— Par Roland Tell —
Comment des écrivains, privilégiés par la renommée, parviennent-ils à cet évanouissement dans l’indifférence, s’agissant des souffrances du peuple martiniquais ? Au milieu de l’inertie politique générale, du déséquilibre de la vie humaine, au milieu aussi de circonstances particulières et contingentes, tels que la détresse mortifère des jeunes sans travail, la fuite continue des cerveaux, le cri des travailleurs en grève, la violence endémique, causée par l’alcool et les drogues, la spiritualité du profit immédiat chez les privilégiés, pourquoi donc ceux qui sont censés posséder un savoir-chef sur tout, une densité intellectuelle indépendante, se murent-ils dans le silence, froids comme des morts ? Y-a-t-il collusion systématique avec la gouvernance locale, quelle qu’elle soit ?
De telles questions se posent, d’autant plus qu’un vice profond travaille les politiciens au pouvoir – l’alliance bâtarde « conservatisme-séparatisme », devenue aujourd’hui une rente de situation politique, bien nourrie au budget communautaire, contente d’elle, fêtée, encouragée, subventionnée, localement naturalisée, donc se faisant de plus en plus promotrice de suffrages pour l’avenir. C’est toujours cela de gagné pour les affaires financières des uns, et les spéculations politiciennes des autres ! N’est-ce pas que la pente de l’intelligence stratégique a changé de nature ? Cela ne vous embarrasse en rien, aux assises de votre silence ? Votre exceptionnel talent serait-il devenu la tombe, où l’alliance ensevelie doit vivre ? Mais ce n’est pas de cette sorte d’ensevelissement, que souhaite notre Martinique ! Car, tous les jours, de nouvelles épreuves rejoignent le cortège des récriminations sociales, des revendications professionnelles.
Après avoir vu ce que signifie la réalité de l’alliance, qui n’est pas un jardin d’agrément politique, votre tombe s’ouvrira-t-elle ? Les souffrances du peuple, elles aussi enterrées vives, se relèveront-elles pour briser votre silence ? Aucune revendication n’a jusqu’ici trouvé écho en vous ! Et pourtant les doléances ont fait force bruit et grand cas à l’Assemblée territoriale elle-même, dans l’Espace Sud, chez les transporteurs, les bouchers, les chauffeurs de taxi, chez tous les travailleurs en lutte, qui souhaitaient rencontrer le grand manitou de Plateau Roy ! « Écartez de moi tout ce qui fait désordre ! » Est-ce là aussi votre ambition ? En fait, n’est-ce pas grand péril de ne vouloir être que spectateurs connaissant ? A vrai dire, il ne doit pas y avoir de limitations au talent, volontaires ou non ! Vos écrits réputés sont des voies de savoir, bien au-delà de la Martinique, dans la main et l’esprit de lecteurs innombrables, où les traditions, la pensée, et l’émotion collective martiniquaises se font livre, en France, comme ailleurs. Vos oeuvres ne transmettent-elles pas tout le mouvement de l’histoire et de la vie martiniquaises ? Alors, de grâce, rompez les chaînes idéologiques qui vous retiennent de témoigner au sein de notre petite île, où, certes, on a à la fois des amis et des ennemis chez les uns comme chez les autres, et vice versa. N’agissez plus en ermite !
A vrai dire, la nature et le talent de l’écrivain doivent passer à ce qui est au-dessus de l’homme, dans sa vie civile, dans ses amitiés, ses inimitiés, ses penchants. Nul besoin d’un retour complet sur soi-même, mais seulement nécessité d’une prise de conscience, d’un repliement sur les aspects politiques nouveaux, dont le pouvoir personnel, d’un travail réflexif aussi sur les antagonismes sociaux, engendrés par la nouvelle gouvernance, sur les conditions économiques d’évolution, à propos desquelles s’élèvent de plus en plus des impressions diverses, compte tenu d’une alliance de gestion de camouflage et de faux-fuyant. C’est la vie martiniquaise actuelle, qui doit déterminer la conscience de l’écrivain, pour agir en donnant sens et signification au processus en cours, par exemple en intégrant à l’éthique les réalités du domaine politique. C’est bien là un travail de raison.
Dans vos romans, et vos écrits divers, pourtant, vous ne vous refusez aucune vérité utile sur les vieux temps de la Martinique, décrivant les moeurs, les passions, les vices, les croyances, les superstitions, les préjugés, avec une minutieuse exactitude. Votre esprit ne se sent nullement retenu de fournir toutes informations sur le passé de nos devanciers, sur leur existence sociale, comme sur la vie politique d’alors, dans des pages mémorables, sachant discerner les valeurs humaines essentielles. Pourquoi donc votre voix ne s’élève-t-elle pas aujourd’hui, à propos des ressorts dramatiques de la réalité politique, en ses détails de pouvoir personnel, de haines politiques, d’événements graves, tels le chômage des jeunes, la fuite des cerveaux, l’affaissement des valeurs civiques ?
ROLAND TELL