la présence d’un être humain. Par définition, l’humain n’est pas une matière inerte, mais un processus complexe, toujours en devenir, rebelle aux fatalités, sensible aux alchimies de la démesure et de la raison, et dans lequel hier et demain sont des données distinctes, sont des données vivantes. C’est pourquoi l’idée de justice porte comme principe, dans ses dispositions aggravantes, le rejet de toute remontée d’un destin. C’est aussi pourquoi elle n’examine que des faits avérés, jamais de divinations ou d’expertes prophéties. C’est pourquoi elle condamne sans créer des damnés. Car la justice est une intelligence qui accompagne la vie qui l’accompagne. Et si, dans la vie, les déflagrations obscures restent probables, rien en revanche ne s’y trouve à l’abri d’une merveilleuse surprise, d’un merveilleux éclat de bienfaisance et de raison.
Limiter, supprimer par avance, la liberté d’une conscience responsable, même altérée par une conjoncture problématique, au prétexte anticipé de dangerosité virtuelle, revient à l’enlever au mouvement de la vie, et donc à la soustraire à l’idée de justice. Tout renoncement au principe de liberté est un renoncement à la justice. Et tout renoncement à la justice (anticipation vertueuse ou condamnation portée par des augures) est une régression qui renverse sur son passage de précieuses fondations.
J’ai la faiblesse de croire que dans la dose la plus infime de justice se tiennent des immensités de sûreté. Je crains que les grands déploiements de sûreté n’aient que peu d’aptitude à réussir une seule aune de justice, et pas la moindre valeur humaine. Là où la sûreté lorgne la peur, et tremble à la pensée d’un risque, la justice chante. Là où la sûreté anticipe, la justice accompagne et veille. Là où la sûreté déploie de dangereuses certitudes et des géomancies, la justice se préserve du système, se méfie de l’expertocratie, et fixe l’imprévisible. C’est pourquoi, là où la sûreté renonce, la justice, qui tient le vœu de l’humain, tremble peut-être, s’attend à tout sans doute, mais ne renonce à rien. C’est en cela, et c’est par-là, qu’il lui arrive de connaître la beauté.
Montaigne disait : « Ma vie a été remplie de catastrophes qui ne sont jamais arrivées ». Il mesurait ainsi à quel point le vrai, le juste, le beau, étaient sensibles à la chimère, et combien l’exercice de pensée, de mesure et de raison, donc de justice, ouvrait mieux que toute démesure à la plénitude du vivre, avec ce que cela suppose de grandeurs et d’échecs. Et combien la peur, le doute, le désarroi, et leurs exploitations politiciennes, enfermaient dans des sécurités qui n’avaient rien à voir avec la vie, et qui, de ce fait même, s’érigeaient en menaces pour tout le monde
Je refuse l’idée d’un centre de damnation. Je refuse l’idée que nos prisons, nos renoncements, nos peurs et nos lâchetés, soient remplis de catastrophes qui ne sont jamais arrivées. La justice n’imagine pas la vie, ni ne la refuse, elle vit, et c’est ainsi qu’elle nous permet de vivre. Et c’est ainsi qu’elle nous maintient sans défaillance auprès de la beauté.