Conflit de la vie chère : alea jacta est !

— Par Jean-Marie Nol, économiste —

Alea jacta est une locution latine signifiant « le sort en est jeté », ou « les dés sont jetés », que Jules César aurait prononcée en se préparant à franchir le Rubicon avec ses troupes, en violation de la loi romaine, pour pénétrer sur le territoire italien.

C’est une métaphore de ce qui peut se produire en Martinique en matière de franchissement de ligne rouge par le RPPRAC.

Un accord historique a été signé ce mercredi 16 octobre en Martinique entre la grande distribution, les élus et l’État pour abaisser les prix de 20 % en moyenne sur 6.000 à 7.000 produits de première nécessité dans le secteur alimentaire de l’île. Si cette décision a pu être perçue comme un geste de soulagement pour une partie de la population, elle n’a pas suffi à calmer les ardeurs du RPPRAC, un collectif à l’origine de la mobilisation du 1ᵉʳ septembre dernier, qui refuse de signer le protocole d’accord. Le mouvement réclame une baisse généralisée sur tous les produits alimentaires et a lancé un appel à poursuivre la contestation et amplifier la mobilisation de masse . Ce rejet, au-delà de sa portée immédiate, pourrait annoncer un regain de violences dans un contexte déjà fortement marqué par des tensions sociales, avec des émeutes, des pillages et des destructions d’entreprises.Le conflit de la vie chère en Martinique atteint donc un nouveau point de tension. Lors de la dernière table-ronde, deux enjeux majeurs ont cristallisé les discussions : le différentiel de prix entre la Martinique et l’Hexagone et le nombre de produits alimentaires concernés par les négociations. Si un accord a été trouvé sur le premier point, le second est resté source de désaccord. Le collectif RPPRAC, représentant les activistes de la contestation sociale , a quitté les négociations sans signer le protocole d’accord. Ce départ a déclenché une vague de réactions sur les réseaux sociaux, où les commentaires désabusés, voire haineux, pleuvent contre les principaux signataires de l’accord, notamment l’État français, la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM), la CMA CGM et les acteurs de la grande distribution. Ce refus de signature semble être un signal clair d’une relance des contestations populaires, laissant présager une intensification des tensions sociales.

Cette crise dévoile ses effets les plus pernicieux : une radicalisation du discours et une polarisation des positions, au détriment du dialogue et du consensus. Le débat public s’enlise dans des propos virulents et désinhibés, alors que la « boîte de Pandore » médiatique des réseaux sociaux a été ouverte. Nous assistons impuissants à une escalade verbale, une surenchère inéluctable qui éloigne toute possibilité de discussion constructive pour l’instant . Les discours des différents acteurs, marqués par une indignation affichée, tentent de désigner des coupables, de nommer les causes de la crise, sans pour autant proposer de réelles solutions notamment en matière de pistes de financement des mesures supplémentaires . ET comme d’habitude le contexte va bifurquer vers l’émotionnel. Les émotions, bien qu’utiles pour s’adapter à un environnement en mutation, deviennent ici un facteur de déséquilibre. Elles reflètent une perception biaisée de la situation, où les enjeux politiques et économiques sont interprétés de manière erronée. C’est une situation paradoxale selon l’économiste martiniquais Michel Branchi et je le cite bien volontiers lors de sa réaction à ma précédente tribune sur l’apparence du pouvoir local :  »  La CTM ne dispose pas de pouvoirs supérieurs aux ex Conseil général et ex Conseil régional. Certains s’évertuent à le faire croire et se heurtent maintenant au mur des réalités financières et juridiques. De plus, les mesures à prendre dans l’immédiat pour atténuer la vie chère sont du ressort de l’Etat central et du gouvernement : blocage des prix, encadrement des marges et des prix, aides au fret, action contre les monopoles et oligopoles, relèvement des salaires, retraites et minima sociaux, etc. La crise financière de l’Etat français va-t-elle le permettre ?  Et d’ailleurs, les mesures structurelles pour s’attaquer aux causes de la vie chère (réduire la dépendance aux importations et réorientation de nos échanges extérieurs) et du malaise social( précarité, pauvreté, etc) révélés à l’occasion de cette crise nécessitent un plan de développement local et donc des prérogatives plus larges et autonomes. Nous sommes au pied du mur.! Force est de constater que Michel Branchi a raison, mais reste à connaître la posture pour le moment ambigu de l’État qui détient les clés de la résolution d’une bonne partie des problématiques dans ce conflit de la vie chère.

Ce conflit pose une question fondamentale : qu’est-ce que la politique en Martinique aujourd’hui ? Est-elle encore guidée par une vision prospective à long terme, ou ne se nourrit-elle plus que de l’urgence et de la dictature du présentisme , exacerbée par la convergence des crises sociétale, sociale et économique ? Loin des idéaux, la politique semble désormais se jouer en Martinique à deux niveaux : dans la rue et dans les coulisses de la stratégie de l’État et de la CTM .

