— Par Professeur Didier Sicard —
La pandémie de Covid-19 n’est pas la première à trouver son origine dans la transmission d’un virus de l’animal à l’homme. En favorisant une meilleure connaissance de cette chaîne de transmission, la recherche scientifique pourrait contribuer à prévenir de telles catastrophes. Alors que nous sommes confrontés à une pandémie mondiale terrifiante, comment expliquer qu’on laisse la recherche du point de départ de celle-ci à l’arrière-plan ? Cet oubli pourrait donner le sentiment que cette origine est anecdotique, alors qu’il en va de notre survie. De façon étrange, la recherche scientifique s’est polarisée de façon quasi exclusive toutes ces dernières années sur la biologie moléculaire, les médicaments et les vaccins, laissant dans l’ombre avec une forme d’indifférence la recherche sur les facteurs de transmission des maladies infectieuses de l’animal à l’homme. Or toutes les crises sanitaires de nature infectieuse ont peu ou prou pour origine un vecteur animal qui sert de réservoir ou d’hôte intermédiaire. Tant que ce réservoir est enclos ou marginal, tant que les hommes n’ont pas de contacts directs avec lui, la transmission reste rare, voire inexistante. Mais survient une relation inattendue et nouvelle, et l’épidémie se répand comme une traînée de poudre.
Prévenir la transmission
La transmission des maladies peut être indirecte, par l’intermédiaire d’insectes. De fait, la science s’intéresse davantage à ceux-ci, les moustiques ou les tiques par exemple, car ils sont nos commensaux habituels, et la protection contre ces derniers est familière (moustiquaires, insecticides etc.). L’expertise entomologique demeure importante pour la dengue, le paludisme le Chikungunya ou encore la maladie de Lyme. Mais cette science entomologique est toujours jugée peu valorisante pour les chercheurs des grands laboratoires : aller sur le terrain, capturer les insectes, risquer de se faire piquer est certes moins tentant que de vivre dans un laboratoire de haute sécurité, habillé en cosmonaute ! Les écoles d’entomologie disparaissent en particulier en France, contrairement à d’autres pays comme les États-Unis, le Japon, les pays scandinaves ou le Royaume Uni. Or, connaître intimement la vie de telle ou telle espèce de moustique, leur changement de répartition dans l’espace, d’habitudes de piqûres et de reproduction, leur relation au changement climatique, constitue des éléments essentiels de la recherche.
Dans les années 2010, EDF a construit au Laos un barrage sur la rivière Nam Theun. L’Institut Pasteur du Laos a alors réalisé une enquête exhaustive de la population de moustiques présente avant la mise en eau du barrage. La région est en effet très impaludée et la crainte était d’assister à l’éclosion d’une endémie palustre en raison de ce plan d’eau de plusieurs kilomètres carrés. Une fois le barrage construit, l’enquête a été reprise, et Ô surprise, l’espèce de moustique avait changé : des espèces moins transmetteuses avaient succédé aux espèces très transmetteuses. Cette connaissance était fondamentale pour adapter les conduites de prévention.
De la même façon, la prévention de la dengue ne repose pas sur un éventuel vaccin dont on découvre la dangerosité, mais sur l’éradication des larves de moustiques au moment le plus inattendu, celui de la saison sèche, en pulvérisant des insecticides sur les sources potentielles. Encore faut-il tester la résistance des moustiques à leur efficacité. Mais l’idée de pulvériser au moment où il n’y a pas de moustiques apparaît absurde alors que c’est la seule période efficace : malgré tous les conseils scientifiques, les municipalités se refusent à une telle prévention, attendant que les moustiques arrivent en abondance, alors que c’est trop tard.
À l’origine des crises sanitaires
Les crises sanitaires infectieuses ont quasiment toutes une origine animale. La transmission de l’animal à l’homme peut se faire de différentes façons. Soit par destruction de l’habitat animal traditionnel, qui expose les humains jusqu’ici indemnes. C’est le cas du VIH, de la maladie de Lyme ou d’Ebola. Soit par contact avec des animaux sauvages, un contact facilité par des marchés parallèles le plus souvent frauduleux : c’est le cas du SRAS 1 et maintenant 2 ou du MERS. Soit enfin par réunion concentrationnaire des animaux domestiques, comme dans le cas des grippes aviaires.
