— par Janine Bailly —
Déception pour moi que ce spectacle, dont j’espérais beaucoup, en raison des thèmes qu’il aborde, des critiques louangeuses qui suivirent sa présentation au Studio Hébertot dirigé par Sylvia Roux elle-même, du renom aussi de Bérengère Dautun qui à la Comédie Française fit une longue et belle carrière… Les deux autres comédiennes, j’avoue humblement n’avoir pas eu par avant l’occasion de les connaître sur scène.
La pièce a pour mérite de parler des femmes dans un contexte particulier, celui d’une cellule de prison. De deux femmes si dissemblables, et pourtant traitées d’égale façon par les hommes ; violentées toutes deux par une société aveugle, dont les yeux commencent seulement à se dessiller, et qui trop souvent encore campe sur ses positions ! Un choix qui permet de croiser différentes problématiques, certaines étant plus particulièrement dans l’air du temps, d’autres s’avérant plus intemporelles.
Il nous sera parlé des violences faites aux femmes donc, violences faites à l’extérieur dans ce « dehors » désormais interdit, violences faites autant à l’intérieur entre les quatre murs gris d’une cellule, dont le « cinquième» serait cette matonne contre qui se fracasseraient les vagues de la révolte. Là-bas, de l’autre côté des murs, on a laissé le père incestueux pour l’une, pour l’autre le mari sans épaisseur ni réponses aux attentes ; là-bas, pour l’une ce fut le crime tardif mais salvateur, pour l’autre la rébellion contre une société injuste que l’on défie, dans l’obligation de survivre, par le vol et les escroqueries à la petite semaine. Mais « ici dedans » règne — et j’apprécie cette objectivité qui montre comment les femmes peuvent être, à l’instar des hommes, dures à leurs semblables — la loi tacite par laquelle on s’impose aux autres, co-détenues passagères de la même galère, en ce sombre royaume d’une gardienne en chef agressive, partagée entre attirance et détestation, et qui dans le secret du « prétoire » inflige, pour se venger des autres et d’elle-même, d’humiliantes fouilles au corps : je dois dire que c’est un des rares moments où enfin l’émotion m’a effleurée, tant les mots criés de Sylvia Roux, dans la peau de la jeune Suzanne, fille de pêcheurs bretons qui ne mâche ni ses paroles ni ses sentiments ni ses actes, tant ces mots enfin résonnent en stigmatisant une insupportable réalité !
Toute différente car douce et poétique, cette émotion aussi quand Blandine femme mûre « venue à Suzanne », — incarcérée, elle, depuis deux ans déjà — avec délicatesse se parfume et que derrière elle la plus jeune, obsédée par l’odeur du poisson venue de l’enfance et censée lui coller à la peau, mime des gestes féminins qui ne lui étaient pas familiers. Belle trouvaille aussi, ce rideau gris qui finalement descend, symbolique d’une séparation imposée, entre les mains tendues et qui ne se rejoindront plus, comme en écho à ces films où l’on voit ces mains l’une dehors l’autre dedans désespérément se suivre et glisser sur la vitre indifférente d’un parloir. Plus convenue, cette scène qui pourtant me plaît, où les deux femmes nous font face, horizon imaginé de la mer que l’on prendra quand on sera libres, embrassées telles Léonardo et Kate à la proue du Titanic… puisqu’aussi bien elles voguent déjà vers l’océan défendu des amours lesbiennes !
Mais hélas, si quelques moments de grâce illuminent la scène, à trop vouloir dire on s’égare. À trop vouloir faire se rejoindre les extrêmes, jouer les contraires, on risque la caricature, oubliant alors que si l’on doit parler des choses de la vraie vie, il faut savoir garder vraisemblance et cohérence, tout en évitant les clichés et le pathos. Et ce qui devait faire naître l’empathie a finalement distillé en moi une sorte d’indéfinissable malaise. Suzanne se donne, elle vibrionne tel un ludion dans son bocal, elle déborde de vie et d’énergie, ses mots d’humour rose ou noir si bien sentis me plaisent, mais ses gestes et déplacements incessants, son insistance dans la gouaille, l’accumulation même de ses déboires — elle s’est vue en sus privée de son enfant — finiront par me lasser. Blandine, petite silhouette frêle et démodée, presque hiératique et que pourtant l’on dirait prête à se casser, Blandine venue non seulement d’un autre univers mais aussi d’un autre temps, peine à me faire croire qu’elle est encore professeur, qu’elle a eu la force de son acte, qu’elle ne connaît pas le vocabulaire assez commun de la prison. Elle qui si bien mime les mots de l’inceste est loin d’être convaincante en tueuse comme en amoureuse éperdue. La gardienne enfin, qu’interprète Nathalie Mann, jamais ne trouve la subtilité de jeu, de ton ou de posture qui me feraient ressentir son dilemme intime. Et la prénommer « l’autre Suzanne » me semble pour le moins un procédé cousu de fil blanc !
Finalement, comme une impression de piétiner dans un texte qui manque de vrai rythme, qui se boucle sur lui-même, qui n’a pas trouvé sa petite musique, alors que dans l’histoire imaginée tout va très vite, trop vite : la complicité et les confidences tôt échangées entre Blandine et Suzanne, la révélation d’une vie antérieure qu’on imaginerait plus longtemps tenue secrète, la métamorphose de la timide Blandine en une prisonnière capable de mettre l’ordre en échec : il est difficile ô combien, l’art de l’ellipse qui sait jouer avec le temps ! Quant à cette tombée en amour, elle reste un peu difficile à croire d’être tant pressentie et somme toute obligée. Impossible de ne pas songer alors à la subtilité de Manuel Puig, qui dans « Le baiser de la femme araignée », fait se rejoindre de façon fort crédible et si bouleversante, par-delà toutes leurs différences, les deux condamnés internés dans une cellule de la dictature argentine !
Dommage vraiment que les bonnes intentions n’aient pas abouti à une démonstration plus convaincante, d’autant que ce soir-là, contrairement à ce qui s’est, dit-on, passé la veille, de nombreuses femmes étaient venues accompagnées de leurs conjoints ou compagnons, prouvant ainsi que nous femmes et hommes, à la Martinique comme partout ailleurs dans le monde, avancerons main dans la main, ou que nous n’avancerons pas !
Fort-de-France, le 22 mars 2019
Photos Paul Chéneau