Ce qui se passe dans la rue, bien au-delà des violences, émeutes et destructions d’entreprises, comme récemment observé en Nouvelle-Calédonie, est un reflet de la désillusion générale. La population martiniquaise, par l’éducation idéologique et politique du passé de l’ère du negre fondamental et l’organisation de ses actions contemporaine , modifie peu à peu la fenêtre d’Overton, cette allégorie qui désigne l’ensemble des idées acceptées par la société. Ce processus révèle que des revendications autrefois marginales deviennent peu à peu centrales dans les discussions politiques.

Cependant, l’autre face de la politique en Martinique se joue dans les coulisses, dominée par la stratégie étatique. L’État, conscient des enjeux économiques et sociaux, semble manœuvrer en arrière-plan, influençant largement le cours des événements. Les crises que traverse l’île, bien qu’alimentées par des facteurs locaux, sont souvent aggravées par des décisions prises au niveau national. La gestion de la crise de la vie chère, perçue par certains comme chaotique, laisse penser que l’État pourrait avoir une stratégie à long terme, mais cette dernière échappe encore à la population martiniquaise.

Ainsi, la politique en Martinique apparaît comme un théâtre d’ombres complexe, où se confrontent en coulisse des forces divergentes. La rue exprime la colère d’une population excédée par les inégalités sociales et les difficultés économiques, tandis que l’État tire les ficelles, semblant contrôler à distance une situation qui lui échappe pourtant de plus en plus. Ce dualisme, entre l’apparence de pouvoir local de la CTM et la réalité d’une dépendance économique structurelle à l’égard de la métropole, nourrit un climat de frustration généralisée. La fenêtre d’Overton se déplace peu à peu, les revendications pour une autonomie accrue ou une refonte du modèle économique gagnent en légitimité, mais elles se heurtent encore à la réalité des finances publiques martiniquaises, largement tributaires des transferts publics de l’État.

La question de la vie chère, qui cristallise les tensions depuis des mois, a pris une dimension symbolique dans une Martinique en proie à une colère populaire grandissante. Ce phénomène va bien au-delà des revendications économiques, touchant aux fondements mêmes du contrat social et interrogeant la gestion locale des affaires publiques. Le sentiment d’abandon, notamment parmi les jeunes générations, alimente un malaise identitaire qui s’exprime de manière de plus en plus violente. Dans ce contexte, la posture des intellectuels Antillais et des élites locales apparaît étrangement silencieuse. Alors que la crise actuelle interpelle profondément sur les rouages de notre humanité, à la croisée de questionnements éthiques et métaphysiques, peu de voix s’élèvent pour tenter d’apporter une analyse lucide et de proposer des solutions viables à long terme. Les récentes destructions massives d’entreprises en sont une conséquence directe, affectant durablement l’équilibre socio-économique de l’île.

La vacuité du débat, en particulier sur les réseaux sociaux, participe d’une dégradation de la réflexion publique, où les propos outranciers masquent les véritables enjeux. En réalité, la Martinique, tout comme la Guadeloupe, se trouve face à un problème de société qui touche aux inégalités sociales, à la précarité des couches populaires, à la paupérisation croissante de la classe moyenne et à la déliquescence d’un modèle économique obsolète. Ce constat est partagé par beaucoup, mais les réponses tardent à émerger, et la défiance envers les élites politiques locales qui n’ont rien vu venir de la contestation et colère populaire ne fait qu’amplifier cette crise.

L’un des principaux facteurs expliquant cette crise de la vie chère est sans conteste la perte de légitimité des élites, confrontées à la montée de l’activisme et du populisme. En Guadeloupe comme en Martinique, les mouvements citoyens et syndicalistes, souvent englués dans une idéologie passéiste et des revendications identitaires, peinent à proposer un véritable projet de société. Ces deux îles semblent prisonnières d’un modèle de développement datant du début de la départementalisation, un modèle inadapté aux défis de notre époque, à savoir la révolution numérique, l’intelligence artificielle , le changement climatique et la transition écologique. Pourtant, la réflexion sur l’avenir économique de ces territoires nécessite une remise en question profonde. Elle passe par une réforme structurelle qui, malheureusement, tarde à venir.

La fuite des cerveaux, autrefois un problème circonscrit, prend aujourd’hui des proportions inquiétantes. Les jeunes les plus qualifiés partent en France hexagonale ou à l’étranger, abandonnant leur terre natale à un personnel politique perçu comme dépassé. Dans ce contexte, une frange marginalisée de la jeunesse, dénuée de repères, devient de plus en plus vulnérable. Plus grave encore, les élites antillaises, formées à l’extérieur, ne souhaitent pas revenir, contribuant ainsi à l’appauvrissement du tissu économique et intellectuel local.

Le sentiment d’impuissance grandissant des intellectuels est l’un des symptômes les plus préoccupants de cette crise. Incapables de donner du sens à une population désemparée, ils laissent la place à des activistes et des syndicalistes qui détournent les frustrations populaires vers des cibles identitaires, notamment les békés, figures emblématiques du pouvoir économique dans la grande distribution. Ce glissement vers une stigmatisation ethnique, en remplacement de la traditionnelle lutte des classes, renforce les divisions au sein de la société martiniquaise.

