— Par Charles Célénice, militant associatif, directeur préfigurateur de l’Observatoire de la parentalité de Martinique —
Une fois encore, des violences urbaines (mais pas seulement) agitent la France et la Martinique. Un jeune de plus est décédé, victime d’un tir de policier, dans le « 9.3 », un département cumulant bien des misères. Embrasements, pillages, affrontements, arrestations… s’en sont ensuivis. Le désordre s’est installé durant quelques jours. Puis, le soufflé est retombé. Une fois encore… jusqu’à la prochaine. L’âge des jeunes engagés dans ces événements, souvent de moins de 18 ans, attire fortement l’attention. On a l’impression que la peur des enfants, des jeunes, s’est propagée. Faut-il se résigner, s’en accommoder, dénoncer, combattre, approuver, attiser, appuyer… comprendre ? C’est en tout cas un fait bien établi, désormais. Mais au fait, de quel fait parlons-nous ? D’une autodestruction ? De quelles solutions s’agit-il ? Comment changer cela, passer d’un cercle vicieux à un cercle vertueux ?
La Martinique est confrontée depuis longtemps à bien des maux, très ancrés dans la vie des gens, malades du mal-être post-esclavagiste et colonial, subissant un chômage structurel depuis plus de 60 ans maintenant, entrainant un échec scolaire massif, sans oublier le récent scandale du chlordécone… il n’y a que l’embarras du choix pour s’enflammer ! De forts besoins existent, de développement, de justice, d’équité, de réparation… mais aussi de compréhension intellectuelle, éthique et morale. S’ensuit la nécessité d’un cadrage émotionnel et d’un éclairage de pistes pour avancer. Plus encore qu’en Europe, sur un terrain davantage miné… qui fait le jeu de radicalisations multiples, dont celles d’une extrême droite qui se développe partout en Europe, aux États-Unis… La situation est préoccupante. La proclamée société de consommation est en train de consommer ses bases.
Illusions,déceptions, chimères…
Peut-on tranquillement vivre dans un monde dans lequel des élites s’acharnent à suggérer qu’il est domestiqué par l’homme, alors que la nature et les sociétés sont déréglées, vivre dans un monde que tout un chacun perçoit comme capable de répondre aux besoins personnels et sociaux, et constater au même instant que la répartition des fruits du labeur est profondément inéquitable, injuste, que les riches sont de plus en plus riches (leur patrimoine a augmenté de 17% en 2022 en France), les pauvres de plus en plus nombreux, que l’émigration et le départ des tranches d’âge les plus actives vident la Martinique de ses forces vives ? Illusions, déceptions, chimères, gâchis, tromperies, corruption, dépravation, sentiment d’impuissance… tout ceci se mélange désormais avec une puissance spontanément destructrice, à défaut de savoir et pouvoir construire. Ou sans doute avant d’y parvenir. Au début du XXe siècle, fascisme et révolution se sont violemment affrontés… Autres temps, autres mœurs, au début du XXIe ? Vraiment ?
Heureusement, « en face », la prise de conscience, la mobilisation, la détermination constructives progressent. On aimerait que ce soit plus vite, plus loin… tout vient à point pour qui sait attendre, et se préparer. Nous pouvons garder confiance dans la capacité de l’humanité à bouleverser le désordre établi par ses propres agissements, à canaliser les colères et révoltes, à trouver le chemin vers l’émancipation, la réalisation de tous et de chacun.
L’éducation, l’arme la plus puissante pour changer le monde, disait Nelson Mandela. Mais en même temps, quel remarquable combattant a-t-il été ! Attention toutefois à la méfiance, voire au rejet, que ne manqueraient pas de manifester des parents qu’on infantiliserait. Ils sont loin d’être les seuls responsables (c’est-à-dire capables d’apporter des réponses), et surtout pas les premiers fautifs. Il ne faudrait pas non plus que la vague déculpabilisante et stigmatisante « décivilisationniste » noie le poisson… Il convient de garder les yeux et l’esprit ouverts.
Voici ce que m’écrit le professeur Jean-Pierre Pourtois, un des pionniers de l’éducation familiale dans le monde. Il est le concepteur, avec la professeure Huguette Desmet, du modèle dit des 12 besoins et des 9 pédagogies, qui analyse et modélise l’identité de l’individu, sans toutefois restreindre et standardiser la complexité des choses : « Les émeutes actuelles nous donnent beaucoup à penser à propos de l’échec de l’éducation familiale et sociale et culturelle.
