Par Armelle Heliot
Le Figaro s’est procuré une copie du courrier envoyé par les étudiants du Conservatoire national supérieur d’art dramatique à la ministre de la Culture, contestant leur directeur Daniel Mesguich.
Comme Le Figaro s’en est fait l’écho il y a quarante-huit heures, rien ne va plus dans la première école d’art dramatique de France entre les trois promotions et leur directeur, Daniel Mesguich. La lettre que nous reproduisons ci-dessous a été approuvée et signée, à quelques très rares exceptions près (6 élèves sur 99), par l’ensemble des étudiants.
Le ministère, qui disait, il y a deux jours, n’avoir aucune connaissance de ce courrier, a admis hier être en possession de cette lettre. Ainsi annonce-t-il que les délégués seront reçus Rue de Valois. Voici cette lettre datée du 28 janvier 2013.
Madame la Ministre,
L’ensemble des élèves du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris tenait avant tout à remercier votre ministère d’avoir épargné au mieux notre école à l’heure où les institutions doivent composer avec les contraintes économiques imposées par la crise actuelle. Nous vous sommes profondément reconnaissants d’avoir par là même considéré que la formation de l’acteur, et des artistes en général, demeurait un des objectifs du gouvernement actuel. C’est un privilège que nous nous appliquons à justifier chaque jour.
Après concertation, nous avons décidé de vous écrire personnellement afin de vous permettre d’examiner en connaissance de cause les éventuelles candidatures au poste de directeur du CNSAD à compter de fin 2013 jusqu’en 2017.
Le second mandat de Monsieur Daniel Mesguich arrive à terme en novembre 2013. Dans ce contexte, il nous a paru nécessaire de porter à votre attention des dysfonctionnements qui concernent la gouvernance du CNSAD et qui suscitent notre inquiétude. Ces problèmes structurels sont suffisamment patents aujourd’hui pour mériter de vous être signalés.
Notre analyse est née de questionnements liés à des contradictions dans le discours de la direction d’une part, et à des déficiences dans l’organisation interne de l’établissement d’autre part.
En effet, coexistent au Conservatoire un discours officiel et une parole officieuse dont l’enchevêtrement trouble considérablement notre compréhension du projet global de l’école. Il va sans dire que l’opacité de la ligne pédagogique perturbe le fonctionnement du CNSAD pour l’administration, les professeurs et les élèves.
Au trouble engendré par une communication contradictoire s’ajoute une désorganisation manifeste des enseignements. Par exemple, le recrutement de personnalités artistiques extérieures ne se fait la plupart du temps que peu de mois à l’avance quand d’autres grandes écoles l’anticipent jusqu’à trois ans auparavant. De cette façon, cette absence de planification restreint considérablement le choix des artistes invités. Autre exemple, l’absence de définition concrète des différents cursus qui se côtoient altère, là encore, la compréhension du projet pédagogique, amenant les élèves de 1er et 2e cycle et les étudiants étrangers à découvrir au fur et à mesure et d’une manière aléatoire ce qui compose leur parcours. Enfin, si pour un metteur en scène, faire appel à sa famille théâtrale pour constituer une équipe pédagogique nous paraît normal, ce fonctionnement pose cependant question lorsqu’il se fait au détriment de la qualité de l’enseignement, et par conséquent, au détriment des élèves.
Nos représentants élus ont tenté, au cours de l’année passée, de faire part de nos questionnements au sujet des orientations pédagogiques au sein d’une instance qui leur sont dédiées: le Conseil des études. Cette instance et ses membres, qui devraient être informés de la répartition des services d’enseignement et consultés pour toute question d’ordre pédagogique, ont été déconsidérés.
Cet aspect de la gestion de l’établissement suscite auprès des élèves de nombreuses craintes concernant les orientations à long terme du CNSAD.
Nous avons pris conscience que l’école d’art dramatique la plus sélective de France, qui offre les moyens rêvés pour pratiquer notre art avant de nous confronter à la réalité plus crue du métier, se coupait progressivement du monde.
D’une part, le Conservatoire d’aujourd’hui se présente aussi très méfiant vis-à-vis des productions contemporaines françaises. De fait, depuis plusieurs années, les élèves rencontrent de moins en moins d’intervenants extérieurs. Cette tendance est symptomatique d’un isolement du Conservatoire par rapport aux praticiens de la scène contemporaine lorsque, précisément, nous sommes supposés en faire partie dans un avenir proche.
D’autre part, le projet actuel du CNSAD mésestime les richesses du théâtre européen et au-delà, et ne travaille pas à inscrire notre formation dans des problématiques artistiques qui dépassent l’enceinte de l’école. Nous faisons notamment allusion au fait que depuis plus de dix ans, aucune politique d’échanges pérennes avec d’autres grandes écoles européennes n’a été engagée. Nous pensons également aux étudiants étrangers accueillis chaque année et qui ne font pas l’objet d’une politique pédagogique réfléchie. La direction n’a pas manqué de les discréditer à travers un discours qui dédaigne tout enseignement en art dramatique dispensé non seulement hors des murs de l’établissement, mais encore, hors des frontières françaises. À l’heure où de nombreux partenariats existent entre diverses institutions culturelles françaises et des artistes étrangers, comment considérer ce discours si ce n’est comme une façon de privilégier l’entre-soi, et par là même, d’être aveugle aux questionnements artistiques des acteurs de la scène européenne contemporaine?
Plus généralement, nous sentons que, peu à peu, le Conservatoire prend, parmi toutes les écoles d’art dramatique subventionnées par l’État, une place anachronique.
Nous sommes navrés d’assister à cette séparation entre le Conservatoire et le monde, et plus encore, entre la direction et nous-mêmes. Une méfiance réciproque a gagné nos relations, et dans ces conditions, nous envisageons avec beaucoup de scepticisme le devenir de notre école.
Soulignons, enfin, que nous ne dénigrons ni la qualité de l’enseignement, ni celle de l’encadrement qui nous est offert: à travers ces quelques points, nous disons que, malgré les innovations qui ont pu être réalisées, son organisation actuelle fait du Conservatoire un lieu hors du temps et clos sur lui-même. Et il est douloureux de faire ce constat.
Bon nombre d’entre nous ne seront plus dans les murs du CNSAD durant le prochain mandat. Mais nous pensons à l’avenir de cette école. Nous savons que ce n’est pas à nous, élèves-comédiens, d’en décider. Comme nous vous le disions au début de cette lettre, nous sommes conscients de la chance que nous avons d’être dans cette école, nous avons travaillé dur pour y entrer, et nous savons l’investissement financier qu’il représente. C’est pourquoi nous pensions simplement que ces préoccupations, ces inquiétudes, ces doutes, vous inviteraient à considérer attentivement les éventuelles candidatures au poste de directeur du Conservatoire.
Nous n’avons pas souhaité énumérer une série de faits qui, hors de leur contexte, demeureraient anecdotiques. Pour cette raison, si cette lettre aura pu éveiller votre attention, nous sollicitons un rendez-vous auprès de votre cabinet afin d’exposer plus précisément notre positionnement.
Dans l’attente de votre réponse, veuillez agréer, Madame la Ministre, l’expression de notre très haute considération,
Les élèves du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris
Mis à jour le 14/02/2013 à 14:25 | publié le 14/02/2013 à 11:44 Réactions (1)