Il est alors légitime de se poser une question cruciale : quel projet de société pour la Martinique en 2024 ?

En 1946, la départementalisation avait permis d’unir la population autour d’un objectif clair : l’égalité des droits avec la métropole. Aujourd’hui, ce modèle semble épuisé, et le personnel politique local, jugé incompétent par de nombreux observateurs, ne semble pas en mesure d’initier une nouvelle dynamique. L’apparence du pouvoir politique en Martinique, notamment depuis la création de la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM), masque mal l’absence de réels leviers financiers et économiques pour impulser un développement endogène et durable.

La dernière table ronde sur la vie chère, perçue par certains comme un échec de la gestion de crise, symbolise cette impuissance. L’État français, principal acteur financier, semble vouloir se désengager, laissant la gestion des affaires locales à la CTM. Ce transfert de responsabilité, qui pourrait être vu comme une avancée vers une autonomie accrue, soulève néanmoins une question centrale : l’autonomie sans moyens est-elle viable ?

La réalité financière martiniquaise est sans appel. Dépendante des transferts publics de l’État, l’île ne peut se permettre une autonomie sans un soutien budgétaire massif. La réduction des aides publiques et des subventions, déjà entamée avec la baisse de 250 millions d’euros du budget de la mission outre-mer, ainsi que la rigueur budgétaire au niveau de l’ensemble des ministères, menace directement la survie de nombreuses entreprises et la stabilité des services publics. Cette situation pourrait plonger la Martinique dans une récession profonde, alimentant un cycle de crises économiques, sociales et politiques.

Le vote récent de la CTM, demandant le retrait des CRS venus en renfort, illustre la tension croissante entre l’État français et les autorités locales. Serge Letchimy, président de la CTM, a publiquement critiqué les propos du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, exacerbant de fait une situation déjà explosive. Derrière ce geste symbolique qui pourrait s’apparenter à une certaine forme de forfanterie se cache une réalité inquiétante : la Martinique, malgré ses revendications d’autonomie voire d’indépendance, reste entièrement dépendante des finances publiques françaises. Cette dépendance rend toute tentative d’affirmation locale vaine si elle n’est pas accompagnée de réformes structurelles profondes et d’un soutien financier conséquent.

La Martinique est donc à la croisée des chemins. La population, excédée par la vie chère et l’immobilisme politique, pourrait être tentée par des solutions radicales. Si l’État et la CTM ne réagissent pas rapidement en proposant un plan d’action cohérent, il est à craindre que les tensions politiques, sociales et économiques ne s’aggravent. La Martinique risque alors de sombrer dans une crise encore plus profonde, compromettant son avenir sur tous les plans.La Martinique est donc à la croisée des chemins. D’un côté, la population réclame des réponses claires et immédiates aux problèmes quotidiens, notamment sur la question de la vie chère. De l’autre, l’État semble hésitant à accorder plus de liberté politique et économique à l’île, tout en louvoyant en coulisse pour obliger le peuple à accepter l’autonomie. Tout en sachant que sans un soutien financier massif, l’autonomie locale resterait illusoire. Face à cette situation, les prochains mois seront déterminants pour l’avenir politique, social et économique de la Martinique. Sans un retour au dialogue et un renforcement des mécanismes de concertation, la crise risque de s’aggraver, alimentant la défiance envers les institutions et exacerbant les divisions au sein de la société martiniquaise.

Si les discussions sur le nombre de produits alimentaires concernés par les baisses de prix n’ont pas abouti, cela pourrait bien être le prélude à une remise en cause plus large du modèle de gouvernance locale. Il devient impératif de repenser en profondeur la manière dont l’État et la CTM abordent les crises économiques et sociales. Ce conflit, à l’image d’une fracture plus profonde, montre que la population martiniquaise aspire à autre chose : un projet de société renouvelé, adapté aux défis contemporains, et qui dépasse les clivages partisans et les querelles identitaires.

La question centrale reste donc la suivante : la Martinique pourra-t-elle, à travers ses élites politiques et économiques, trouver les ressources pour construire un avenir plus stable et équitable, ou continuera-t-elle de naviguer dans un cadre de dépendance et de frustration ? Seul un véritable sursaut politique, couplé à une gestion économique optimale et adaptée aux réalités locales, permettra d’éviter une dégradation encore plus profonde de la situation actuelle.

« Alé aw’ sé taw, viré a sé ta mwen »

Traduction littérale : L’aller est à toi, le retour est pour moi

Fais des gorges chaudes ( goj’ en kwéyol), je t’attends au tournant.

Moralité  : certaines fanfaronnades devant les autres, peuvent rappeler que le retour de bâton n’est pas à exclure et peut être encore plus fort demain .

Jean-Marie Nol, économiste