Confinement : « Ce qui définit la démocratie, c’est la possibilité de se côtoyer »

Propos recueillis par Marion Rousset —

Négligé en temps normal, le travail des caissières et des soignants revient sur le devant de la scène. Analyse de Sandra Laugier est philosophe, professeure à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, spécialiste de philosophie du langage et de philosophie morale. Elle a codirigé récemment « Le Pouvoir des liens faibles » (éd. CNRS, 2020).

La crise liée à l’épidémie de Covid-19 démontre toute l’importance des « liens faibles » décrits par Sandra Laugier et Alexandre Gefen dans un livre collectif paru en début d’année. Négligé en temps normal, le travail des caissières et des soignants revient sur le devant de la scène. Un renversement des valeurs à méditer d’urgence pour préparer l’avenir.

Marianne : Vous avez codirigé un ouvrage dans lequel vous relevez le « pouvoir des liens faibles ». Que recouvre cette notion ?

Sandra Laugier : Elle permet de rendre compte d’un certain nombre de phénomènes actuels : des rencontres fugitives avec des personnes croisées dans la rue ou dans les transports en commun, des dialogues sur Internet avec des inconnus, des formes de voisinage, des relations lointaines et distendues, ou encore, singularité du siècle, l’attachement à des personnages de séries TV. Contrairement aux « liens forts » tissés dans le cadre du mariage, de la famille, du travail ou de l’amitié, ces liens faibles ont une faible intensité et une courte durée. Dans les années 1970, le sociologue Mark Granovetter avait publié un article parmi les plus cités de la littérature sociologique – bien qu’il ait d’abord été refusé par de nombreuses revues « de référence » ! – intitulé « La force des liens faibles ».

Il montrait que ces derniers étaient utiles, par exemple pour trouver du travail. Cette théorie a, depuis, surtout été mobilisée du côté de la gestion, du business. Certains ont voulu voir dans ces liens un outil pour faire progresser les carrières, une ressource pour réussir dans la vie. La réflexion éthique et politique a pourtant tout intérêt à se nourrir de cette notion, à l’heure où Bruno Latour observe des « rattachements au lointain » qui forment notre monde commun, où l’éthique du « care » nous conduit à nous soucier des personnes qui contribuent à notre vie quotidienne. Ainsi a-t-on vu se développer depuis quelques années un certain nombre de solidarités non utilitaires, comme les réponses aux demandes de renseignement ou d’aide sur internet, le souci des producteurs des bananes que l’on mange, ou encore les liens qui se nouent entre des gens qui ne se reverront peut-être pas dans des espaces provisoires d’occupation tels que Nuit Debout ou Notre-Dame-des-Landes.

Le confinement oblige aujourd’hui les individus à se resserrer sur la cellule familiale. Que deviennent les « liens faibles » dans ce contexte de crise ?

Ils sont au cœur de l’actualité ! Si certaines personnes se retrouvent seules, beaucoup sont enfermées avec leur famille, si bien que les liens forts sont maintenus voire redoublés pour eux. Ce qui disparaît, ce sont les rencontres dans la rue, fortuites ou non, les rendez-vous au café, les spectacles partagés. Ces pratiques sont pourtant le tissu de la vie démocratique. On est dans le même type de catastrophe que les attentats de 2015 qui touchaient des groupes réunis par des liens faibles, visant des badauds attablés dans des bistrots et terrasses, ainsi que des fans rassemblés au Bataclan pour écouter un concert ou massés dans un stade pour voir un match ensemble, réunis autour de l’amour de la musique ou de la passion du football. Toutes choses impossibles aujourd’hui, qui étaient hier encore la base de la socialité.

Même si elle est évidente, l’obligation de rester chez soi ne peut que fragiliser la société même – et de manière beaucoup plus importante qu’on ne l’imagine.

A l’époque, le terrorisme s’en est pris directement à cette solidarité ténue qui est la chance de la communauté humaine. Le sens de la démocratie et de la société tient peut-être dans ces circonstances où des gens se retrouvent dans le même espace un peu par hasard, mais pas totalement puisqu’ils y partagent quelque chose qui compte pour eux. Au lendemain des attentats, les gens ont très vite recommencé à se réunir, à retourner au café. Il y avait un côté réconfortant à continuer de tisser ces liens faibles. Aujourd’hui, c’est cela qui est interdit. Même si elle est évidente, l’obligation de rester chez soi ne peut que fragiliser la société même – et de manière beaucoup plus importante qu’on ne l’imagine. On pense pouvoir « défendre la société » en permettant aux gens de continuer à faire leurs courses, à se téléphoner ou à se réunir via des applis internet, mais ce qui définit la démocratie c’est la possibilité de se côtoyer. La présence de corps dans un espace intentionnellement partagé.

En quoi ces liens sont-ils plus démocratiques que ceux qui se nouent au sein d’une famille ou dans le monde professionnel ?

Les relations dans la famille sont assez structurées et dans le travail, elles sont organisées de façon le plus souvent hiérarchique. Les liens avec des personnes éloignées ou inconnues ramènent au contraire à un principe d’égalité. La démocratie vit de l’ensemble de ces liens faibles qui nous unissent à des inconnus égaux, que ce soit dans les cafés ou, ces dernières années, sur les places et les ronds-points. Des liens entre individus qui partagent un même espace, mais attachent aussi les citoyens du Nord au reste du monde. Il y a dans ces relations lointaines une socialité horizontale qui est la forme et la condition d’une justice réelle.

Quelles autres menaces le Covid-19 fait-il peser sur la démocratie ?

