Conférnce du CEREAP en lien avec le CRILLASH : Exil et création »

Mardi 10 avril 2018, 18h, ÉSPÉ de Martinique

Intervenants : Dominique Berthet, Frédéric Lefrançois, Martine Potoczny

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Exil et création
— par Abdellatif Laâbi —

« Quand la chrysalide de la création se libère en nous, nous sommes déjà au seuil de l’exil. L’exil est en nous, avant que de nous être imposé. Il se révèle dès que notre migration commence et que notre quête se déploie. »

De l’exil ou de la création, lequel prime l’autre ? Cette façon d’appréhender le rapport de la création à l’exil peut paraître singulière, voire artificielle. Mais pourquoi s’est-elle imposée à moi, d’emblée, sous cette forme de devineete à laquelle je crois pouvoir répondre sans hésitation ?

Oui, je pense que la primauté est à l’exil.

Car créer ne présuppose-t-il pas l’une ou l’autre des formes que peut prendre l’exil ? Loin de moi l’idée de jouer avec les mots ou de me jouer des mots. Et, pour que cette idée soit loin de nous tous (et toutes), voyons d’abord ce que les mots recouvrent, ce qu’ils peuvent voiler et dévoiler. Consultons leur mémoire, en quelque sorte.

Quoi d’abord de l’exil ? Le vocable est lourdement chargé. Plus qu’il ne sonne, il résonne de tout son poids de souffrance. Plus qu’un vocable, c’est une situation, un des états de la condition humaine. L’exil hante et charge l’Histoire d’images blessantes ou hallucinantes d’individus et de communautés bannis, victimes de l’arrachement, condamnés à la séparation.

L’exil est éloignement, migration au but incertain. Perte de ce centre dont chaque être humain, chaque collectivité humaine a besoin pour inscrire sa vie dans la durée. Il n’y a pas de société, de projet social, et d’être social par conséquent, sans cette continuité qui permet de cristalliser progressivement un rapport cohérent à l’autre, aux autres et au monde.

Je dis cela sans appréciation ou jugement de valeur. Car, si l’existence d’un centre et la continuité qui s’élabore autour de ce centre permettent, à un certain niveau, la construction d’un être social, cela ne préjuge en rien du degré d’humanité, de liberté et de créativité qu’atteindra l’être qui s’investit dans ce rapport. Mais en nier le besoin, voire la quête, serait une absurdité. L’homme a besoin de pôle de référence, de normes établies, et ne se pose pas toujours la question de savoir si ce pôle ou ces normes peuvent avoir leur poids de chaînes.

A l’inverse, l’homme exilé est celui justement qui a été mis ou s’est mis de son propre gré dans une situation où l’ensemble de ces rapports construits s’écroule.

L’exil, c’est littéralement quand la terre se dérobe sous vos pieds. L’on se sent entre ciel et terre, entre être et non-être. Et c’est dans cet espace inédit que l’on va devoir apprendre le « dur métier » de l’exil dont parlait Nazim Hikmet. Mais c’est un métier où il n’y a pas de normes, d’instruments, de raison sociale. C’est plutôt un état de la condition humaine où l’homme doit tout réapprendre, surtout les choses qu’on ne lui a pas apprises.

C’est d’abord une façon d’habiter son corps, de se familiariser avec ses énergies, de gérer au plus près ses facultés vitales  pour éviter que la confrontation ou la collision permanente que l’on vit entre la mémoire et le vécu quotidien se transforme en dédoublement paralysant et destructeur. Ce fil mince, cette corde raide sera dorénavant le chemin de marche de l’homme exilé. A chaque moment, il aura à triompher de la séparation. A chaque moment, il aura à assimiler que son lieu à lui est un non-lieu. A chaque moment, il aura à accepter le fait qu’il n’a d’identité que sa propre différence.

L’homme exilé est donc un être à la fois de l’étonnement et de l’ubiquité.

Il ne peut être qu’un Monsieur Jourdain philosophe, avec cette différence que sa pratique de la philosophie procède d’une brûlure, d’un questionnement incessant, voire d’une méfiance à l’égard de tout ce qui est, de toute construction pré-établie.

Comment, dans ce cas, ne peut-il pas être sensible à l’idée d’un exil terrestre opposée à celle d’une patrie perdue ? Comment peut-il renoncer à ce qui n’est pas encore, ou simplement vivre, si l’idée même d’utopie vient à disparaître ?

Ce qui renforce ce sentiment, c’est aus» la capacité ou le pouvoir d’ubiquité qu’on finit par acquérir dans la situation de l’exil. L’ici produit toujours le là-bas et vice versa au point que les lieux deviennent interchangeables car hantés des mêmes fureurs, visions, odeurs, musiques, couleurs, rêves. Et le temps n’efface rien, ne cicatrise rien. Il ne peut plus se diviser en unités, phases, mouvements. Il est happé par la synchronie qui en fait plutôt une composition. Le temps perd sa tessiture physique et ne garde que la fluidité de la durée intérieure.

Je dirai tout à l’heure pourquoi l’exil est un état objectif, presque obligé de la création…

 

Lire la Suite & Plus =>Laabi Abdellatif. Exil et création. In: Hommes et Migrations, n°1142-1143, Avril-mai 1991. Lettres d’exils. pp. 50-52;
doi : 10.3406/homig.1991.1644
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Document généré le 17/01/2018