L’exemple le mieux connu du premier cas de figure est le VIH, venu du singe, qui hébergeait depuis des siècles un virus voisin sans dommage pour lui en raison de son excellente tolérance. En raison des déforestations et des besoins de se fournir en viande, parmi des populations proches des forêts qui hébergent ces singes, il a suffi que des chasseurs dépècent des singes et se blessent pour qu’ils soient contaminés par le sang de ces animaux, probablement dans la première moitié du XXe siècle. La transmission interhumaine prend alors le relais, et l’on connait la suite du développement de l’épidémie de sida…
Dans le deuxième cas, celui des coronavirus, les contacts entre humains et animaux sauvages sont d’autant plus risqués que les animaux porteurs de virus se trouvent en grand nombre sur des marchés, conservés dans des conditions sanitaires déplorables.
Dans le troisième cas, les grippes aviaires ont toutes pour origine des élevages industriels, mais aussi la proximité entre volailles et humains dans des maisons où le rez-de-chaussée est celui des volailles et l’étage celui des humains. Il en va de même pour les pestes porcines. Cette maladie virale n’est pas transmissible à l’homme, mais elle mortelle pour les porcs et en détruit des populations entières, comme les Chinois viennent d’en faire la douloureuse expérience. Il est ahurissant de penser que ces bombes à retardement que sont ces élevages industriels « confinés », propices à la sur-contamination de millions de volailles ou de porcs, continuent d’être encouragées pour des raisons économiques d’un autre âge.
Je me souviens, lors de la dernière épidémie de grippe H5N1, des protestations qui ont suivi la découverte d‘un oiseau migrateur porteur du virus sur une plage de la Somme. Comment se montrait-on incapables d’empêcher ces « migrants » de nous empoisonner ? Plutôt que de s’en prendre à cet oiseau, il aurait mieux valu s’intéresser aux élevages industriels d’Europe de l’Est, dans lesquels cet oiseau avait dû faire une escale gourmande…
Trois poulets contaminés ne sont pas dangereux, mais un million oui. Les virus mutent. Les contacts deviennent alors porteurs d’un risque de transmission au moment de leur mise à mort. « L‘industrie » du poulet devient un risque « Seveso » ! Chaque année, l’OMS guette la nouvelle vague de virus grippal en essayant d’analyser son génome le plus vite possible pour mettre au point un vaccin. Cette litanie est sans fin, car les producteurs économiques, aveugles au risque qu’ils font courir, font pression pour ne pas remettre en cause cette origine aviaire du virus, liée à l’enfermement concentrationnaire des animaux.
Un scénario catastrophe réglementé est ainsi accepté. Une épidémie survient-elle, que la mise à mort tardive de millions de gallinacés n’empêche pas la boîte de Pandore d’avoir laissé échapper des virus. La peste porcine, quant à elle, a décimé la totalité du cheptel porcin chinois, élevé dans des conditions d’hygiène et de proximité avec l’homme qui devraient être rendues inacceptables.
Dissonances cognitives
Paradoxalement, on assiste dans le même temps à un affolement excessif au sujet de la transmission de certaines maladies d’animaux à l’homme. C’est le cas par exemple de la maladie de la vache folle, dont le nom faisait aussi peur que les manifestations cliniques étaient angoissantes. Certes, c’était une mauvaise idée de nourrir des vaches avec de la viande animale mélangée à du foin. Ici c’est l’homme qui infecte l’animal ! Mais le prion, agent vecteur de la maladie, n’est pas un virus et il est faiblement contaminant, sauf s’il est injecté directement dans le sang lors de traitements par l’hormone de croissance obtenue à partir d’hypophyses humaines infectées.
Combien a-t-on observé d‘humains contaminés par la consommation d’un bifteck dans le monde ? Une dizaine tout au plus, et pourtant l‘angoisse a fait abattre des millions de vaches qui avaient le mauvais goût d’être alimentées en farines animales. À angoisse majeure, conduite d’extermination radicale ! « Vache folle » ou « maladie de Creutzfeld-Jacob » sonnent certes de façon plus inquiétante que la grippe. Même si les risques sont sans commune mesure. Panique d‘un côté, étrange résignation de l‘autre.
