Un admirable » éclat de conscience »
Ecrit en 1781 pour dénoncer une pratique qui ne sera définitivement abolie par la France qu’en 1848, ce texte témoigne, selon l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau, de la clairvoyance du philosophe, qui sut s’affranchir des structures de l’imaginaire dominant
Dans quelles circonstances avez-vous découvert ce texte ?
C’est une découverte un peu neutralisée, comme le système scolaire sait en produire. Un extrait quelconque dans un cours d’histoire ou de philo, je ne sais plus très bien. Mais, en ce temps, je n’avais pas de problématique particulière. L’humanisme des Lumières, pour moi, restait quelque chose d’un peu désincarné, en tout cas pas directement fonctionnel. Plus tard, les livres se sont réveillés, et je n’arrête pas de m’émerveiller de la clairvoyance de ces esprits magnifiques. Malgré des aveuglements liés à leur époque, ils sont étonnants de lucidité et surtout de générosité. Et puis cette capacité à sortir de soi, de sa quiétude et de sa prééminence, pour s’ouvrir à une altérité, lointaine, invisible, incompréhensible ou méprisable… C’est mon angoisse quotidienne que de me demander sur quoi je suis aveugle, quel est le grand crime actuel que je ne dénonce pas, dont je m’accommode…
Le texte de Condorcet arrive près d’un siècle après l’édiction du Code noir, qui ravalait des hommes au rang de » biens meubles « . Comment comprendre cet interminable silence ?
A l’époque, pour beaucoup de beaux esprits, le Code noir était censé protéger les esclaves des abus. C’était, pour eux, presque un progrès par rapport à l’arbitraire absolu qui régnait avant. Mais c’est vrai que cette légalisation a officialisé l’inacceptable, en a fait un crime d’Etat. Alors pourquoi un tel silence ? Là se pose la question de la toute-puissance de l’imaginaire, de ce paradigme qui possède notre esprit et qui conditionne tout ce que nous pouvons percevoir de la réalité. Et puis, la distance, la non-information complète, le non-visible, la non-image transformaient le méfait négrier en une sorte d’abstraction…
Même aujourd’hui, les grands crimes sont plus ou moins pris en compte selon que l’on dispose d’images ou pas. En tout cas pour moi, c’est le silence qui est naturel et normal, et c’est le surgissement de conscience, comme celle de Condorcet, qui reste l’exception, le produit de l’effort, de la vigilance ou du miracle. Etre humain, c’est une volonté et un effort constant. C’est pourquoi j’emploie le terme de » guerrier de l’imaginaire « , sans acception belliqueuse, juste pour souligner à quel point il nous faut être attentif, décliner les évidences, différer le normal, tenter l’inatteignable, soupeser l’impensable et l’invisible.
Pourquoi la première abolition, inspirée du combat de Condorcet, a-t-elle si tristement échoué, en 1794 ? Il a fallu attendre 1848 pour que l’esclavage soit définitivement interdit…
La première abolition ne naissait pas d’une plénitude humaniste, mais de considérations stratégiques contre les Anglais et sans doute de la prise en compte des événements de Saint-Domingue. Et puis, la migration de la conscience vers le centre de l’esprit relève d’un autre rythme que les évolutions sociales. Une idée, un éclat de conscience à la Condorcet ne change pas tout de suite les grandes structures d’un imaginaire dominant. C’est juste comme une minuscule fêlure.
C’est de fêlure en fêlure, de poème en poème, d’oeuvre d’art en combats sociaux, que les plaques tectoniques mentales se déplacent, que la conscience se rapproche un peu du centre de notre perception…
Vous avez écrit que » l’esclavage fut un crime sans châtiment « . Comment comprendre cette impunité ?
Parce que la mémoire du crime a été refoulée par tout le monde. D’abord, par les anciens esclavagistes qui s’en tiraient à bon compte, et qui sont passés à une autre dimension économique sans s’être » désesclavagisé » l’esprit, un peu comme, plus tard, on aura les décolonisations des peuples sans décolonisation de l’esprit des colonisateurs. Ensuite, par les descendants d’esclaves qui avait intériorisé le discrédit ontologique que l’esclavage américain leur avait introduit dans l’âme. Ils ont pensé qu’en oubliant, on pouvait plus rapidement renouer avec l’humanité. C’était devenu une mémoire obscure qui alimentait plein de pulsions sommaires, et qui taraudait les consciences.
Cette intériorisation commence à peine à se traiter. La loi Taubira – qui, en 2001, reconnut la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité – n’est que l’amorce d’un processus qui doit se poursuivre de manière multiforme. Une des premières exigences est de ne pas mettre dans le même sac l’esclavage de type américain et les esclavages antiques, ou ceux qui ont accompagné toutes les civilisations. Les plantations américaines ont inventé le discrédit ontologique, la damnation d’un phénotype, et tous les Noirs du monde en subissent encore les effets…
Lors des récents événements survenus aux Antilles affleurait la douleur de l’esclavage. Pourquoi les Antilles ne parviennent-elles pas à cautériser cette plaie ?
