— Par Maurice Corcos Professeur de psychiatrie infanto-juvénile à Paris-V René-Descartes, chef de service du département de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte à l’Institut mutualiste Montsouris (IMM) —
Le Manuel statistique et diagnostic des troubles mentaux (DSM-5) vient de livrer sa dernière version, rendue publique cette semaine lors du congrès de l’Association des psychiatres américains, à San Francisco ( Libération du 8 mai). Un texte destiné à des psys en peine de nomenclature pour mesurer le désarroi humain. Les simplifications et les limitations qu’a introduites le DSM, d’abord aux Etats-Unis puis dans le monde, dans l’évolution des concepts, des désignations, des pratiques, et dans l’organisation des dispositifs de prévention et de soins sont majeures.
Comme toute tentative scientifique qui doit, pour appréhender le vivant, penser et classer, le système DSM a sa légitimité, en particulier dans le domaine de la recherche, mais à condition de respecter des limites.
Dont celle qui est que classer vient après penser et non l’inverse. Le système DSM est culturaliste comme évidemment l’est la psychanalyse. Ce qui le meut n’est pas de prime abord le choix assumé d’un mode de vie et de statuts qui ne vient qu’après, mais ce que l’écrivain américain John Updike (1) appelait «l’abominable innocence américaine». Comme si aux Etats-Unis, le monde, tel qu’il est, ne pouvait être quelque peu analysé mais toujours expérimenté (le percept plutôt que le concept) et qu’il se constitue d’une suite d’événements sans que ceux-ci ne soient possiblement liés par des liens historiques profonds, et donc sans motivations. Et avec toujours cette fascination pour une causalité biologique et un profond mépris pour les effets psychologiques.
La psychanalyse veut passionnément que l’on prenne en compte l’histoire et la culture. Le DSM croit «à la fin de l’histoire», la psychanalyse craint la fin de la culture et la défaite de la pensée. Si l’histoire a connu une fin alors tout est possible et en particulier que se réactive l’arrière-fond pulsatile qui tapisse la chambre mentale de la structure de la société américaine… Dieu et la justice, le bien et le mal.
L’effort d’objectivation et de quantification réalisé par le DSM fait apparaître, en filigrane, l’influence de normes sociétales anglo-saxonnes devenues dominantes en Occident, infiltrées d’une écologie (plus que d’une culture) qui semble sacraliser certaines normes (plus que de valeurs) censées définir l’être sain, c’est-à-dire l’être adapté : promotion de l’individualisme ; fascination pour la performance et valorisation du succès à tout prix ; contrôle de l’agressivité et canalisation sexuelle ; obsession explicative de tout affect en le rapportant à une norme biologique et statistique et en le confondant avec la notion de douleur, qu’il serait immoral de ne pas apaiser.
Vis-à-vis du sujet réputé «normal» ou «sain», le malade mental (peu performant, à la limite de la perte du contrôle sexuel ou agressif, à l’honnêteté et à la sincérité problématique, et probablement mû et désanimé par une vulnérabilité biologique) apparaît, par un côté, comme une menace, par un autre, comme un perdant. Avant que d’être taxé d’antiaméricanisme primaire ou de superstition face à la modernité, rappelons que ce sont les mêmes normes sociétales à l’œuvre dans les politiques de santé qui font craindre au président Barack Obama l’installation par les républicains d’un «darwinisme social à peine voilé».
Nous concevons, quant à nous, que le DSM, qui est la bible et le cheval de Troie des laboratoires et des mutuelles, puisse devenir, en toute innocence et donc sans manichéisme aucun, une taxonomie idéologique et économique, participant à standardiser la pensée collective et à convaincre les esprits d’un biopouvoir à l’œuvre dans toute pathologie mentale et à affirmer dans un codage élitiste ce qui serait la normalité.
Pourquoi les médecins cèdent-ils à ces facilités ? Peut-être pour une raison essentielle : pour anticiper et contenir, en catégorisant et étiquetant. L’angoisse inhérente à la rencontre avec la folie, c’est-à-dire avec l’autre en sa radicale altérité. L’autre que soi et l’autre en soi que certains politiques taxent d’inhumain et stigmatisent. La folie en l’autre et la folie en soi, la liberté folle qui ouvre la voie à la contingence et donc au désordre et à la destructivité mais aussi potentiellement à la créativité, voilà le danger à circonscrire en l’autre et en soi.
16 mai 2013 à 19:06
http://www.liberation.fr/societe/2013/05/16/comment-mesurer-le-desarroi-humain_903466