— Par Jean-Marie Nol, économiste —
A l’instar de la Martinique, la Guadeloupe va connaître un prolongement du couvre-feu et du confinement pour trois semaines, et la rentrée scolaire est repoussée au 13 septembre 2021 . C’est maintenant acté que les grands perdants seront une fois de plus les entreprises touristiques et commerciales fermées, mais également les agriculteurs et les pêcheurs. Désormais, l’asphyxie financière guette les entreprises martiniquaises et guadeloupéennes. Il est étrange que la gravité de la situation n’interpelle pas davantage les hommes politiques et nos élites économiques et sociales. Au risque d’une belle gueule de bois post « Covid-19 « , la Martinique et la Guadeloupe risquent de rester longtemps bloquées dans cette pesante apesanteur où rien de décisif ne se décide au niveau de la réflexion sur l’indispensable émergence d’un nouveau modèle économique et social . En fait, les économistes ne comprennent pas ce climat de légèreté, d’apesanteur, face à une réalité qui exigerait des décisions bien plus audacieuses, d’imagination. C’est comme si les responsables politiques pensaient que, comme à chaque fois, un peu de déficits publics et de contrats aidés vont suffire et que tout va rentrer dans l’ordre. C’est là une erreur, car depuis l’apparition de la crise du coronavirus, le monde a basculé dans le virtuel- où les fake news ne se distinguent plus de la vérité, ni le complotisme et le conspirationnisme de l’enchaînement complexe des causalités.Et pourtant, comme dans la mythologie antique, le monde confronté à la crise sanitaire du Covid vit aujourd’hui sous l’emprise du mythe de sysiphe.
Sisyphe est surtout connu pour son châtiment d’avoir osé défier les dieux. De fait, Sisyphe fut condamné, dans le Tartare, à faire rouler éternellement jusqu’en haut d’une colline un rocher qui en redescendait chaque fois avant de parvenir au sommet. En réalité, personne ne voit la fin du tunnel, car cet enchaînement d’événements condamnés à se reproduire avec la crise sanitaire et malgré la vaccination, produit un monde nouveau où toutes les règles anciennes deviennent obsolètes. Et cela est particulièrement vrai pour l’environnement économique et social. De quoi aujourd’hui a besoin une entreprise pour prospérer? D’un environnement économique stable, d’un contexte social apaisé, d’une demande et d’un coût du capital attractif. Aujourd’hui ces conditions ne semblent plus réunies en Martinique et en Guadeloupe dans le contexte actuel de crise sanitaire du Covid.
Pour moi, le risque important d’ordre macroéconomique est lié à l’augmentation de l’endettement des ménages et des entreprises entre 2020 et 2021. En Guadeloupe , il a progressé de 6 points de PIB pour les ménages et de 20 points de PIB pour les entreprises avec le PGE.
En économie, il ne faut pas confondre la lumière au bout du tunnel avec un train qui arrive. Et, immanquablement, nous allons traverser d’autres chocs avec la multiplication des confinements . En effet, une économie sous cloche comme celle de la Martinique et de la Guadeloupe caractérisée par des mobilités faibles des facteurs de production (travail, capital et information), sera soumise à d’amples volatilités, d’une amplitude ignorée. La soudaineté et la violence du choc de la COVID-19 risquent de paralyser la réflexion sur l’après crise Covid . Or il est plus important que jamais de bien anticiper les risques à venir , car une rupture économique a bien eu lieu depuis 2020. Deux moteurs qui expliquaient l’accélération de la croissance en 2019 vont être beaucoup moins dynamiques en 2020 /2021. Tout d’abord, nous anticipons une forte décélération de la croissance. Ensuite, le fait marquant de 2021 va être la déception au niveau de la consommation des ménages, ce qui montre que la productivité sera encore trop faible pour soutenir les salaires. De fait, la consommation n’a plus de moteur solide, elle ne dépend que des aides publiques, des variations d’épargne et de la baisse de l’inflation. En conséquence, la demande anticipée pour les entreprises restera incertaine. C’est un facteur d’instabilité macroéconomique pour 2021, qui milite en faveur d’une baisse durable de la croissance aux Antilles plutôt qu’une accélération comme en France hexagonale . Avec les confinements successifs, l’économie semble désormais fonctionner en apesanteur. Les autorités locales en ont perdu le contrôle. Son sort est entre les mains des technocrates de Bercy et des banques . Les premiers ont une vue à court terme. Les seconds se désengageront tantôt du risque . Le risque sera celui d’une déconnexion entre la croissance nominale, qui s’oriente vers un rythme de décroissance et qui inquiètera particulièrement les banques, et un décrochage sur les perspectives de consommation des ménages et de l’investissement des chefs d’entreprises , c’est un élément d’incertitude fort sur le deuxième semestre de 2021.
Le cycle économique et social de la départementalisation touche-t-il désormais à sa fin?