Parce que les structures fondamentales n’ont pas changé. Le foncier est quasiment ce qu’il était au temps de l’esclavage, avec les descendants d’esclavagistes qui en possèdent la presque totalité. Sur cette richesse foncière, ils ont élaboré une machine à profits qui se résume à quelque familles, et épouse les structures néocoloniales. Quand il y a une grève aux Antilles, devant les ouvriers nègres se dressent des gardes mobiles blancs, des préfets et des chefs de service blancs et, derrière eux, tout le patronat composé de békés et de Blancs-France, à 99 %.
Devant un tel déploiement, ce n’est pas l’analyse marxiste qui surgit, mais la mémoire obscure qui se détend comme un coutelas. C’est d’ailleurs cette mémoire obscure, non traitée, qui nourrit notre situation de dépendance-assistanat. Nous avons intériorisé l’infériorité, la haine de nous-mêmes, en tout cas une auto-mésestime collective. De grandes avancées ont eu lieu, mais la chose est là, et exige d’être traitée. L’accession à la responsabilité politique est pour nous un ingrédient de l’exorcisme indispensable, mais il y en a d’autres.
Le pays de Condorcet et des Lumières a toujours autant de mal à faire une place politique aux Noirs de France. A quand un Obama français ? Que faudrait-t-il changer pour y arriver ?
La situation américaine n’est pas celle de la France. Aux Etats-Unis, le racisme était violent et meurtrier, les Nègres se sont battus en condition extrême, et ont forcé le terrain de haute lutte. En France, l’abolition, le schoelcherisme, la départementalisation des colonies ont été des choses moins virulentes. Le racisme et la xénophobie étaient larvés, hypocrites, souterrains, mêlés à la bonne conscience et au paternalisme. Nous pouvions subsister sans avoir à nous battre au fusil, avec des illusions de progression républicaine qu’il fallait mériter. Cela change maintenant.
L’autre élément, c’est que nos lieux de conscience ont toujours été des espaces de différenciation avec la France, pas d’assimilation ou d’intégration. Les Noirs américains, passé l’illusion du retour en Afrique, ont mené leur combat pour vivre en Amérique, pour exister en Amérique. Avant même d’être » African American « , ils sont toujours » yankee « . A contrario, les Antillais les plus conscients se sont battus pour développer un pays non assimilable à la France. Aimé Césaire a toujours refusé l’assimilation pure et simple, l’Académie française, et il aurait refusé le Panthéon : il travaillait la différenciation. Il aurait accepté une Académie martiniquaise, un Panthéon caribéen… Pareil pour Edouard Glissant, qui se tient à l’écart des honneurs français qui feraient de lui un » Français-non-problématique « .
Obama, lui, peut prendre les Pères fondateurs, se les approprier, et accepter tous les honneurs de sa nation. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que des générations d’Antillais, vivants ou nés en France, ont maintenant cette posture là. Ils veulent s’intégrer à la France, et ils se battent pour exister en France. La France est devenue leur » lieu-au-monde « . C’est un autre combat, ce n’est pas le nôtre. Nous, aux Antilles, nous nous battons pour exister en tant que Créoles-Américains dans une assise caribéenne, pour une nation distincte qui peut adhérer au pacte républicain français comme à d’autres pactes de civilisation du monde. C’est différent. Les Antillo-Guyanais de France vont mener leur combat, ils le réussiront. Nous, nous menons le nôtre, et nous réussirons aussi.
Propos recueillis par Benoît Hopquin
Patrick Chamoiseau Ecrivain
Dernier ouvrage de Patrick Chamoiseau paru : Les Neuf Consciences de Malfini (Gallimard, 254 p., 16,90 ¤).
Extrait
» Il suit de nos principes que cette justice inflexible, à laquelle les Rois et les nations sont assujettis, comme les citoyens, exige la destruction de l’esclavage. Nous avons montré que cette destruction ne nuirait ni au commerce ni à la richesse de chaque nation, puisqu’il n’en résulterait aucune diminution dans la culture. Nous avons montré que le maître n’avait aucun droit sur son esclave, que l’action de le retenir en servitude n’est pas la jouissance d’une propriété, mais un crime ; qu’en affranchissant l’esclave, la loi n’attaque pas la propriété, mais cesse de tolérer une action qu’elle aurait dû punir par une peine capitale. Le Souverain ne doit donc aucun dédommagement au maître des esclaves, de même qu’il n’en doit pas à un voleur, qu’un jugement a privé de la possession d’une chose volée. La tolérance publique d’un crime absout de la peine, mais ne peut former un véritable droit sur le profit du crime. «
» Réflexions sur l’esclavage des Nègres « , chapitre VII, p. 41.
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