— Par Selim Lander —
Curieux film que ce documentaire politique consacré à la décolonisation en Afrique subsaharienne, des images d’époque éclairées par des extraits des Damnés de la terre de Frantz Fanon. Curieux parce que ce film monté a posteriori et distribué aujourd’hui s’en tient à la geste héroïque de la décolonisation et ne pipe mot de ses suites tragiques.
Le tableau de l’Afrique avant qu’elle ne bascule vers les indépendances est révoltant, comme il se doit. Le cynisme des colons – ceux qui nous sont montrés, en tout cas – est proprement monstrueux⋅ Voilà des gens qui considèrent leur privilège comme allant de soi, qui ne sont prêts à aucune concession, ne veulent rien partager et qui s’apprêtent à décamper si leur pays accorde des droits élémentaires aux noirs. Même le couple de missionnaires protestants fait preuve d’un aveuglement « surnaturel », ne pensant qu’à construire son église, à imposer sa vison du monde et des mœurs, reconnaissant qu’un dispensaire, etc. n’est pas ce qui les préoccupe. Ce point de vue sur les colons n’est pas faux, bien sûr, mais il est partial et partiel, c’est le moins qu’on puisse dire. Tous les colons n’étaient pas cyniques et la plupart des missionnaires se sont dévoués avec autant de zèle pour guérir les corps qua pour soigner les âmes.
Mais, pourrait avancer Göran Hugo Olsson pour sa défense, nous n’avons fait qu’illustrer le propos de Fanon. D’accord là-dessus. Mais que dire de la suite consacrée aux combats pour l’indépendance, les dégâts que cela a provoqué des deux côtés, des images de guerre qui correspondent bien à une certaine réalité, hélas encore bien partielle. Les combats ont été filmés là où ils ont eu lieu (Rhodésie encore, Afrique portugaise) ; rien n’est dit de tous les pays qui ont été décolonisés sans violence. Il aurait été utile pour éclairer le lecteur de rappeler, comme le fait Frantz Fanon, que dans de nombreux cas en Afrique – dans les territoires sous autorité française en particulier – la décolonisation, après la déculottée de Dien-Bien-Phu, a été voulue par la puissance coloniale : « Vite, décolonisons. Décolonisons le Congo avant qu’il ne se transforme en Algérie […] On décolonise à une telle allure qu’on impose l’indépendance à Houphouët-Boigny » (Fanon, Les Damnés…, éd. La Découverte / Poche, p. 69). Le film confond volontairement deux sortes de violence, la violence subie par les colonisés et la violence corrélative qu’il doit déployer pour s’en affranchir. Les choses, à l’évidence, ne se sont pas passées partout ainsi.
Le film montre Mugabe en tenue de chef de guerre. On l’entend faire le discours attendu de tout leader indépendantiste. Mugabe est donc présenté comme une sorte de héros. Et peut-être, en effet, le fut-il pendant cette période. Mais nous savons, et l’auteur du film également, en 2014, qu’il deviendra l’un des dictateurs les plus sanguinaires d’Afrique, condamnant son peuple à un régime de terreur. Il est vraiment dommage, à cet égard, que Göran Hugo Olsson n’ait pas poussé plus loin la lecture des Damnés de la terre. Il aurait pu constater que Fanon n’était pas dupe : la violence est aussi celle exercée par des Africains contre d’autres Africains. « Au lendemain de l’indépendance […] le leader va révéler sa fonction intime : être le président général de la société de profiteurs impatients de jouir que constitue la bourgeoisie nationale » (ibid., p. 160). Il est dommage également que l’auteur du film n’ait pas osé – contrairement à Fanon – parler du racisme des Africains : « Le racisme bourgeois occidental à l’égard du nègre et du « bicot » est un racisme de mépris […] Le racisme de la jeune bourgeoisie nationale est un racisme de défense, un racisme basé sur la peur. Il ne diffère pas essentiellement du vulgaire tribalisme, voire des rivalités entre confréries » (ibid., p. 158).
Rappelons que Fanon est mort en 1961. Avec une extraordinaire prescience, il a tout de suite compris ce qui était en train de se passer en Afrique, que les Africains eux-mêmes ne tarderont pas à dénoncer, à commencer par Ahmadou Kourouma (Les Soleils des indépendances, 1968) suivi par bien d’autres (pour n’en citer qu’un, pour son titre sans ambiguïté, Sony Labou Tansi : L’État honteux, 1981).
Projeté dans le cadre de l’EPCC Martinique à Madiana les 15 et 19 janvier 2015.
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