– La nécessité d’“ Eduquer les parents ” arrive doucement à la conscience des responsables politiques français qui se sont toujours limités à une causalité simpliste.
– “ L’École de la République seule responsable ” alors qu’elle n’est qu’un des catalyseurs des événements.
– Nos travaux récents publiés en Italie indiquent clairement que trois besoins et trois pédagogies ont été négligés :
– le besoin de structure et la pédagogie institutionnelle ;
– le besoin de considération et la pédagogie du chef-d’œuvre ;
– le besoin de communication et la pédagogie interactive. » La satisfaction de ces besoins fondamentaux est constitutive de l’autonomie sociale d’un individu dans sa construction identitaire, à côté et en interaction avec la satisfaction des besoins affectifs, cognitifs et de valeurs.
Agir de façon pertinente, n’est-ce pas apporter des réponses concrètes aux familles, notamment monoparentales, du territoire ? N’est-ce pas repérer, donner plus de visibilité à ceux qui ont déjà emprunté le chemin du changement, et organiser des séances de travail sur leurs pratiques ? Ne pourraient-ils pas contribuer à donner des balises, des repères pour faire bouger les lignes ? Ces porteurs de compétences méritent d’être mis en avant, ce qui servira la société tout entière.
Des porteurs de compétences
De nombreux acteurs du soutien à la parentalité œuvrent sur notre territoire, dépensent une grande énergie, imaginent au quotidien des réponses, des outils pour avancer le mieux possible. Les enquêtes réalisées montrent que 85% d’entre eux souhaitent de la formation, 77% davantage de partenariat, de travail en réseau, 69% de la documentation, des outils pour mieux travailler. Ils ont besoin de soutien efficace, important, des autorités concernées, à tous les niveaux. Ils sont accompagnés, depuis peu, par un Observatoire de la Parentalité naissant, à la recherche des moyens d’action adaptés. Toutefois, sur le terrain, mentionnons qu’une quinzaine de maires, de nombreux responsables institutionnels, se sont déjà montrés partenaires.
Les parents, mis en cause dans certains discours, sont sur la sellette. L’école, les réseaux sociaux aussi. Davantage d’autorité parentale ? Pourtant, leur malaise dans leur rôle, leur distance avec l’école, sont connus. N’est-il pas temps de passer d’une école hégémonique, dans laquelle le parent est une variable d’ajustement pour des décisions qu’il ne coconstruit pas, à une école démocratique, à l’écoute des parents, des enfants, des enseignants ? Une priorité ne serait-elle pas de donner davantage de pouvoir aux parents, aux enfants, aux enseignants ? Les véritables valorisations de la culture de l’école et du milieu dans lequel elle fonctionne, vont de pair. Un élève-enfant passe 20% de son temps éveillé en classe et en activités scolaires, et 80% de ce temps en dehors de cette école.
Plus largement, les problématiques sociales, culturelles, économiques et politiques auxquelles nous sommes confrontés méritent une attention plus soutenue. C’est le cas, par exemple, de l’expérimentation Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée (TZCLD), à laquelle là-aussi une quinzaine de maires de Martinique se sont déjà intéressés, mais ils peinent à réunir les moyens de mettre en œuvre la démarche.
Des solutions immédiates existent, pour réparer et développer la cohésion sociale, écarter les violences destructrices, rendre l’espoir aux damnés de la Terre, dans l’attente et pour préparer des résolutions plus profondes des problèmes. Les urgences sociales, éducatives, climatiques… pourraient fort bien devenir des points de jonction permettant la valorisation d’actions de nombreux individus, des occasions de créer des chefs-d’œuvre dont la puissance d’impact seraient moteurs d’avancées significatives. C’est au sein même de notre société actuelle qu’il faut aller chercher les prémisses concrètes de nouvelles relations sociales, de production, d’une économie équitable et durable. À nous de nous en emparer et de les soutenir, chacun dans son domaine, à son niveau ! Un beau projet, attirant, attractif… constructif.
Charles Célénice, militant associatif, directeurpréfigurateur de l’Observatoire de la parentalité de Martinique