L’avenir de la départementalisation va se jouer sur le plan économique et certainement pas en fonction de considérations d’ordres idéologiques et politiques. J’en veux pour preuve le fait que les martiniquais et guadeloupéens ne contrôlent plus leur économie qui est devenue très (trop) dépendante des aides de l’Etat. Des conséquences sont à venir sur l’obsolescence du discours nationaliste qui ne revêtra plus aucune once de rationalité. En somme, nous estimons que la notion de politique coloniale aux Antilles usitée à foison par les mouvements nationalistes est désormais devenue périmée et laisse aujourd’hui place à l’ère nouvelle de la politique filassière de l’Etat qui repose sur la stratégie martiale du rétiaire qui est un gladiateur de la Rome antique. Le rétiaire dans l’arène a frappé les imaginations par son équipement offensif caractéristique qui consiste à envelopper l’adversaire avec son filet aux fins de l’immobiliser et enfin lui porter l’estocade. Sa panoplie rappelle en effet celle du pêcheur: filet , trident, et poignard. Cela rappelle aussi les techniques de travail du plombier avec la filasse.
Ainsi dans les travaux de plomberie, le joint de plomberie en filasse est utilisé pour sceller les tuyaux et les raccords reliés par un filetage de manière à obtenir une étanchéité totale . Cette allégorie signifie que l’Etat français avec l’aide inopinée de la crise du coronavirus a réussi au delà de ses espérances a scellé et cadenassé toute sortie de crise par un dénouement d’ordre politique. Faire taire les velléités non pas autonomistes mais indépendantistes, tel est le nouvel enjeu qui s’ouvre avec la gestion actuelle de la crise sanitaire par l’Etat. Toute fuite en avant sur le plan de changement des institutions est maintenant interdite pour au moins une à deux décennies. On ne reviendra pas en Martinique comme en Guadeloupe à la situation d’avant-crise. Estimer que la situation est aujourd’hui normale fait prendre des risques énormes dans la mesure où cela sous-estime l’impact du durcissement du crédit par les banques, et donc sur les stratégies d’investissement.
Notre environnement économique est devenu instable. Notre économie est en suspension, en impermanence. Nous pressentons donc un nouveau heurt du fait d’une crise financière , sans pouvoir en circonscrire l’épicentre ou le moment.
Loin de changer la donne, la pandémie du Covid-19 aura été un révélateur de l’état de la fragilité de l’économie. Les forts en sortiront plus solides encore, les faibles encore plus démunis.
Des phénomènes apparus ces dernières années vont s’accélérer: automatisation et délocalisation du travail, puissance du capitalisme alimentée par la création monétaire des banques centrales et les taux négatifs, prégnance des technologies, réduction des libertés individuelles, aggravation de la fracture entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, ceux qui peuvent se protéger des risques et ceux qui y sont exposés.
Face à ces intuitions du possible, quelles pistes de solutions faut-il suivre ? Elles sont multiples, car la sortie de crise n’est pas fléchée. L’Etat-providence, qui s’est transformé en modèle de rentiers, devra évidemment être revu mais à savoir sous quelle forme ?… Mais ce n’est pas notre scénario pour l’instant. Nous prévoyons plutôt dans l’immédiat un mur des faillites d’entreprises et un grand choc sur l’immobilier, qui provoquerait une bulle de nature à impacter les valorisations financières des entreprises locales et des biens immobiliers. En bref, un mini krach immobilier.
Le plus étonnant est que peu d’experts s’alertent de cette situation, comme si une peur du réel, voire une simple peur de nommer les choses, entraînait une tétanie. Cette situation est d’autant plus frappante en Martinique et Guadeloupe que cette réalité s’impose déjà dans le secteur de la location de résidences touristiques Les personnes qui ont investi n’ont plus les moyens d’honorer leurs engagements financiers faute de recettes provenant de la location aux touristes. C’est là une des facettes du mécanisme de la crise financière.
Quels seraient les attributs de cette empreinte de crise financière que nous entrevoyons ? Ils sont les mêmes que le constat échafaudé par l’Iedom et l’Insee lors de la crise sociale de 2009 : un taux de croissance faible de l’économie, combiné à une décroissance marginale des gains de productivité, un chômage structurel et élevé (caractéristique des dislocations structurelles de l’économie), une sous-utilisation des capacités de production, des anticipations de bénéfices des entreprises faibles (à tout le moins, dans une perspective de moyen terme), des dépenses d’investissement faibles à modérées, des déficits publics importants entraînant des taux d’intérêt élevés, ainsi qu’une raréfaction du crédit bancaire pour des investissements privés et publiques , une augmentation sensible des impayés, la progression des déficits des collectivités locales et une dégradation de la balance commerciale et enfin un phénomène généralisé de numérisation de la société Antillaise avec pour conséquence l’explosion de l’e commerce et du télé-travail.
Pendant trop longtemps, au lieu de stimuler l’économie et d’ assister les travailleurs à traverser les mutations structurelles de l’économie, on a cristallisé l’absence de dialogue entre partenaires sociaux, renforcé l’instabilité du climat social et tenté de convaincre que l’attentisme passif protégerait des adaptations de l’économie. En un mot, au lieu de diffuser l’optimisme et l’envie du futur, nos politiques et élites économiques ont récompensé l’ancrage du passé. Mais quel aveuglement! Comment avoir osé faire ce pari dans un monde dont le niveau de progrès, en trente ans, a dépassé le niveau de découverte technologique des millénaires qui les avaient précédés ?
Au point que le revenu universel sera probablement la seule solution pour que les millions d’emplois qui vont disparaître ne débouchent pas sur des révoltes de la pauvreté et de la faim. Dans un tel contexte délétère cette citation ci-après prend tout son sens:
“Le temps de la réflexion est une économie de temps.”
Jean-Marie Nol, économiste