— Par André Lucrèce —
Ne demeure en France aujourd’hui que les ombres de la mémoire et les flatulences de l’inconscience. Sinon, qu’y a-t-il d’autre ? Quelques voix qui s’élèvent lucides en conscience, mais dont les férules commencent à s’user à force de rappels.
D’abord l’insoutenable
La campagne présidentielle française a montré, dès le début, son degré de tolérance vis-à-vis de l’indignité. La droite l’a payé au prix fort de son élimination, quand toutes les promesses se tournaient vers elle. Saura-t-elle en tirer quelque leçon ?
Car, tout de même, s’obstiner à soutenir un candidat portant à ce point la charge de ses propres turpitudes et de ses multiples errements, penser qu’il pourrait s’en tirer à bon compte, c’est avoir peu d’estime pour les citoyens, c’est ne pas entendre ce qu’ils disent avec obstination depuis quelques décennies : à savoir que les élus bénéficient d’avantages en tous genres, quand ces mêmes avantages se refusent à eux.
Or, voilà un élu, qui non seulement fait travailler femme et enfants, mais qui en plus se fait rétrocéder l’argent public sur son propre compte bancaire. Pire, faire travailler ses enfants encore étudiants avec des rémunérations conséquentes, quand les études sociologiques montrent que la plupart des jeunes n’obtiennent leur premier emploi en France que quatre ou cinq ans après l’acquisition de leur diplôme, est ressenti par les familles comme une profonde injustice. Pour couronner le tout, la thèse grotesque du « cabinet noir », les attaques frontales contre les juges, la déclinaison d’un programme drastique et douloureux pour les classes moyennes et populaires, tout ceci ne pouvait que mettre en grande difficulté le candidat de la droite.
Le trait tiré par cette dernière sur la question morale au moment même où l’exigence des citoyens est la plus forte en ce domaine, la question de la parole donnée – la promesse d’un retrait de candidature en cas de mise en examen – devant des centaines de milliers de français et le parjure qui s’en suivra, ne pouvaient que provoquer la plus grande suspicion morale vis-à-vis de quelqu’un qui se présente à la plus haute fonction institutionnelle.
Le résultat, on le connaît, l’impunité du parjure concédée par son camp fut remise en question par la sanction électorale, issue cette fois de la conscience morale des citoyens.
Et plus spécifique à nous-mêmes, une autre question aurait pu attirer la suspicion sur ce candidat : comment au XXIème siècle peut-on définir la colonisation comme « un échange de cultures », quand tout le monde sait que l’idéologie de la colonisation eut pour résultat la conquête militaire organisée, la convoitise de terres qui provoqua l’occupation des territoires par la violence, l’appropriation des ressources des pays colonisés, y compris le pillage de l’or par les espagnols, la mise en esclavage de millions d’hommes, l’extermination de populations indigènes et le mépris pour leur culture ?
La simple lecture du Discours sur le colonialisme d’Amé Césaire ou des écrits de Frantz Fanon aurait pu pourtant libérer le cerveau de ce candidat de ses résidus de foi décrépite en une colonisation aseptisée.
Le Diable s’habille en bleu
Une autre page de l’histoire s’invite dans le processus électoral que nous vivons aujourd’hui, où là encore règne l’inconscience face à la violence symbolique et physique portée par l’extrême droite, son idéologie blanche (« la France est un pays de race blanche »), sa conception racialiste (« français de souche »), son obsession anti-émigrée (« ils n’ont rien à faire chez nous »), son négationnisme en histoire, ses méthodes privilégiant l’insulte et la violence.
Ne nous faisons pas d’illusion, c’est l’extrême droite européenne qui continue sa marche néfaste en avant et qui aujourd’hui a franchi un cap en France, celui de la banalisation.
Le problème est que la banalisation de cette idéologie nauséabonde fleurit sur le terreau de la fracture sociale que ni la droite ni la gauche n’ont su résorber.
La brutalité d’une telle idéologie devrait être rejetée en conscience. Or, non seulement elle progresse, mais certains mêmes y adhèrent. C’est le cas de Dupont-Aignan, lui qui écrivait le 25 mars 2012 : « Les paroles de Marine Le Pen de ce soir sont insultantes pour tous les Français issus de l’immigration. Comment oser dire de telles choses ? » C’est le même qui aujourd’hui s’en va goûter à la soupe glaire et bileuse de la candidate.
Désormais le Diable s’habille en bleu, transformant le Front National de sinistre réputation en « Rassemblement Bleu Marine », sans que le vieux fond raciste, antisémite, antimusulman, célébré entre-soi, profondément antihumaniste, n’ait changé d’un iota.
Se laisser prendre à ce maquillage n’est pas une erreur, mais une faute que la France risque de payer un jour au prix lourd. Car c’est oublier que la rumeur de cette fureur a des racines historiques qui vont de l’affaire Dreyfus aux actuels discours de haine contre les émigrés, en passant par l’action de l’OAS, d’où est sorti en partie le FN, jusqu’à à la mort du jeune marocain, Brahim Bouarram, précipité dans la Seine par des militants d’extrême droite le 1er mai 1995.
Face à tout cela, la France est aujourd’hui en régression morale. Elle finasse, elle ergote, elle pinaille, elle ratiocine, et finit par céder à cette atmosphère émolliente qui la paralyse et la divise. Elle va même jusqu’à succomber en partie aux proclamations charlatanesques du Diable dont la fiction est évidente.
C’est contre cette régression que je m’élève aujourd’hui et que je dis en hommage à Stefan Zweig, combattant exemplaire de la liberté et de l’antifascisme : conscience contre violence, pour faire barrage à l’indignité.
André LUCRECE, Ecrivain, sociologue
Portrait de Stefan Zweig en haut de page