Nous vivons une période de risque qui révèle la vulnérabilité radicale des personnes mais aussi des institutions aujourd’hui prises de court. Outre que l’épidémie peut conduire les gouvernements à prendre des mesures autoritaires dans un contexte où la majorité de la population accepte que la démocratie soit mise entre parenthèse en même temps que la liberté de circuler, on assiste à un renforcement de la hiérarchisation dans les prises de décision, avec un respect du pouvoir politique… et d’un pouvoir médical en appui. La logique de compétence et de participation citoyennes qui a conduit les gens depuis quelques décennies à se lier pour former une intelligence collective est aujourd’hui très profondément contestée. Cette compétence des citoyens doit tous les jours s’effacer devant des injonctions qui n’apparaissent pourtant pas toujours fondées ni bien organisées. Les citoyens sont accusés d’être irresponsables, ou crédules, alors qu’il est clair que le gouvernement a pratiqué aussi des formes de désinformation concernant les risques, les moyens de protection… On peut se dire qu’une telle crise n’est pas propice à un plaidoyer pour la démocratie participative mais non, ce n’est pas vrai : les citoyens ont leur mot à dire sur toute situation qui les affecte. Seulement ce n’est pas sans poser un problème concret : l’absence de coprésence en raison du confinement fragilise les liens faibles et rend impossible l’organisation collective.

Faute de rencontres physiques, les débats s’expriment beaucoup sur Internet. Quelles sont les limites de ces contacts virtuels en matière d’organisation politique ?

Il existe des communautés nées du numérique, des interactions sur les réseaux sociaux, qui sont capables de puissantes actions. Cela illustre bien les modalités contemporaines d’organisation des formes de vie démocratique à partir des liens faibles. C’est le cas par exemple des amateurs qui produisent des débats critiques et une réflexion collective, des mobilisations politiques nées d’Internet ou des contributeurs de Wikipédia. Reste que les possibilités positives de l’Internet pour mobiliser sont à mon avis surévaluées. Elles peuvent permettre de s’encourager mutuellement en voyant ce qui se passe ailleurs mais tous les mouvements qui ont eu un effet dans le réel passent par des regroupements physiques. Regardez Syriza ou Podemos… L’internet sert à s’organiser, à rassembler, mais il ne faut pas négliger la place des corps dans les mobilisations. On voit bien dans le film de Campillo sur Act Up, 120 battements par minute, l’importance d’être ensemble présents au même endroit pour toute forme d’activisme.

C’est un vrai renversement des valeurs : le moins « important » socialement est en réalité le plus important

Tous les soirs à 20 heures, des personnes applaudissent aux fenêtres les soignants. Cela ne témoigne-t-il pas d’un renforcement paradoxal de certains liens faibles ?

C’est en tout cas la preuve que le care peut s’appliquer à des personnes que nous ne connaissons pas. Quand on veut caricaturer cette éthique, qui était encore récemment présentée comme sentimentale et « cucul », on prend pour modèle les soins que la maman prodigue à son bébé. Mais on voit bien aujourd’hui que ce souci de l’autre, d’habitude orienté vers ce qu’on a de plus proche, est susceptible de se démultiplier. De fait, une attention collective aux malades comme aux professionnels de la santé qui travaillent à l’hôpital a fait son apparition. Sur Internet, certains ou plutôt certaines se demandent comment aider les plus vulnérables dans leur quartier, proposent de faire les courses pour d’autres, cousent des masques pour les caissières et les personnes qui travaillent dans le domaine de l’aide à la personne… On voit aussi émerger un care globalisé, sensible aux souffrances qui secouent d’autres pays que le nôtre, de l’Italie à l’Inde. Cet attachement nouveau constitue un progrès moral qui a été rendu possible par la reconnaissance des liens faibles, de sorte que le care se révèle un outil politique peut-être plus puissant, car moins abstrait, que les droits de l’Homme.

Ce souci de l’autre ne contribue-t-il pas à remettre à plat ce qui est essentiel à une société ?

Les métiers en général dévalorisés, qui consistent à prendre soin du fonctionnement quotidien de la société, prennent soudain tout leur sens. La caissière qui nous permet de repartir avec de la nourriture, l’éboueur qui ramasse notre poubelle… Ce sont des gens en bas de l’échelle sociale qu’on considère en temps normal comme peu de choses. Quand le reste s’arrête, quand la vie sociale est réduite à l’essentiel, leur importance saute aux yeux. On pense alors à remercier la caissière que d’habitude on ignore. C’est un vrai renversement des valeurs : le moins « important » socialement est en réalité le plus important. Pendant les manifestations des Gilets jaunes, on a entendu des aides-soignantes dénoncer leurs salaires de misère. Ce sont les activités les plus essentielles à nos vies ordinaires qui sont les moins rémunératrices. On marche sur la tête ! Nous vivons dans une société qui se veut morale et qui néglige ce qui lui permet de vivre. Ceux qui sont héroïques aujourd’hui, ce ne sont pas seulement les médecins mais toutes ces personnes dont le travail est nécessaire à nos vies ordinaires. La politique du care part de là, et exige qu’on fasse attention à elles.

Il ne faudrait pas que ces métiers qu’on considère comme subalternes retombent dans l’invisibilité

Quel espoir formulez-vous pour l’après-crise ?

Il ne faudrait pas que ces métiers qu’on considère comme subalternes retombent dans l’invisibilité. Ce serait bien aussi que les hommes confinés chez eux prennent conscience de l’importance des tâches ménagères et de tout ce qui est pris en charge par les femmes. Ils ne peuvent pas faire semblant de ne pas le voir. Mais en premier lieu, il est temps de se rendre compte que le développement du capitalisme, sur lequel surfent les gouvernements, a des conséquences tragiques. On a sous-financé une institution aussi cruciale que la Santé publique !


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