L’humanité s’habitue aux grippes saisonnières et elle réagit avec inquiétude devant la nouveauté puis s’endort. L‘exemple du SRAS, un coronavirus rapidement oublié, le montre de façon surprenante. Les essais vaccinaux ont été arrêtés alors que c’était déjà un coronavirus qu’on aurait pu adapter en urgence pour parer à l’actuel SRAS Cov2, ex Covid19, comme on le fait pour les adaptations annuelles des vaccins contre la grippe.
Pourquoi cette indifférence aux dangers des contacts animaux-humains ? On connaît pourtant la brucellose (des moutons), la tularémie (des lièvres), la trichinose (des sangliers), l’échinococcose (des renards) la leptospirose et la rage (des chiens), la maladie du sommeil (des vaches et de la mouche tsé-tsé), etc. Mais ces maladies ne touchent que quelques personnes et ne prennent pas de caractère épidémique, à part la maladie du sommeil qui décimait des populations entières. Leur connaissance ancienne nous protège de l’angoisse. À l’exception de la peste, dont le nom évoque des images d‘apocalypse. On en parle au passé, et pourtant celle-ci persiste en Iran, en Californie, à Madagascar ou au Vietnam. Quelques petites épidémies annuelles sont rapidement éteintes par les antibiotiques. Or l’origine de la peste est toujours le rat. Des espèces de rats résistantes aux bacilles pesteux entretiennent la survie de la bactérie. Les puces se régalent de leur sang et n’ont pas besoin de piquer l’humain. Mais il suffit qu’une population de rats sensibles à ce bacille s’approche d’une population de rats résistante pour que soudain cette population soit décimée. Les puces affamées se précipitent alors sur l’homme. Le rat mort est donc plus dangereux que le rat vivant. L’inquiétude doit surgir quand on observe des quantités de rats morts, car alors les puces…
La relation animal – humain demande à être connue de façon précise. Les destructions forestières, la proximité croissante des plantations de fruits près des grottes, l’intensité nouvelle des relations entre animaux sauvages et humains font surgir des risques actuels et futurs. Ces derniers sont bien envisagés mais sans que des recherches de grande ampleur, assorties des financements nécessaires, ne soient initiées. Le seraient-elles que les exigences économiques les réduiraient à des connaissances scientifiques intéressantes mais guère nobelisables…. Or les comportements sont terriblement difficiles à changer. On l’a vu depuis l’incapacité de détruire les moustiques en saison sèche, de ne pas toucher les malades atteint par le virus Ebola (dont le réservoir est le singe), de continuer à enfermer des milliers de poulets dans des espaces réduits. La prévention réelle ne supporte pas la contrainte.
Un autre facteur essentiel est apparu depuis plusieurs années : le commerce des animaux sauvages dont le prix, donc la valeur, sont proportionnels à leur rareté et leur singularité. Quand je voyageais au Laos, la plupart des petits marchés vendaient sans aucune protection des animaux étonnants entravés : les acheteurs locaux se partageaient avec envie des rongeurs, des pangolins, des serpents ou des chauve-souris.
Dans le marché ouvert de Wuhan, la fête du Nouvel an est propice aux achats coûteux de tels animaux, en particulier les chauve-souris, les pangolins et les serpents. Des centaines de chauve-souris et de pangolins entassés dans des paniers en osier urinent, défèquent. Les acheteurs les touchent, certaines bêtes sont dépecées, blessant peut-être quelques amateurs. Leurs virus sont portés à la bouche. Il existe peut-être un aérosol viral qui pénètre dans les bronches ? Alors que l’on sait que les chauve-souris hébergent une trentaine de coronavirus, parmi lesquels le Covid-19, avec une grande tolérance immunitaire. Chaque espèce a peut-être son hébergement viral spécifique ? La présence dans ces marchés d’un grand nombre d’animaux infectés par ce Covid-19 particulièrement agressif et nouveau pour l’humain a suffi pour déclencher l’épidémie. Des chercheurs chinois des universités de Hong Kong et de Shantou ont publié le 26 Mars 2020 dans Nature un article sur la présence de ce Covid-19 chez deux pangolins saisis chez des trafiquants d’animaux[1]. Un étalage, des acheteurs, et le monde prend feu !
L’équilibre du vivant
La relation infectieuse des chauve-souris à l’humain est connue depuis longtemps. Est-elle la cause de la maladie des pharaons qui tuait les archéologues ouvrant les tombes égyptiennes ? On ne sait. Des champignons de type histoplasmes ont été rendus responsables, mais les chauve-souris restent des coupables possibles.
Quand les chauves-souris meurent, quand leurs petits peu aguerris ne s’accrochent plus au plafond de la grotte, elles tombent et sont immédiatement dévorées par des serpents qui attendent patiemment que la manne tombe du ciel. La nuit elles quittent les grottes et se nourrissent de fruits, en particulier les bégoniacées. Un réflexe de miction et de sécrétion salivaire accompagne leur dégustation. Les fruits sont ainsi contaminés. Les civettes, tout aussi gourmandes de ces fruits, se contaminent comme peut être les fourmis qui, elles, sont le plat de choix des pangolins… qui sont peut-être des hôtes occasionnels.
Ces cycles entre arbres fruitiers et animaux restent contenus tant que l’humain dans son imprudence et sa convoitise ne rassemble pas dans des lieux inadaptés des ensembles d’animaux infestés pour les consommer. Tant qu’il s’agit d’un petit marché de campagne avec deux chauve-souris ou un pangolin, le risque est très faible. Quand il y en a plusieurs milliers, l’acheteur est plongé dans un environnement infectieux majeur. La présence chinoise récente dans le Nord Laos a-t-elle contribué à ce marché inhabituel par l’importation d’animaux présents dans les grottes du Laos, beaucoup plus éloignées des humains, qui sont plus rares en Chine ? La construction de lignes TGV entre la Chine et l’Asie du Sud-Est, qui traversent des forêts primaires sans précautions sanitaires, pourrait ainsi contribuer à faire des routes de la soie des routes de la diffusion virale. Des enquêtes et des recherches seraient nécessaires mais ce marché de Wuhan a été fermé et détruit dès le 31 décembre 2019, pour ne pas laisser de traces… Car ce qui rassemblait les premiers cas était la présence des malades au marché « des crustacés et fruits de mer », produits idéalement inoffensifs pour la communication officielle, mais qui cachaient bien d’autres animaux comme des chauve-souris, des pangolins ou des serpents. Le coronavirus une fois sorti, sa force épidémique est sans limite.
Peut-on ainsi continuer à regarder avec indifférence ces commerces criminels malgré leur interdiction internationale depuis 2003 ? Peut-on considérer que les cultures locales sont souveraines et que l’on a toujours agi de cette façon ? Peut-on ne s’intéresser qu’à l’aval et non à l’amont ? La liste est longue des futurs prétendants impatients de succéder au SRAS Covid 2, au MERS ou au SRAS CoVid 1. Il y en a trente dans la file d’attente ! Va-t-on enfin déclencher des plans ORSEC de recherche vétérinaire, entomologique, agronomique et éthologiques ? Va-t-on arrêter d’étendre des cultures à proximité des grottes, punir sévèrement les trafiquants d’animaux sauvages comme les pourvoyeurs de drogues ? Va-t-on arrêter ces élevages concentrationnaires de poulets et de porcs ? En un mot, va-t-on devenir lucide et responsable plutôt que des pompiers indifférents aux départs de feu ? Nous faisons tous partie d’un vivant en équilibre, et le détruisons avec mépris par notre appétit de consommation sans limites. Ce n’est pas d’intelligence artificielle que nous avons besoin, mais de l’intelligence de l’humilité.
Note [1] Tommy Tsan-Tuk Lam et al, « Identifying SARS-CoV-2 related coronaviruses in Malayan pangolins », Nature, 26 Mars 2020.
Didier Sicard Professeur émérite de l’université Paris Sorbonne (ex Paris Descartes), ancien président du Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) et membre du conseil d’administration de l’Institut Pasteur du Laos.